Loïc de La Mornais

Loïc de La Mornais en direct sur France Info, depuis la terrasse du Capitole envahie par les supporters trumpistes. 

© Crédits photo : capture d'écran France Info

Attaque du Capitole : comment Loïc de La Mornais a raconté ce moment en direct, à Washington

Le 6 janvier 2021, Loïc de La Mornais se trouve sur le Capitole à Washington D.C., au milieu des émeutiers. Pendant plusieurs heures, il donne à voir les événements en direct sur France 2 et France Info.

Temps de lecture : 11 min

Dans l’après-midi du 6 janvier 2021, des milliers de manifestants se dirigent vers le Capitole, à Washington D.C., capitale fédérale des États-Unis d’Amérique. Leur but : stopper le décompte des voix du collège électoral. Autrement dit : empêcher l’élection de Joe Biden. Pour eux, tout cela n’est qu’une vaste manipulation, et Donald Trump est le véritable vainqueur. Bilan de la journée : six morts, de nombreux blessés, sans compter des destructions matérielles. Ce jour-là, Loïc de La Mornais, accompagné du journaliste reporter d'images Thomas Donzel, est le seul journaliste de télévision française en duplex depuis le Capitole pour couvrir cet assaut.

Que faisiez-vous aux États-Unis ce 6 janvier 2021 ? Depuis combien de temps y viviez-vous à ce moment-là ?

Loïc de la Mornais : Ce 6 janvier 2021, cela fait trois ans et demi que je vis aux États-Unis. J’ai pu constater la fracture énorme qui traverse le pays dans le cadre de mon travail de correspondant permanent pour France Télévisions à Washington. Deux Amériques vivent côte à côte, dans deux bulles séparées, chacune avec son écosystème médiatique, ses réseaux sociaux. Ces deux Amériques ne se parlent plus. C’est le terreau des évènements du 6 janvier.

Ce matin-là, tout le bureau de Washington D.C. se trouve sur le pont. Les élections présidentielles du 8 novembre 2020 désignent Joe Biden gagnant, mais il n’accédera à la Maison-Blanche que dans quelques jours. Donald Trump rumine sa défaite à la présidentielle. Selon moi, il sait au fond de lui qu’il a bel et bien perdu l’élection de novembre. Mais il commence, très probablement, à croire à ses propres mensonges. Avec Thomas Donzel, journaliste reporter d’images (JRI), on commence la matinée avec le discours de Donald Trump, président encore en exercice, au pied de la Maison-Blanche. La foule, importante, nous impressionne, je n’avais pas vu ça depuis longtemps aux États-Unis. Donald Trump harangue les manifestants et déclare : « On va marcher sur le Capitole. » Des mots très forts. Nous retournons au bureau, Thomas et moi, je fais un direct pour le journal de 20 heures de France 2, 14 heures à Washington.

Comment vous êtes-vous réparti les tâches avec les autres journalistes sur place ? Agnès Vahramian est à Washington ce jour-là pour France Télévisions, Grégory Philipps s’y trouve pour Radio France.

Il n’y a pas de répartition, nous n’avons pas le temps de faire un plan. Avec Agnès, nous nous étions réparti les rôles pour le 20 heures, mais au fil des événements nous réagissons à la minute. Pendant le direct pour France 2, à la toute fin du journal et une bonne dizaine de minutes après mon sujet sur le discours de Donald Trump, je communique les dernières informations : des coups de feu auraient été entendus au Capitole. Je n’ai pas eu le temps de préparer, on relate les faits à chaud, on sent que la situation évolue très rapidement. L’actualité se déroule seconde après seconde, et on voit à plusieurs reprises, notamment quand Anne-Sophie Lapix me parle, que je suis sur mon téléphone portable pour avoir les toutes dernières informations et alimenter mon direct. Avec Thomas Donzel, nous faisons le choix de nous y rendre, une fois la liaison coupée avec Paris. Agnès préfère rester à notre bureau, elle doit préparer ses segments pour d’autres émissions, celles du soir sur France Info, sans parler des sujets du lendemain.

Déroulé de la journée du 6 janvier 2021 (heures de Washington). Carte Google maps / montage La Revue des médias
Déroulé de la journée du 6 janvier 2021 (heures de Washington). Carte Google maps / montage La Revue des médias

Il vous faut à peu près une heure et dix minutes pour arriver au niveau du Capitole, car ce n’est qu’à 21 h 49 que l’on vous revoit, sur France Info cette fois.

Et nous avons vraiment marché vite. Ce sont des kilomètres et des kilomètres à parcourir. Les accès commencent à être fermés un peu partout dans la ville. On croise sur le chemin des militants trumpistes qui vont aussi au Capitole. D’autres en reviennent et s’éloignent. Ils ne semblent pas accepter la tournure des évènements. Puis nous arrivons enfin, avec nos pass d’accès pour le Capitole. Ces pass nous permettent, dans le cadre de notre travail, d’entrer facilement sur la colline et dans les bâtiments officiels. Lors des enquêtes, plus tard, ils nous permettent d’ailleurs de ne pas être interrogés, contrairement à certains collègues qui ne l’avaient pas. Devant nous, la foule hurle, avec une atmosphère d’insurrection. Il n’y a aucun contrôle sur place.

Comment se passe la communication avec Paris ?

Nous nous tenons au courant avec les bureaux en France. Je réponds constamment à ma hiérarchie par message. Elle m’indique les rendez-vous à l’antenne pour lesquels on m’attend et prend de mes nouvelles. Dans ces moments-là, nous avons toujours avec nous un TVU Pack, un système qui nous permet de diffuser en direct tout ce qu’on filme avec notre caméra. L’appareil fait la taille d’une petite boîte à chaussures, un genre de super téléphone avec six cartes SIM à l’intérieur. Cela nous permet donc d’assurer nos arrières et d’avoir une connexion stable. Mais si l’on est entouré d’un grand nombre de gens sur leur téléphone, qu’ils appellent un copain ou envoient une photo à leur grand-mère, les réseaux saturent, le TVU Pack plante. Mais c’est très peu arrivé ce jour-là, il a même bien tenu le coup, à ma grande surprise, malgré le monde autour de nous.

Que vous dites-vous en revoyant les images de votre duplex à 21 h 49, heure française, depuis le Capitole ?

Pour être tout à fait précis, nous sommes sur les pelouses du Capitole. Nous avions tenté de nous rapprocher des marches, mais le TVU Pack ne nous permettait pas d’avoir de liaison, donc nous sommes revenus un peu en arrière. Et encore une fois, je découvre les choses petit à petit. On doit faire attention à ce que nous disons, il faut mettre du conditionnel, etc. Nous sommes très impressionnés par le nombre de personnes dans les alentours. On croit plus voir une manifestation qu’une véritable insurrection. En direct, je reprends ce que disait Agnès, je fais le point sur les informations que nous avons, sans se faire déborder par le flot. Il faut s’astreindre à une vraie discipline, et dire que l’on ne sait pas, quand c’est le cas.

À quel moment sentez-vous la situation basculer ?

Après le premier direct au Capitole, nous repartons sur les terrasses pour y tourner des séquences. Dans notre métier, on jongle toujours un peu entre les impératifs du direct et nos reportages. À ce moment-là, nous partons pour alimenter nos sujets du lendemain, pour « Télématin », le 13 heures, le 20 heures. Le réseau par ailleurs passe parfaitement désormais, donc je me dis que nous allons pouvoir faire davantage de directs. Mais l’ambiance devient très violente. Nous voyons avec Thomas des membres de groupes paramilitaires comme les Oath Keepers et les Proud Boys. Mais ceux qui m’impressionnent le plus, ce sont les hordes de braves pères de famille à côté de nous, surexcités, avec des fourches. Tout ça ramène aux images que l’on peut avoir de la Révolution française de 1789, des Jacqueries, de la Révolution américaine. Par ailleurs, les gens hurlaient « On va pendre Mike Pence », le vice-président des États-Unis, pour encore quatorze jours à ce moment-là. Conservateur, chrétien évangélique : pas un modéré, loin d’être un gauchiste. Il est censément du côté des militants, des manifestants. Entendre et voir cette colère, cette fracture, s’exprimer au grand jour, m’a marqué. Si Mike Pence avait été là, je pense qu’il aurait été abattu sur-le-champ.

Avec le recul, cet évènement vous semblait-il logique, comme une conclusion de vos différentes observations tout le long de vos quelques années aux États-Unis ?

Oui et non. Une conclusion logique, oui, mais quand même inimaginable. J’ai vécu plusieurs années aux États-Unis, j’y ai fait beaucoup de reportages avant d’être correspondant permanent et d’y vivre. J’ai couvert d’autres campagnes électorales américaines. Il y a toujours eu des tensions partisanes lors des élections, mais le lendemain des élections, on observait un respect des résultats par le camp perdant. L’élection de Donald Trump en 2016 marque un tournant.

« Ils étaient persuadés d’être dans leur bon droit »

Ces deux Amériques que j’évoque ne se parlaient plus, certes, mais je ne pensais pas que nous en arriverions là. Il faut avoir en tête la sincérité de toutes les personnes présentes dans la foule ce 6 janvier. Ils étaient persuadés d’être dans leur bon droit, convaincus du bien-fondé de leur démarche. Du fait, notamment, du second amendement de la Constitution américaine : le droit de s’armer pour pouvoir se rebeller contre un pouvoir qui deviendrait dictatorial, tyrannique. Pour eux, aucun doute : l’élection avait été volée. Leur bulle informationnelle et le fait d’être massés aussi nombreux ce jour-là devant le Capitole les persuadaient encore davantage.

Et ils étaient assez accueillants avec nous. Les Américains sont toujours très sympathiques et accueillants, curieux quand on est français, y compris les trumpistes. Et je dirais même surtout eux. Ils s’intéressent, demandent ce que c’est de vivre dans ce qu’ils imaginent comme l’antichambre de l’enfer du communisme. Nous sommes très exotiques à leurs yeux. Pendant qu’ils détruisaient des portes, hurlaient des propos violents, ils nous parlaient bien volontiers.

Pendant vos différentes interventions en direct, et même dans vos sujets, vous utilisez beaucoup de mots du registre religieux, mythologique, spirituel pour évoquer la politique américaine et ses lieux. Pourquoi ?

C’est sans doute le résultat de mes cinq ans aux États-Unis. C’est un pays très religieux, surtout pour les Républicains. On trouve du sacré partout. Mes enfants étaient à l’école américaine et chaque jour, de la maternelle au collège, ils récitaient l’hymne et le serment américain, « One nation under god ». Le soir au dîner, ils faisaient une sorte de prière. La société américaine vous formate. J’ai beaucoup voyagé, tourné et vécu dans différents endroits à travers le monde. Il n’y a que deux zones où dire que je ne croyais pas en Dieu pouvait poser un problème : le monde musulman au sens large, et les États-Unis. Dire que je ne croyais pas était une source d’emmerdes, d’incompréhensions. On risquait de perdre du temps, donc je garantissais être catholique pratiquant. On doit comprendre la religiosité de ce pays si on souhaite comprendre ses dynamiques.

Par la suite, vous faites un duplex particulièrement long devant le Capitole. Quel est votre état d’esprit ?

On voit que je suis sidéré d’être là, d’être arrivé ici comme dans un moulin. En fonction des endroits, on pouvait voir des portes et des fenêtres détruites. Ailleurs, il pouvait y avoir une ambiance… pas de kermesse ou de fête, mais plus légère. À l’antenne, je rappelle ce qu’il s’est passé jusqu’ici, et je commence à acter qu’il y aura un avant et un après. Je passe de « Nous sommes face à une manifestation qui déborde un peu » à « Les conséquences vont être importantes, notamment pour le Parti républicain ». Puis les renforts de police arrivent, pour essayer de reprendre le contrôle du Capitole. Pour tout vous dire, je n’ai jamais trop craint les manifestants trumpistes, mais la réaction de la police. Ma plus grande inquiétude, à ce moment-là, c’est qu’elle ouvre le feu.

Au Capitole, pas de scène de guerre. J’en ai couvert dans mon travail, et on n’y était pas. Mais pour avoir vécu dans ce pays, je sais que la police a la gâchette facile. Des enfants, souvent noirs, sont tués. Si on remonte plus loin, à la fin des années 1960 aux États-Unis, la garde nationale tire sur la foule des étudiants qui manifestent, tuant des dizaines de personnes. Donc une fois sur la terrasse du Capitole, je suis persuadé que dans les heures à venir on va entendre des rafales de fusil. Qu’il y aura des centaines de morts. Lorsque je vois la police arriver, avec matraques et boucliers, je me rassure un peu.

Mais aujourd’hui encore, je ne m’explique pas cette mansuétude. J’ai eu cette discussion avec des Afro-Américains, qui m’ont dit que pour eux, si une manifestation Black Lives Matter avait débordé sur le Congrès de cette manière-là, ça aurait été un bain de sang. À titre personnel, je n’en sais rien, mais je me pose la question. Et je comprends que l’on puisse se la poser.

Vous profitez tout de même de ce moment pour interviewer un militant trumpiste, à côté de vous, dans la cohue.

J’ai déjà fait des interviews en direct où l’on doit faire du Nelson Monfort, passer de l’anglais au français en permanence, traduire questions et réponses. Vu l’ampleur et la complexité de l’événement, on a appelé Ben Barnier sur le plateau de France Info, journaliste franco-américain, pour qu’il puisse traduire en direct. Tout est plus fluide pour moi. Je dois parler, marcher, réfléchir à ne pas dire trop de bêtises. Mais Thomas Donzel, le JRI, doit filmer tout en ne voyant pas ce qu’il se passe autour de lui au milieu de la foule. Tout ça avec son matériel sur le dos, en sachant que la terrasse du Capitole n’est pas non plus un endroit très spacieux. J’avais très peur que l’un de nous tombe, se fasse très mal. Sans parler d’une potentielle bousculade, ou encore une fois, de rafales de fusil. Et notre interview avec ce militant trumpiste résume tout ce que je vous ai dit avant : cette personne ne crie pas au sang, elle n’est pas aveuglée par la rage. Elle sort son exemplaire de la Constitution, elle est persuadée que l’élection a été volée.

Votre hiérarchie vous a-t-elle, à un moment, demandé d’entrer à l’intérieur du bâtiment ?

Personne ne me demande rien. Je n’ai jamais eu un rédacteur en chef, un chef de service qui me disait « tu vas là » ou « tu fais ça ». Ils ont tous eu une expérience comme nous de reporter sur le terrain. Ils font confiance aux capacités de l’équipe sur le terrain. C’est elle qui sent ce qui est sûr pour elle. Nous n’avons pas été à l’intérieur car du côté où nous sommes arrivés, au tout début, des portes avaient été défoncées mais résistaient. Les assaillants arrivés plus tôt, de l’autre côté, ont pu s’infiltrer dans le bâtiment, qui est gigantesque. Nous ne sommes donc pas entrés, puis nous avons été repoussés par la police. J’en ai ensuite profité pour tourner des séquences qui ont servi dans les sujets du lendemain. Nous avons passé deux ou trois heures sur le Capitole.

Vous avez évoqué cet évènement du 6 janvier comme un marqueur historique, avec un avant et un après. Est-ce aussi le cas pour votre pratique journalistique, y a-t-il eu un avant et un après ?

Le Capitole s’est mélangé avec toute la phase Covid dans ma réflexion journalistique. Cette période renforce alors mon rejet d’une pratique du « un pour un », ou « un contre un ». L’idée qu’il faut donner la parole à tout le monde, et que chacune se vaut. Si un trumpiste dit que l’élection a été volée, il faudrait l’intervention d’un professeur en droit constitutionnel disant le contraire, pour contrebalancer ; la parole d’un opposant aux vaccins vaudrait celle d’un épidémiologiste. On doit faire un sujet rapidement, on n’a pas beaucoup de place, on fait une minute trente, avec une personne « pour » et une personne « contre ». Mais je ne suis pas d’accord avec cette pratique. Vous comme moi, nous sommes journalistes, on ne sait pas lire la composition d’une crème dermatologique. Le professeur de médecine le sait.

Cet événement est-il le plus sidérant de votre carrière ?

Lors de missions en zones de guerre, j’ai vu des choses bien plus intenses, horribles. J’ai vécu des aventures humaines beaucoup plus fortes, notamment lors d’un reportage de dix jours auprès de migrants sur la route vers les États-Unis, entre la Colombie et le Panama, dans une jungle infestée de serpents. Les gens meurent, sont abandonnés, il y a des bandits, des femmes sont violées. C’est le pire de l’humanité, mais aussi le meilleur car les gens s’entraident.

« L’histoire peut s’écrire sous nos yeux »

Le 6 janvier m’a marqué, oui, en tant que citoyen. Je me suis trouvé dans un état de sidération sur l’état de nos démocraties. Rien n’y est acquis. Les choses peuvent déraper, l’histoire peut s’écrire sous nos yeux. Ce jour a aussi provoqué une prise de conscience de ces phénomènes de négation totale des faits, que rien ne pourra jamais altérer. En tant que journaliste, vous n’êtes pas là pour faire changer les gens d’avis, mais pour recueillir leur parole. Cependant, parfois, il est compliqué de briser la carapace. Notamment lorsque certains évoquent des théories sur des réseaux pédo-satanistes qui torturaient des dizaines de milliers d’enfants pour produire des élixirs de jouvence. Que les puissants de ce monde seraient complices, de Joe Biden au pape. Donald Trump serait le seul à s’y opposer. Quand vous en êtes là, vous recueillez la parole. Mais il n’y a pas de questionnement possible.

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