Incarner l’ADN d’un journal tout en suscitant le débat d’idées : le difficile équilibre des « tribunes »

Incarner l’ADN d’un journal tout en suscitant le débat d’idées : le difficile équilibre des « tribunes »

Du « J’accuse » d’Emile Zola au « On se lève et on se barre » de Virginie Despentes, les tribunes font partie de l’histoire de la presse française. Qu’elles soient sollicitées ou spontanées, elles nourrissent le débat public autant qu’elles traduisent l’identité du journal qui les publie.

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Cette tribune lui a coûté son poste. Le 7 juin, James Bennet, rédacteur en chef chargé des débats au New York Times, démissionnait après une vive polémique concernant une tribune publiée quelques jours plus tôt dans le journal. Le 3 juin, le quotidien new-yorkais diffusait en effet les écrits de Tom Cotton, dans lesquels ce sénateur républicain de l’Arkansas appelait notamment à « envoyer l’armée » pour endiguer les débordements en marges des manifestations contre les violences policières et le racisme. Loin de passer inaperçue, cette tribune a provoqué un tollé non seulement chez les lecteurs et lectrices du New York Times,  mais également au sein de la rédaction. Aussitôt après sa parution, plusieurs journalistes du quotidien dénonçaient la publication de la tribune. « Je vais certainement m’attirer des ennuis, mais ne rien dire serait immoral. En tant que femme noire, journaliste et américaine, j’ai profondément honte que nous ayons publié ceci », critiquait la journaliste du New York Times Nikole Hannah Jones, lauréate en 2020 du prix Pulitzer du commentaire politique.

De son côté, James Bennet s’est défendu : « Nous avons publié le point de vue de ­[Tom] Cotton, car nous sommes engagés envers les lecteurs […] à offrir un débat sur des questions importantes comme celui-ci. L’intégrité et l’indépendance du New York Times seraient sapées si nous ne publiions que des points de vue avec lesquels des rédacteurs en chef comme moi sont d’accord. » Quelques jours plus tard, il admettait ne pas avoir lu la tribune avant publication et reconnaissait la présence d’erreurs dans le texte, avant finalement de démissionner.

« Il y a toujours eu des tribunes : la presse française s’est construite sur les opinions politiques » Claire Blandin, historienne

Contrairement aux éditoriaux, rédigés par des journalistes, les tribunes sont des « prises de position d’une personne extérieure à la rédaction », explique Claire Blandin, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-XIII. « Il y a toujours eu des tribunes : la presse française s’est construite sur les opinions politiques. L’affaire Dreyfus a notamment fait monter les intellectuels qui utilisaient leur renommée pour s’exprimer. » En France, la majorité des journaux nationaux en publient, souvent dans des rubriques appelées « Débats », « Idées » ou « Opinions ». De  l’envoi à la publication, quel processus suivent ces tribunes ?  

« Un énorme travail de sélection »

« Tous les jours, nous recevons en moyenne une cinquantaine de tribunes. C’est un énorme travail de sélection ! », déclare Franck Nouchi, rédacteur en chef de la rubrique Idées-Débats du journal Le Monde. Ce nombre varie d’un jour à l’autre : pendant le confinement il a explosé pour l’ensemble des rédactions, jusqu’à parfois doubler. « Nous publions au moins deux pages de tribunes dans l’édition papier et environ cinq sur le web », poursuit Franck Nouchi. Chaque matin, la moitié des onze journalistes qui composent la rubrique lisent les tribunes reçues la veille et dans la nuit et sélectionnent les plus pertinentes.

Les critères ? Un texte qui colle à l’actualité, une argumentation de qualité, une maîtrise du sujet ou un propos s’inscrivant hors de tout esprit de vengeance. Le respect de la parité n’est pas une priorité pour toutes. Pour Ouest-France, Le Monde ou Libération, il est fondamental. « Nous voulons des regards qui collent à ce qu’est la société », affirme François-Xavier Lefranc, rédacteur en chef de Ouest-France, soulignant le travail du quotidien régional pour solliciter des autrices. « Quand nous commandons des tribunes, nous privilégions les femmes pour ‘‘rééquilibrer’’ », confie Franck Nouchi, du Monde, alors que la majorité des contributions reçues sont signées par des hommes. « Trouver des femmes est extrêmement facile car beaucoup sont brillantes, se réjouit Cécile Daumas, rédactrice en chef de la rubrique Idées de Libération. Il arrive régulièrement qu’elles ne se sentent pas légitimes ou qu’elles manquent de temps pour celles qui ont des responsabilités familiales. Il suffit de répondre : ‘‘Si, vous êtes la mieux placée et vous pouvez prendre deux jours de plus.’’ »  Cela lui semble d’autant plus important que les émissions télévisées s’appuient souvent sur les personnalités qui apparaissent dans les journaux pour constituer leurs plateaux. « Par principe, je suis hostile à la discrimination positive », indique au contraire Alexandre Devecchio, journaliste en charge du « FigaroVox », la plateforme de débats et d’idées du Figaro créée en 2014. Il précise toutefois que Le Figaro a « féminisé le débat, sans être dans une logique de quotas ». Il en va de même chez Marianne, Valeurs Actuelles et Le Point.

La majorité des tribunes publiées par Le Monde sont reçues par le journal. Une minorité est commandée par la rédaction : soit pour rééquilibrer un débat, soit pour en lancer un. Au Figaro, un quart d’entre elles sont des contributions ponctuelles, le reste étant signé par des signataires réguliers. « Nos collaborateurs se comptent en milliers : nous essayons sans cesse d’enrichir notre annuaire grâce à un travail de veille », indique Alexandre Devecchio, du « FigaroVox ». Le Figaro publie ses tribunes dans trois espaces : le « FigaroVox », la rubrique « Débats et Opinions » du print et « Esprits libres » dans le Figaro Magazine. Alors que le premier réagit à l’actualité de la journée et aux petites phrases, les deux suivants s’attardent davantage sur l’actualité tiède avec des débats plus profonds. Au total, cela représente huit à quinze tribunes publiées chaque jour.  

Tous les médias n’en publient pas autant. C’est le cas du Point, de Ouest-France, de Marianne ou de Valeurs Actuelles. « Nous sommes moins nombreux qu’au Monde ou au Figaro, indique Sébastien Le Fol, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire Le Point. Nous avons constitué une équipe d’une cinquantaine de collaborateurs, que l’on sollicite ou qui nous envoient eux-mêmes des papiers. » Sur les huit pages du « Postillon », la rubrique dédiée aux idées du journal, environ 30 % sont des tribunes – le reste étant constitué d’éditos, de chroniques ou d’interviews. Trois journalistes sont en charge de ces contenus.

Pas de service dédié chez Ouest-France : c’est la rédaction en chef qui gère les tribunes. « Nous en recevons environ une dizaine par jour et en publions environ deux, à la fois sur le print et le web », détaille François-Xavier Lefranc. Du côté de Marianne, Kévin Boucaud-Victoire, le rédacteur en chef de la rubrique « Débats et Idées », est le seul à gérer la rubrique « Débattons ! », dédiée aux tribunes. Il en reçoit une grande majorité spontanément et en commande peu. Celles qu’il sélectionne sont ensuite validées par un membre de la rédaction en chef. Chaque jour, deux ou trois d’entre elles sont publiées sur le web et au moins une dans la version papier de l’hebdomadaire.

Six pages sont consacrées aux tribunes dans Valeurs Actuelles qui en publie aussi une ou deux sur le web quotidiennement. Ici aussi, la plupart des contributions ne sont pas commandées.

Quand une tribune a été choisie par la rédaction, elle est relue plusieurs fois, comme autant de filtres : le journal est responsable de son contenu au même titre que n’importe quel article. « Avant d’effectuer une modification qui pourrait altérer le fond, nous la soumettons à la relecture de l’auteur ou l’autrice », affirme Franck Nouchi du Monde. L’ensemble des rédactions interrogées disent suivre cette règle et font tout pour s’assurer qu’aucune erreur ne se cache dans une tribune. « De toute façon, si le propos est exagéré et contient des erreurs, nous écartons le papier dès le début », souligne Tugdual Denis, directeur adjoint de la rédaction de Valeurs Actuelles. Les auteurs de tribunes ne sont pas rémunérés, sauf cas particuliers (une commande dans l’urgence, une tribune impliquant un travail conséquent ou une signature rare).

Une volonté affichée d’ouvrir le débat

Si les rédactions accordent autant de temps à la qualité des tribunes, c’est parce qu’elles veulent susciter le débat. Pour le nourrir, elles publient des avis différents sur un même sujet. Le journal devient, grâce aux tribunes, un espace de réflexion. « Nous aimons amener notre lectorat à se poser de nouvelles questions », indique Franck Nouchi du Monde. Quitte à ce que cela déplaise à certains : des tribunes valent parfois aux médias des critiques virulentes de la part de leurs lecteurs.

« Un journal est aussi là pour secouer ses lecteurs et malmener les certitudes » Sébastien Le Fol (Le Point)

« Nous aimons la confrontation : un journal est aussi là pour secouer ses lecteurs et malmener les certitudes », assure Sébastien Le Fol (Le Point). « Une revue n’est vivante que si elle mécontente chaque fois un bon cinquième de ses abonnés. La justice consiste seulement à ce que ce ne soient pas toujours les mêmes qui soient dans le cinquième », écrivait Charles Péguy, se plaît à citer Kévin Boucaud-Victoire, de Marianne, pour qui également il est sain que les tribunes dérangent parfois le lectorat. Pour rassurer ses lecteurs et lectrices, Le Figaro les prévient quand une tribune déroge à sa ligne éditoriale : « Nous rédigeons un petit texte pour expliquer que la liberté des débats est importante même si nous n’adhérons pas forcément au propos exposé », précise Alexandre Devecchio, du « FigaroVox ». « Quoi que nous fassions, certains nous reprocheront d’être plus à droite que le Figaro, d’autres plus à gauche », sourit-il. 

Régulièrement, certains papiers bousculent le lectorat voire provoquent des controverses. C’est le cas d’une tribune anti-véganiste publiée par Libération au printemps 2018, le journal avait alors justifié son choix. C’est aussi le cas de la tribune dite ‘‘Catherine Deneuve’’ sur la ‘‘liberté d’importuner’’ publiée en janvier 2018 dans Le Monde, « dont l’écho a d’ailleurs résonné au-delà de notre communauté de lecteurs et lectrices », rappelle Franck Nouchi. Bien que certaines tribunes suscitent des débats, elles sont moins à même d’amener un thème de discussion dans l’espace public. « Lorsqu’il n’y avait que quelques titres de presse, durant la Belle Époque un seul d’entre eux pouvait parvenir à imposer un sujet, analyse Claire Blandin, historienne des médias. Aujourd’hui, la presse est moins polarisée, et pour qu’un débat émerge, il faut qu’il soit insufflé par plusieurs sources : les médias, les réseaux sociaux, les politiciens, et cætera. »

« Aujourd’hui, pour qu’un débat émerge, il faut qu’il soit insufflé par plusieurs sources : les médias, les réseaux sociaux, les politiciens, etc. »
Claire Blandin, historienne

Franck Nouchi (Le Monde) remarque que le débat peut-être reçu différemment sur le web et le print. « Sur le papier, il y a une identité visuelle et notre lectorat suit les tribunes jour après jour. Sur le web, on tombe plus facilement sur un papier isolé sans forcément voir qu’un autre avis a été publié sur le même sujet. »

Au nom de la pluralité des opinions et de leur libre expression, plusieurs des personnes interrogées déplorent ce qu’il s’est passé au New York Times. Tugdual Denis (Valeurs Actuelles) juge la démission de James Bennet « scandaleuse » : « J’ai l’impression que tout cela s’est fait sur fond de chasse aux sorcières contre les pro-Trump. » « Cette autocensure est effarante, juge Sébastien Le Fol (Le Point). Les lecteurs sont responsables et capables de juger. Il s’agit d’une limite à la liberté d’expression pour faire du politiquement correct. » Alexandre Devecchio (Le Figaro) s’étonne lui aussi qu’un journaliste ait dû quitter son poste « pour avoir ouvert le débat ». Cécile Daumas, de Libération, ne partage pas complètement l’avis de ses confères : « Cette tribune, publiée à un moment où la situation sociale est très tendue aux États-Unis et dans les colonnes d’un journal progressiste et humaniste qui contrecarre Donald Trump depuis son élection, est une provocation. Quand des individus sont directement en danger, certains propos font l’effet d’un choc psychologique. On a le droit de faire des pas de côté, mais cela se fait au bon moment politique car oui, un ou une chef peut sauter pour une tribune ».

Traduire l’identité du journal

Malgré leur volonté affichée d’ouvrir le débat, les médias interrogés ne publient que très peu – voire pas – de tribunes clairement opposées à leur ligne éditoriale. « Si nous souhaitons diffuser un point de vue fortement éloigné de celui de notre lectorat, nous réalisons des interviews », indique Tugdual Denis de Valeurs Actuelles. L’hebdomadaire a ainsi publié l’an dernier des entretiens avec la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa et avec Alexis Corbière, député La France insoumise. En mettant un membre de la rédaction en face de la personne interrogée, le journal reste maître du déroulé de l’article. Tous les médias interrogés procèdent ainsi et beaucoup d’entre eux ne publient pas de tribunes rédigées par des élus.

Pour Claire Blandin, le débat que les journaux souhaitent impulser est « contrôlé. En publiant des tribunes, les médias fonctionnent comme une caisse de résonnance. En fonction du cadre idéologique du média, celui-ci donnera écho à telle opinion plutôt qu’à telle autre », poursuit-elle. « Nous sommes tous pour la liberté d’expression mais le débat d’idées que nous encourageons reste dans le spectre politique de notre journal », de la gauche libérale à l’extrême gauche, confie Cécile Daumas. Lecteurs et auteurs ont bien conscience de ces cadres. Mais « parfois, certains élus proches de notre ligne éditoriale pensent que c’est ‘‘open bar’’ et que nous allons publier tout ce qu’ils nous envoient, explique Tugdual Denis (Valeurs Actuelles). D’autres auteurs se lâchent trop sur des sujets comme l’immigration, la sécurité ou l’islam. Bien sûr, cela ne marche pas comme ça, nous traitons les sujets avec justesse. »

C’est justement parce que les tribunes offrent un débat élargi mais demeurant dans leur périmètre idéologique que les lecteurs et lectrices les apprécient, et qu’elles représentent une plus-value pour les journaux. « Avec l’effritement des grands dogmes religieux ou politiques, nous sommes davantage seuls et autonomes face à nos réflexions, certitudes et incertitudes. C’est bien, mais cela implique que les lecteurs et lectrices ont un grand appétit pour les tribunes qui contribuent à façonner leurs opinions », observe Cécile Daumas. Au Monde, la rubrique « Idées-Débats » prend de plus en plus de place, assure Franck Nouchi. « Sur le web nous avons une forte audience et les tribunes représentent un gros vecteur d’abonnement ». Même son de cloche au Figaro. Un tiers des abonnés premium viennent du « FigaroVox », selon Alexandre Devecchio. À l’heure où chaque signe imprimé coûte cher, l’importance que les journaux accordent aux tribunes est visible dans le nombre de pages qui leur sont consacrées. Au Monde, elles font entre 6 000 et 10 000 signes, « parfois 20 000 », indique Franck Nouchi.

Si les tribunes permettent d’impulser un débat en dépit de leur ligne éditoriale, elles renforcent aussi l’essence du journal, son esprit… et donc sa ligne éditoriale. Pour Franck Nouchi (Le Monde), elles sont « une vitrine du journal » et traduisent son identité. D’autres ont marqué l’histoire de la presse. Ainsi, le « J’accuse » d’Émile Zola rédigé en 1898 au moment de l’affaire Dreyfus et publié dans L’Aurore, le « Manifeste des 343 » pour l’avortement, paru en 1971 dans Le Nouvel Observateur, ou plus récemment la tribune de Virgnie Despentes contre les formes de domination masculine dans la société et publiée par Libération : toutes ont servi les réputations de leurs journaux. Avec parfois des évolutions dans les prises de position relayées : « Nous ne traitons pas la PMA pour les couples de femmes de la même façon qu’avant. Il y a 20 ans, il y avait des ‘‘pour’’ et des ‘‘contres’’. Aujourd’hui, nous considérons que c’est acquis », remarque Cécile Daumas.

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