Avec les arrestations d’Erol Önderoglu, correspondant de Reporters sans frontières (RSF) en Turquie ainsi que deux intellectuels turcs lundi 20 juin 2016, quel est le signal envoyé par la Turquie à la population et aux journalistes sur ses intentions en matière de liberté d’expression et d’information ?
Il y a un climat assez délétère dans notre métier en Turquie. En 2 ans, plus de 6 000 journalistes ont perdu leur travail, la plupart pour des raisons politiques. Plus de 18 chaînes de télévision ont été retirées du satellite. Mon journal, Zaman, a été confisqué. C’était l’un des plus grands tirages, et 1 200 salariés ont été licenciés. En Turquie, il y a plus de 33 journalistes en prison, et plus de 700 journalistes sont jugés à l’heure actuelle et risquent la prison pour insulte au président ou apologie du terrorisme. C’est une menace réelle. L’atmosphère est très difficile, surtout dans le secteur audiovisuel. Le gouvernement contrôle la totalité des médias.
En ce qui concerne la presse écrite, il y a 2 ou 3 petits journaux qui résistent encore. L’arrestation d’Erol Önderoglu est importante car il est représentant de Reporters Sans Frontières. Il est connu dans le milieu journalistique en Turquie car depuis 20 ans, il défend les journalistes arrêtés, emprisonnés ou menacés. Avec cette arrestation, on a franchi une autre étape. Les journalistes devaient déjà faire attention à ce qu’ils écrivaient, mais aujourd’hui, même les ONG ou les activistes qui défendent les journalistes sont visés. Le gouvernement méprise complètement ces organisations internationales. C’est un message très clair. De plus, la base juridique de cette accusation est totalement ridicule.
C’est une accusation de propagande terroriste et de soutien à la cause kurde ?
Oui, mais pas seulement. Christophe Deloire, président de RSF, avait visité nos bureaux à Paris après la confiscation de Zaman par le pouvoir turc. RSF a joué un rôle très important dans la libération du journaliste Can Dündar, qui était accusé d’espionnage et est resté 3 mois en prison. La campagne internationale de RSF avait été très efficace. Mais on voit que tous les journalistes, et les ONG, ne sont pas à l’abri.
Vous pensez malgré tout qu’il existe des voix de résistance, avec les réseaux sociaux notamment ?
Oui, les réseaux sociaux, les pure players, les sites web en général jouent encore un rôle, mais très limité. La Turquie est un pays où l’on regarde beaucoup la télévision : 93 % des Turcs s’informent par ce média, qui joue un rôle très important, très vertical. La presse aussi. Mais ces médias traditionnels sont contrôlés par le pouvoir. Environ la moitié est sous le contrôle direct de la famille Recep Tayyip Erdogan, l’autre moitié a été domestiquée, ils ne parlent plus sous l’effet de la corruption. Il reste les réseaux sociaux et les sites internet, mais là c’est pareil : plus de 100 000 sites internet sont interdits en Turquie actuellement.
La Turquie est le premier censeur de Twitter à l’échelle mondiale
Les comptes Twitter sont suspendus : la Turquie est le premier censeur de Twitter à l’échelle mondiale, elle dépasse la Chine ou la Russie. Le contrôle étroit continue donc sur les réseaux sociaux et il faut faire très attention à ce que vous écrivez. Aujourd’hui, des gens sont arrêtés, mis en prison pour insulte au président, c’est une loi qui existe depuis la création de la République mais aucun président ne l’avait utilisée pour censurer la population. Plus de 2 000 personnes sont jugées actuellement pour insulte au président, des gens sont arrêtés pour s’être exprimés sur les réseaux sociaux ou simplement pour avoir partagé un lien. La situation est folle. La Turquie n’a jamais été une démocratie parfaite mais on n’a jamais connu quelque chose de pareil. On traverse une phase assez critique.
On a l’impression que plus les technologies nous permettent de nous exprimer librement, plus les gouvernements, en Turquie comme ailleurs, sont tentés de mettre une chape de plomb sur la liberté d’expression. Va-t-on vers toujours de plus de censure ?
Recep Tayyip Erdogan s’inspire de régimes comme la Russie ou la Chine pour contrôler internet. Il y a une tendance totalitaire qui commence à émerger un peu partout dans le monde, en Europe aussi, en Hongrie ou en Pologne. En Turquie, la volonté de contrôler l’information sur internet est évidente. Il y a eu deux interdictions de Twitter et YouTube, en 2014 et 2015, avant que la cour constitutionnelle ne les lève. La semaine dernière, la connexion aux services de Google (recherche, mails…) était interrompue. Le gouvernement essaie par différentes façons de limiter les services d’internet que les Turcs consultent très souvent et qui représentent une alternative aux médias traditionnels. Depuis quelques années, ces tentatives se confirment.
En avril, Angela Merkel a cédé aux appels à la condamnation d’un humoriste allemand pour un sketch sur Erdogan. L’Europe veut-elle et peut-elle faire changer la politique de censure d’Erdogan ?
Le problème est que, pour contrôler le flux de réfugiés, l’Europe a besoin de la Turquie. Recep Tayyip Erdogan, qui pense avoir toutes les cartes en main, s’en sert comme d’un levier de chantage. Mais la Turquie a également besoin de l’Europe, elle est candidate à l’entrée dans l’Union européenne. La suspension des partenariats économiques entre Europe et Turquie peut faire des dégâts en Turquie, le président Erdogan le sait. Les pays européens jouent la carte de l’apaisement, caressent Erdogan dans le sens du poil pour obtenir des concessions sur les accords de politique migratoire. Ils ont joué un jeu très dangereux : il y a une corrélation entre la transition de la Turquie vers un régime autocratique et les négociations avec l’Europe. Angela Merkel a permis à Erdogan d’aller plus vite dans ses démarches autocratiques. L’Europe joue actuellement un rôle très négatif pour les démocrates en Turquie. Le régime d’Erdogan a besoin de la reconnaissance de Bruxelles. La Turquie n’est pas la Libye, elle n’a pas de pétrole et dépend du commerce étranger et de ses partenaires extérieurs, elle ne peut pas résister à un isolement international. L’attitude de l’Allemagne, des Européens, est laxiste et les changements du régime turc sont très rapides. Quand on regarde depuis la France, on ne comprend pas très bien la gravité de la situation des opposants en Turquie. Si l’on m’avait dit il y a trois ans que la situation en Turquie prendrait cette direction, je ne l’aurais pas cru. La justice est aux mains d’un seul homme, il peut faire ce qu’il veut et l’Europe a joué un rôle très négatif dans cette évolution.