La lutte anti-piratage s’organise
Afin de comprendre et d’évaluer l’impact du piratage sur l’industrie audiovisuelle africaine, il est nécessaire d’en étudier la chaîne de valeur. En d’autres termes, il faut déterminer l’enchaînement d’activités permettant d’aboutir à la diffusion d’une chaîne TV chez un abonné. L’industrie de la TV payante se caractérise par plusieurs canaux de distribution : par voie terrestre telles que la TNT ou le mode MMDS, par satellite, par câble et, plus récemment, via la télé sur mobile. Dans tous les cas, la chaîne est simple: en amont, se trouvent les créatifs et producteurs, puis viennent les éditeurs. Le tout est financé via la signature d'un contrat avec le diffuseur, c'est le triangle d'or de l'industrie de la TV payante.
L’éditeur finance tous les frais d’achat de contenu, de doublage, sous-titrage, de fabrication du média ainsi que son transport jusqu’à l’Afrique. Quant au diffuseur, il finance tous les frais marketings et structurels afin de conquérir un maximum de parts de marché : succursales dans les quartiers, campagnes de communication,
têtes de réseau etc. Bref, brisez un seul de ces maillons et le créatif ou producteur s’en trouvera le premier lésé… Avec lui, c’est la chaîne entière qui se brise.
Face à ce phénomène, les éditeurs et diffuseurs légaux disposent de peu de moyens pour en contrecarrer l’expansion. Il est d’ailleurs à noter que Canal+ Afrique est sans aucun doute l’opérateur qui combat le plus ouvertement ces pratiques. Dès le milieu des années 2000, l’opérateur, alors nommé Canal+Horizon, parvenait « à convaincre les autorités sénégalaises de créer une unité de police spéciale baptisée « Brigade Canal ». Sa mission consistait à démanteler les branchements clandestins. De surcroît, Canal+Horizon envoyait régulièrement
des équipes d’experts anti-piratage afin de tenter d’enrayer leur prolifération ». Aujourd’hui, dans certains pays comme le Cameroun ou le Sénégal, ce mastodonte de l’audiovisuel procède régulièrement à des attaques en justice qui se soldent généralement par la confiscation des équipements de diffusion des câblo-opérateurs. Dans certains cas, la justice peut même décider de placer ces pirates reconnus sous les verrous. Oui mais les procédures sont lourdes et les frais de recherche pèsent certainement sur les budgets de l’opérateur. Une autre voie de combat contre la piraterie consiste à intégrer la technologie « Finger Print » dans le signal des chaînes TV. Cette technologie permet d’identifier la carte source de décodage utilisée chez le câblo-opérateur et donc de démasquer les pirates. Quelles sont les autres voies de recours pour les éditeurs ?
Le piratage est le fait d’une offre inadaptée au marché
D’après Ismaïla Sidibé, Président de l’Association des Opérateurs Privés des Télévisions d’Afrique (OPTA), le piratage est aussi le fait d’une offre inadaptée au marché. Par exemple, l’homme d’affaires estime que Canal+ Afrique a mis sur le marché plus de sept millions de décodeurs MPEG-2, à comparer aux deux millions d’abonnés actifs. Selon lui, la prolifération de ces décodeurs a pour effet pervers de bloquer la transition numérique en Afrique pour laquelle la norme retenue est le MPEG-4. Il enchaîne en expliquant que les réabonnements ont du mal à s’effectuer car « les offres actuelles sont des offres pour les élites ». D’après lui, tout le monde a droit à la télé : les spectateurs africains sont prêts à payer un peu plus cher un décodeur ou un raccordement pirate puisqu’ensuite, les abonnements aux câblo-opérateurs pirates sont compétitifs.
Ainsi, les hautes autorités de régulation manquent de moyens humains et financiers pour faire face à la piraterie. Béatrice Damiba, ancienne Présidente du Conseil Supérieur de la Communication du Burkina Faso, l’a bien compris. Cette dame
au parcours qui force le respect préside, depuis fin décembre 2015, l’association Convergence dont l’enjeu est la protection des industries culturelles. Les Français Canal+ et Diffa (Lagardère) ou encore l’opérateur MTN ont doté l’association d’un budget annuel de plus de trois cent cinquante mille euros.
Béatrice Damiba explique : "La protection des industries culturelles, des créateurs et des artistes est une condition indispensable pour favoriser l’émergence de contenus audiovisuels de qualité. Nous devons donc lutter contre le piratage pour attirer les investisseurs internationaux et promouvoir les productions africaines ». Le secteur créatif (musique, cinéma, télévision…) représente déjà entre 3 % et 5 % du PIB en Afrique, selon différentes études
.
La lutte s’organise donc du côté des opérateurs privés. Mais dans ce contexte bien spécifique à l’Afrique, comment résoudre le problème des câblo-opérateurs pirates ? Nous l’avons déjà dit, les autorités semblent rechigner à les priver de leur économie, fusse-t-elle souterraine. Quelle est la voie de sortie donc pour ces acteurs de l’audiovisuel et pour les éditeurs qu’ils piratent ? Les États n’auraient-ils pas intérêt à régulariser les plus sérieux, comme cela a été tenté au Sénégal ? Rappelons-nous qu’avant les années 1980
de nombreuses radios pirates sévissaient en France. Face à l’ampleur de la désorganisation qui, à plusieurs points de vue, rappelle l’actuelle désorganisation de la TV payante en Afrique, l’État n’eut d’autre recours que de libéraliser le paysage et de légaliser la plupart des radios pirates. À condition bien évidemment, que chacune s’acquitte justement des droits d’auteur (SACEM en France ou éditeurs TV pour l’Afrique) et que les conditions technologiques de diffusion soient conformes aux cahiers des charges. La libéralisation encadrée constitue-t-elle une piste de solution ? C’est en tous cas ce que pourrait penser Canal+ Cameroun qui, semble lui aussi
réfléchir à un accord avec les câblo-opérateurs. Bien entendu, ce modèle ne saurait être viable sans un préalable conséquent : la protection des éditeurs incluses dans les conventions gouvernementales d’exploitation de chaînes TV payantes.
Une autre voie consisterait peut-être à favoriser la mise en place d’accords de reprise entre opérateurs légaux et câblo-opérateurs, à condition bien entendu que les opérateurs légaux reversent aux éditeurs les droits leur revenant. En effet, il est reconnu que plusieurs câblo-opérateurs, qui n’ont pas les moyens techniques de récupérer le signal de chaînes par satellite, utilisent le signal d’opérateurs légaux. Puisqu’en Afrique subsaharienne francophone les entrepreneurs de l’économie souterraine représentent de fait jusqu’à 70 % de l’économie, ce serait utopique que d’imaginer pouvoir assainir le paysage sans y intégrer ces acteurs. Et puis, il va sans dire que les opérateurs africains sont certainement les mieux placés pour identifier les protagonistes de cette économie populaire. Il reste à savoir si les opérateurs légaux et les éditeurs accepteraient ce type de transaction ?
Ainsi, comme l’explique
le site Abidjan.net, alors que la place de l’Afrique sur la scène culturelle internationale devient indiscutable, et que le rayonnement des artistes africains dépasse régulièrement les frontières du continent, cette question du droit d’auteur et de la protection intellectuelle devient cruciale. Il n’est qu’à voir l’exemple du Nigéria, qui en s’appuyant sur une lutte sans merci contre le piratage dispose désormais
d’une industrie cinématographique qui pèse plus de 3 % du PIB national et qui produit plus de 2000 films par an.