L’expression « tribunal médiatique » est trompeuse, car ce qu’elle désigne n’a rien à voir avec un tribunal. Selon l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, « toute personne accusée d'un acte délictueux est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d'un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées ». Or, les procès menés dans les médias ou les réseaux sociaux — qui font partie de l’écosystème médiatique puisque les médias d’information en font souvent un point de départ — contre une personne désignée par la vindicte populaire diffèrent de cette formulation sur trois critères au moins.
Primo, la parole accusatrice est prééminente et a une force illocutoire supérieure à celle de l’accusé. D’autant plus quand elle intervient dans un contexte où les faits relatés sont non seulement possibles mais probables. Après l’affaire Weinstein, par exemple, toute plainte d’une actrice contre le comportement « inapproprié » d’un réalisateur devient crédible. Ainsi, le vraisemblable se transforme en vérité. Dans un tel cas de figure, l’instruction médiatique est à charge et n’a que faire qu’une « culpabilité ait été légalement établie ». C’est parole contre parole. Combat perdu d’avance pour la réputation de l’accusé qui, en droit, n’a pourtant pas à prouver son innocence. C’est la raison pour laquelle il est important de substituer au faux tribunal populaire une plainte dont se saisira la justice, comme l’a finalement fait la comédienne Adèle Haenel, accusant un réalisateur de « harcèlement sexuel et d’attouchements » lorsqu’elle était âgée de 12 à 15 ans.
À l’ère d’Internet, le bruit et la fureur s’expriment partout
Deuxième différence cruciale, la place du public. Si, dans un procès, celui-ci se limite à la salle d’audience où il est sous l’autorité d’un juge qui peut décider de l’évacuer en cas de manifestation bruyante, à l’ère d’Internet, le bruit et la fureur s’expriment partout. Les jugements expéditifs, les insultes, voire les menaces de mort circulent sur les réseaux sociaux, donnant plus de force encore à l’accusation. Dans ce monde de la parole où chacun se fait juge, on est loin des devoirs du juré qui se doit « de ne communiquer avec personne […] de n'écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l'affection ». C’est sans doute sur ce point que les condamnations de la justice 2.0 se séparent le plus nettement de la justice dans le prétoire. Troisième différence, donc : au lieu d’être encadrée par le code pénal et le code de procédure pénal, la peine infligée à l’auteur d’un délit ou d’un crime dépend de la seule gravité ressentie par les internautes ou par les personnes interviewées par l’information télévisée.
Le fameux slogan #balancetonporc, dont l’initiatrice a fait l’objet d’une condamnation en première instance pour diffamation — contre laquelle elle a interjeté appel —, est davantage mû par un sentiment de vengeance que par un désir de justice, ce qui n’est guère étonnant dans la mesure où « l’impartialité du juge, comme distance égale qu’il est capable de conserver entre les parties en présence, est impossible au particulier qui courra constamment le risque de perdre de vue la juste mesure de la peine, donc de perdre de vue la justice », comme l’écrit la philosophe Isabelle Pariente-Butterlin.
Le web 2.0 a ravivé la place prédominante de ce « particulier » qui décide lui-même de la peine
Dans le temps, la mise en scène de la sanction était publique : jusqu’en 1939, on a guillotiné en France devant la foule des anonymes. Aujourd’hui, « la punition ne se donne plus en spectacle : elle retient les manifestations de la violence, pour mettre en scène la distance qu’il y a entre le droit et la vengeance ». Le web 2.0 a ravivé la place prédominante de ce « particulier » qui décide lui-même de la peine, tout en redonnant un rôle de premier plan au spectacle. Les injures et les menaces, qui accompagnent sur Facebook et Twitter toute mise en cause d’une personnalité pour son comportement public ou privé, sonnent comme un écho des insultes fusant de la foule venue pour assister à l’exécution d’un homme. Celle-ci commence sur un plan symbolique par une accumulation de commentaires insultants, rebondissant les uns sur les autres comme l’eau d’une cascade sur des rochers, et finissent parfois par avoir des effets concrets sur la personne incriminée.
Prenez la dénonciation de Patrick Bruel par une esthéticienne qui lui reproche d’avoir refusé de porter un sous-vêtement jetable, d’être resté nu sur la table de massage et d’avoir sollicité une prestation sexuelle. Bien qu’il ne s’agisse alors que d’un « signalement » et non d’une plainte, la révélation par Le Parisien, le 9 septembre, de l’ouverture d’une enquête provoque un emballement médiatique. Europe 1 va même jusqu’à affirmer sur ses ondes « Ça s’est passé en Corse, cet été »
, transformant l’objet de l’accusation en réalité avérée.
La présomption d’innocence vaut parfois moins qu’une condamnation par la justice
Or, comme le rappelle le bâtonnier Delarue, « la parole n’est jamais une preuve » et la « sacralisation de la parole » met en péril la présomption d’innocence
. Il n’en faut pas plus pour que TF1 annule sa présence dans Danse avec les Stars (mais finalement pas la diffusion de son concert de décembre) et que France 2 reporte son passage dans Vivement dimanche. Principe de précaution des chaînes : plutôt que de risquer de choquer une partie du public, ce qui entraînerait une chute d’audience, elles préfèrent « pré-juger » l’affaire et infliger une punition a priori, qui leur permet de se placer au côté d’un public supposé vertueux. En revanche, un homme condamné par la justice pour « provocation à la haine raciale » (Éric Zemmour) peut être engagé par une chaîne qui souhaite élargir son audience à droite (C News). Deux poids, deux mesures. On doit en conclure que la présomption d’innocence vaut parfois moins qu’une condamnation par la justice.
Tout ce qui précède conduit à se demander quelle conception de l’innocence règne dans l’univers des médias. Une acception juridique ou une acception morale ? Est-on sûr que la première a bouté la seconde ? Si, en droit, la présomption d'innocence est le principe selon lequel toute personne qui se voit reprocher une infraction est réputée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été légalement démontrée, cette définition négative, a contrario – l’innocenté n’est pas coupable – est bien souvent parasitée par une autre conception, positive celle-ci, de l’innocence. Dans notre société, comme l’a montré Vladimir Jankélévich dans L’Innocence et la Méchanceté, l’innocence est indissolublement liée à l’idée de transparence : « l’innocence est transparente sincérité », « pureté maximale ». « L’innocent est pour les autres ce qu’il est pour lui-même et ce que les autres sont pour lui : non seulement il est simple en soi mais il est lui-même transparent pour les autres » ou encore : « L’innocent est l’âme de verre qui laisse passer les rayons lumineux ». Bien que l’analyse de Jankélévitch s’applique à l’innocence « citérieure », celle qui précède la faute, ses mots entrent parfaitement en résonance avec notre époque. Depuis les mensonges de Cahuzac, a été mise en place une Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, dont l’appellation dit bien ce qu’elle veut dire.
Ladite « affaire » Rugy confirme cette préséance médiatique de la morale sur le droit. Le 10 juillet 2019, Mediapart publie un article titré : « La vie de château sur fonds publics des époux de Rugy ».Le texte commence ainsi : « L’ancien président de l’Assemblée nationale et actuel ministre d’État, François de Rugy, et sa femme ont multiplié, entre 2017 et 2018, aux frais de la République, de somptueuses agapes entre amis dignes de grands dîners d’État […]. Cette débauche de dîners de grand standing […] a pris de telles proportions qu’elle a suscité l’indignation de certains fonctionnaires de l’Assemblée nationale. » (nous soulignons). D’emblée, l’opposition paradigmatique digne/indigne substitue à l’énonciation d’un fait un commentaire moral, qui n’est pas sans rappeler le fameux « Indignez-vous ! » de Stéphane Hessel. Il ne va pas s’agir d’une réflexion philosophique sur les normes et sur leur adéquation au contexte, mais d’un jugement à hauteur d’homme, celui de « certains fonctionnaires de l’Assemblée nationale », dont on comprend qu’ils ont pu constituer une source du journaliste, Edwy Plenel ayant dévoilé, quelques jours plus tard, sur l’antenne de France Info, que de « nouvelles informations » lui avaient été communiquées par des « gardiens de la République, des gens qui, comme nous, les citoyens, considèrent que quand on est responsable, quand on incarne un intérêt public, on doit être exemplaire. »
Si le prix supposé des repas paraît scandaleux au journaliste, ce n’est pas en tant que tel, c’est qu’il « apparaît en franche contradiction avec le combat mené depuis des années par François de Rugy pour la transparence et une meilleure gestion des deniers publics au Parlement ». En d’autres termes, le scandale réside dans l’écart entre les paroles et les actes. Comme si ces actes invalidaient les décisions prises et l’entreprise du ministre de moraliser la vie publique. Comment ne pas penser à ces critiques portées à l’encontre de l’Émile de Rousseau, qui reste un très grand livre d’éducation, sous prétexte que celui-ci a placé ses enfants à l’assistance publique ? Le but est le même : discréditer l’énonciateur, attaquer son ethos, montrer qu’il n’est pas sincère en s’appuyant sur le topos largement partagé que les hommes politiques ne tiennent pas leurs promesses et qu’ils ne font pas ce qu’ils disent. La proposition aurait pu être argumentée de mille façons, mais l’appliquer au train de vie du président de l’Assemblée nationale, quatrième personnalité de l’État, a une autre saveur en ces temps où des citoyens ciblent les dépenses somptuaires des dirigeants et l’inégalité devant l’impôt. De façon étonnante, Mediapart va jusqu’à affirmer dans un autre article que, « à la différence de Jérôme Cahuzac, qui menait ses petites affaires dans son coin, c’est au sein même des institutions de la République que François de Rugy a mené grand train ». Ce qui revient à admettre, là encore, que des faits punis par la loi sont moins graves que des comportements réprouvés par la morale.
Le point de vue juridique ne suffit pas à nous convaincre de l’innocence de l’accusé
Prenons le cas de Nicolas Hulot. En février 2018, un jeune magazine, Ebdo (c’est son sixième numéro), fait sa Une sur le ministre de la Transition écologique. Dans un long article, le magazine évoque la rumeur d’un harcèlement sexuel dont Nicolas Hulot aurait été l’auteur — ce que la personne concernée a elle-même démenti —, ainsi qu’une plainte pour viol, déposée en 2008, pour des faits qui remonteraient à 1997. En raison du délai de prescription (10 ans à l’époque), la plainte avait été classée sans suite. Même si juridiquement Nicolas Hulot n’a donc pas été considéré comme coupable, de nombreux journalistes ont mis en avant que cette prescription n’annulait pas le soupçon pesant sur la commission de l’acte, passant sous silence que la justice avait noté, dans un communiqué du 8 février 2018, que « les deux protagonistes avaient une version contradictoire quant au consentement de la relation sexuelle ». Cette distorsion entre la décision et le sentiment qui prévaut alors dans la sphère médiatique montre, qu’en l’occurrence, le point de vue juridique ne suffit pas à nous convaincre de l’innocence de l’accusé.
Dans la controverse qui agite les juristes sur le bien-fondé de la prescription, l’un des arguments en sa faveur est que la culpabilité que peut ressentir l’auteur est en elle-même une peine, peine qui rendrait inutiles les poursuites tardives… En d’autres termes, ceux de Jankélévitch, on pourrait dire que la prescription d’un crime ou d’un délit, comme « l’acquittement, et plus encore le non-lieu nous absolvent pour la commission de telle faute particulière, mais non pour notre condition fautive en général ». Dans la tête des commentateurs, Nicolas Hulot est quelque chose comme un « coupable innocent », oxymoron que le philosophe avance dans un sens légèrement différent. C’est sur cette base que d’aucuns — connus ou anonymes — ont demandé la démission du ministre, ce qui constitua un nouveau pas dans l’exigence de pureté morale des gouvernants. Après la règle instituée sous le gouvernement Bérégovoy qui veut que tout ministre mis en examen démissionne — alors même qu’il est présumé innocent —, on en est venu à demander la démission d’un homme qui n’est plus visé par une plainte, et contre lequel n’existe aucune poursuite.
L’ère des réseaux sociaux ne connaît ni l’erreur ni le pardon
Jankélévitch remarque que l’innocence « est une fine pointe, et si délicate, si facile à émousser qu’un millimètre d’écart à droite ou à gauche nous jette dans l’océan de l’erreur ». D’où la difficulté d’être un saint, ajoute-t-il, puisqu’il faut résister à toute tentation. Mais, pourrait-on ajouter, les saints n’ont pas toujours été dans l’innocence. Que l’on pense à sainte Pélagie, prostituée notoire avant de se convertir, ou à saint Augustin qui décide d’abandonner sa vie de débauche à 33 ans et se convertit lui aussi. C’est la rupture d’avec l’erreur qui est justement constitutive de leur sainteté. L’ère des réseaux sociaux ne connaît ni l’erreur ni le pardon. Dans le cas de Nicolas Hulot, le plongeon dans « l’océan de l’erreur », bien qu’il soit non avéré, est comme une tache indélébile qui condamne celui qui en est accusé bien plus longtemps que la loi.
Ces exemples convainquent qu’à l’ère numérique, l’exigence d’innocence est plus forte qu’elle ne l’a jamais été. Il ne suffit pas d’être relaxé, acquitté ou qu’une affaire soit prescrite — ce qui impose de ne pas rouvrir un débat sur la culpabilité — pour être considéré innocent par le tribunal des réseaux sociaux. Il ne faut pas se réjouir trop vite d’une réussite quand le passé est suspendu au-dessus de la tête de chacun de nous comme une épée de Damoclès. Sans doute les citoyens ne sont-ils ni meilleurs ni pires qu’hier, mais, assurément, ils ont, vis-à-vis de l’autre, une exigence morale exacerbée, qui s’appuie sur le fantasme d’une innocence perdue.