Lors des premières semaines de confinement, la une 100% masculine du Parisien a suscité un grand nombre de réactions. Deux jours après, la chercheuse Marlène Coulomb-Gully alertait : "Chaque crise porte en elle le risque [...] de considérer l’égalité femmes/hommes comme secondaire au regard d’objectifs opportunément jugés prioritaires." L’emballement médiatique suscité par cette une pose un certain nombre de questions : s’agit-il d’un cas isolé ? Est-ce au contraire le révélateur d’inégalités de représentation accentuées par la crise ?
Une étude menée par le CSA, portant sur 89 heures de programmes (six chaînes de télévision et deux stations de radio) a conclu que si la proportion de femmes à l’antenne n’avait pas été affectée par la pandémie, la proportion de femmes expertes avait fortement diminué. Une étude menée par l’INA montrait quant à elle que la parole d’autorité avait été majoritairement masculine, sans toutefois décrire en quoi le confinement avait été différent des autres périodes. Outre le nombre limité de chaînes prises en compte par ces études, la faible quantité de programmes analysés peut mener à des biais d'échantillonnage, et laisse un certain nombre de questions ouvertes.
Nous avons donc décidé de procéder autrement : nous avons entrepris de mesurer l’incidence de la crise sur la programmation des chaînes à l’aide d’une intelligence artificielle entraînée à distinguer les voix d’hommes et de femmes. Elle permet de mesurer le temps de parole respectif de ces catégories d’individus. Cette approche automatique a été utilisée pour traiter exhaustivement 700 000 heures d’antenne diffusées sur 22 stations de radio et 35 chaînes de télévision du 1er septembre 2018 au 1er septembre 2020.
Le temps de parole des femmes à la télévision est sujet à de nombreuses variations quotidiennes et saisonnières. Ainsi, on voit que sur CNEWS, le pourcentage de parole des femmes a varié entre 19 et 52 % du 1er septembre 2018 au 1er septembre 2020. De tels écarts quotidiens illustrent la nécessité de travailler avec de grandes masses de données.
Les analyses présentées dans cette étude contrastent avec les conclusions du CSA et mettent en évidence une baisse du temps de parole des femmes pendant la période de confinement s’étendant du 17 mars au 11 mai 2020. Certes, cette baisse est modérée en points de pourcentage mais loin d’être négligeable, compte tenu de la faible proportion de voix de femmes à l’antenne en temps normal.
Dans toutes les catégories de chaînes télévisées, les femmes ont moins eu la parole
L’état des lieux de la présence vocale des femmes à la télévision pendant le confinement montre – sans surprise – un paysage où la parole masculine reste majoritaire. On constate une présence vocale des femmes supérieure sur les chaînes publiques, tandis qu’elle tombe sous le seuil de 20 % pour les chaînes thématiques (privées).
Pour l’ensemble des catégories de chaînes, on a pu observer une baisse du pourcentage de temps de parole des femmes pendant le confinement. Cette baisse a été maximale pour les chaînes thématiques (-3,2 points, soit une baisse relative de -15,3 %) et les chaînes d’information en continu privées (-3,9 points, soit -11,4 %).
Info en continu : un temps de parole des femmes supérieur sur les chaînes publiques
Six chaînes d’information en continu ont été analysées : deux chaînes publiques (franceinfo: et France24) et quatre chaînes privées (Euronews, CNEWS, LCI et BFM TV). Pendant le confinement, les deux chaînes publiques affichaient un temps de parole des femmes supérieur à 40 %. Les chaînes privées ont eu un temps de parole des femmes compris entre 30,8 % (CNEWS) et 35,1 % (BFM TV).
Le pourcentage de temps de parole des femmes a baissé sur l’ensemble des chaînes d’information en continu (-6,6 points, soit une diminution relative, de - 18,2 % sur Euronews ; -1,5 points soit une baisse relative de à - 4,4 % sur BFM TV), exception faite de France 24, où ce taux est resté stable par rapport aux évolutions saisonnières habituelles.
Peu de variations dans les journaux télévisés
La crise de la Covid-19 a peu affecté la présence vocale des femmes pendant les principaux journaux télévisés nationaux. On peut cependant noter une hausse du temps de parole des femmes sur Arte (+3,1 points, soit une hausse relative de + 7 %).
La programmation des stations radio musicales fortement perturbée pendant le confinement
La programmation des stations de radio, en particulier musicales, a été bouleversée durant le confinement. Le pourcentage de parole tous sexes confondus (en excluant la musique, les bruits et les silences) a légèrement augmenté sur les chaînes généralistes, probablement en raison d’une attention accrue à la description et à l’analyse de la pandémie. Les chaînes musicales ont, quant à elles, vu leur quantité de parole chuter de près d’un tiers, ce qui laisse supposer qu’un certain nombre de programmes ont été annulés ou allégés, et remplacés par des plages musicales, notamment pendant les matinales.
En ce qui concerne la présence vocale des femmes à l’antenne pendant le confinement, nous n’avons pas observé de différences majeures sur les stations généralistes. Si l’on considère les radios musicales, qui semblent beaucoup plus touchées par la crise, le pourcentage de temps de parole des femmes a chuté de 11,9 points (soit -17 % de baisse relative) sur les radios privées, et de 10,1 points (soit -13 %) sur les radios publiques.
Remerciements
La captation des flux télé fait partie des missions de l’INA au titre du dépôt légal. Ces données sont rapidement disponibles pour effectuer des analyses, notamment grâce à l'équipe du DLWeb de l'INA et à leur logiciel Collgate : Thomas Drugeon, Jérôme Thièvre et Fabien Larrieu.
Cette étude a été réalisée dans le cadre du projet GEM (Gender Equality Monitor) qui a reçu des financements de l’Agence nationale de la recherche (ANR-19-CE38-0012).
Méthodologie
Vocabulaire utilisé pour décrire les évolutions du pourcentage de parole des femmes
Le point de pourcentage correspond à la différence entre deux pourcentages. Si le temps de parole des femmes évolue de 30 % en période neutre à 15 % pendant le confinement, on peut dire que cette valeur a diminué de 15 points. Le taux de variation permet quant à lui de mesurer une évolution proportionnellement à sa valeur de départ. Une évolution de 30 % à 15 % correspond donc à une diminution de 50 %, soit la moitié du temps de parole des femmes hors période de crise.
Ainsi, une augmentation de 10 points du temps de parole des femmes est relativement plus importante si l’on passe de 5 % à 15 % (+200% - trois fois plus de parole de femmes) que si l’on passe de 40 % à 50 % (+25% - un quart de parole de femmes en plus).
Une IA pour mesurer le temps de parole des femmes et des hommes
L’analyse des fonds télévision et radio a été réalisée à l’aide du logiciel libre inaSpeechSegmenter, issu d’une collaboration entre le service de recherche de l’INA et le laboratoire d’informatique de l’université du Mans. Ce logiciel d’analyse acoustique est fondé sur une intelligence artificielle entraînée à reconnaître les voix d’hommes et de femmes à l’aide de très nombreux exemples. Il a été utilisé depuis 2019 dans plusieurs études, visant à décrire l’évolution de la parole des femmes de 2001 à 2018, le lien entre d’une part le sexe des réalisateurs et réalisatrices et, d’autre part, la présence vocale des femmes dans les fictions, ou encore lors de la dernière édition du rapport annuel du CSA sur la place des femmes dans les médias, pour comparer la présence physique à la présence vocale des personnes interventant en plateau.
InaSpeechSegmenter permet d’estimer le taux d’expression des hommes et des femmes avec une erreur inférieure à 0,6 %. Plus la durée analysée est importante, et plus l’estimation du taux d’expression est robuste.
Logiciel d'analyse des voix.
Périmètre de l’étude
Cette étude s’appuie sur près de 700 000 heures de flux TV et radio diffusés entre septembre 2018 et septembre 2020.
L’échantillon TV est composé de 7 chaînes publiques, dont deux chaînes d’information en continu (franceinfo:, France 24) et cinq chaînes généralistes (Arte,: France 2, France 3, France 5, LCP) et 27 chaînes privées dont quatre chaînes d’information en continu (BFMTV, CNews, LCI, Euronews), 12 chaînes généralistes (TF1, TMC, Canal+, C8, M6, W9,Téva, NRJ12, Paris Première, TV5 MONDE, Chérie 25, TV Breizh) et onze chaînes thématiques (La Chaîne Météo, Histoire, Planète+, Eurosport, L’Équipe 21, Comédie+, Chasse et Pêche, Canal+ Sport, Tout l’Histoire, Voyage, Animaux).
Afin de prendre en considération les horaires de plus forte audience, les chaînes d’information en continu ont été étudiées de 6 h à minuit et les autres chaînes TV de 10 h à minuit.
L’échantillon radio est composé de sept stations publiques dont cinq stations généralistes (France Info, France Inter, France Bleu, France Culture, RFI) et deux stations musicales (Mouv’, France Musique) et 14 stations privées dont cinq stations généralistes (Europe 1, Rire et Chansons, RMC, RTL et Sud Radio) et neuf stations musicales (Chérie FM, Fun Radio, NRJ, Radio Classique, RFM, RTL2, Skyrock et Virgin Radio). Les stations radio ont été analysées de 5 h à minuit.
Estimer l’impact de la crise sanitaire sur le temps de parole des femmes : un exercice complexe nécessitant de gros volumes de données
Comme nous avons pu le démontrer lors de travaux précédents, le pourcentage de parole des femmes a tendance à évoluer chaque année, en fonction des choix éditoriaux et des orientations stratégiques des chaînes. Il est également différent lors des vacances scolaires. Ainsi, il est risqué de comparer directement la période du confinement aux programmes diffusés lors de l’année précédente.
Afin de mesurer au mieux l’effet de la crise, nous avons défini un métrique mettant en valeur la différence entre les valeurs mesurées pendant le confinement et les valeurs mesurées lors de la même période l’année précédente, en neutralisant les effets liés à l’évolution annuelle de la programmation des chaînes. L’évolution annuelle du pourcentage de parole des femmes a été estimée à l’aide de périodes dites neutres, définies de septembre à décembre. Notre mesure de l’effet de la crise est donc la différence entre les valeurs mesurées du 17 mars au 11 mai 2020 et 2019, moins l’évolution mesurée entre les périodes de septembre à décembre 2020 et 2019. Cela permet d’estimer la différence entre ce qui a eu lieu lors du confinement, et ce que l’on aurait pu attendre en temps normal.
Étude de cas : Franceinfo:
On observe un effet “crise” de - 3,7 points sur Franceinfo:.
La part de parole moyenne des femmes du 17 mars au 11 mai 2019 était de 41,7 % (première zone grise). Lors de la période neutre du début de la saison 2019/2020, on observe que la parole féminine occupe 44,6 % du temps de parole, soit une évolution annuelle de plus de 3 points par rapport aux 41% observés début de la saison 2018/2019 (zones vertes sur le graphique).
On pouvait donc s’attendre à ce qu’il y ait une augmentation similaire en temps normal, soit une valeur autour de 45 %. Or la moyenne du pourcentage de parole des femmes lors du confinement était de 41,7 %. Ainsi, on observe que si le pourcentage de parole des femmes est le même pour les périodes du 17 mars au 11 mai, on peut considérer que la crise a eu un effet fort par rapport aux évolutions annuelles.
Approches globales
L’évolution de la part de parole des femmes fluctue largement au cours du temps, sans doute au fil des événements médiatiques et de phénomènes de saisonnalité : on observe par exemple un pic du temps de parole des femmes en août 2019 et en août 2020. Il semble donc plus représentatif d’analyser les chaînes regroupées en catégories que de se concentrer sur des cas particuliers. En effet, les données médianes sont un peu plus stables et les écarts à la moyenne – notamment les pics d’août 2019 et 2020, mais aussi la légère baisse enregistrée lors du confinement – sont plus représentatifs du paysage audiovisuel.