La sénatrice française Catherine Morin-Desailly a publié le 20 mars 2013, au nom de la commission des affaires européennes du Sénat, un rapport intitulé L’Union européenne, colonie du monde numérique ?, ce qui suggère à tout le moins que la recherche d’une plus grande indépendance dans le cyberespace aurait un sens. Nous pouvons partir du modèle en quatre couches présenté ci-dessus pour voir quels sont les facteurs d’indépendance à améliorer en Europe.
Un pays doté d’une centralité importante peut facilement observer ou perturber les communications d’autres pays
D’abord la couche 1 correspondant aux infrastructures : les chercheurs Josh Karlin, Stephanie Forrest et Jennifer Rexford, dans leur article Nation-State Routing: Censorship, Wiretapping, and BGP, ont défini une métrique de centralité d’un pays dans l’Internet, qui mesure sur une échelle de 0 à 1 la difficulté de trouver, pour aller d’un point à un autre du réseau, un chemin qui évite le pays en question. Comme on a pu le remarquer, un pays doté d’une centralité importante peut facilement observer ou perturber les communications d’autres pays, cependant qu’un pays à faible centralité peut difficilement éviter l’espionnage et les perturbations causées par d’autres pays. Les États-Unis ont une centralité de 0,74, la France de 0,14, la Chine de 0,07 et le Pakistan de 0,0002.
Notons que si la Chine a une centralité faible, c’est à dessein ; l’Internet chinois est fermé par un ensemble de dispositifs nommé
Bouclier doré : peu de connexions avec l’extérieur, des milliers d’agents scrutent l’activité des internautes, et un DNS à deux niveaux. Un premier niveau accepte les noms de domaines en sinogrammes mais les tronque pour ne donner accès qu’aux sites installés sur le territoire chinois : ainsi pour les noms se terminant en “.com.cn”, “.net.cn”, le suffixe “.cn” n’apparaît plus à la fin dans la fenêtre du navigateur. Le résultat est que tout internaute chinois utilisant les idéogrammes est cantonné sur ce sous-réseau, déconnecté de la Toile, et directement contrôlé par Beijing. C’est une façon d’assurer son indépendance, mais nous ne croyons pas que ce soit ce que peuvent souhaiter les Européens.
L’Europe n’est pas sous-équipée en infrastructures : si une grande partie de son trafic part outre-Atlantique, c’est pour des raisons plus culturelles que techniques, que nous examinerons ci-dessous.En ce qui concerne la couche 2 (contrôle et supervision), il faudra améliorer son indépendance, c'est-à-dire accroître accroître son influence dans les instances où se décident l’organisation et l’avenir de l’internet. Envoyer des ingénieurs et des chercheurs aux réunions de l’IETF est une bonne chose, mais leurs interventions y auront d’autant plus de poids que l’on sentira derrière eux la force de centres de recherche et d’industriels du réseau. L’Europe possède de bonnes équipes de recherche, son industrie s’est effondrée, mais un rebond est possible avec le développement desméthodes de pilotage de réseau par logiciel (
Software Defined Network, SDN). Encore faudrait-il coordonner des efforts dans ce domaine.
Les GAFA, drainent les données du public mondial en direction des États-Unis
La couche 3, qui correspond à la logique constitue le point le plus difficile. Des opérateurs géants, Google, Amazon, Facebook, Apple, les GAFA, drainent l’intérêt et, par conséquent, les données du public mondial en direction des États-Unis. Leur puissance est au moins autant culturelle que financière et technique. Ce phénomène, avec d’autres acteurs dans le passé, IBM notamment, a commencé avec la troisième révolution industrielle née de l’informatisation du monde, et déjà les successeurs des GAFA se pressent à la porte, Uber, Bookin et d’autres. À la récolte systématique des données et des budgets, ces entreprises pratiquent l’optimisation fiscale, rien d’autre qu’un pillage qui exploite habilement les failles des législations.
L’Europe avance à reculons vers le monde nouveau
Une révolution culturelle ne se commande pas : on peut simplement essayer de ne pas lui opposer trop de barrières. L’Europe doit s’engager résolument dans la voie de cette révolution industrielle en encourageant le développement de l’économie qui lui correspond, et que nous proposons de baptiser iconomie. Actuellement l’Europe, et plus particulièrement la France, fait exactement le contraire ; la nouvelle économie et la mondialisation qui est son corollaire sont vues comme des menaces, et de vains et coûteux efforts sont consentis pour essayer de sauver des activités de toute façon condamnées. S’y ajoute le scandale de la liquidation irresponsable d’activités stratégiques : Alstom, Areva, Péchiney... L’Europe avance à reculons vers le monde nouveau. Il est vital de changer d’attitude et d’embrasser l’iconomie.
L'Europe possède une caractéristique dont elle peut sans doute faire un avantage compétitif par rapport au reste du monde : elle est la seule région au monde à avoir un réel souci de la protection des données, personnelles et publiques, avec une politique suivie dans ce domaine et un cadre législatif qui demanderait sans doute quelques aménagements pour s'adapter au monde nouveau de l'iconomie, mais qui a le mérite d'exister.
Enfin, la couche 4, cognitive, est sans doute le point le plus important : pour gagner son indépendance dans la couche cognitive du cyberespace, le facteur clé est le système éducatif. Il est vital d’introduire vraiment l’informatique à l’école. L’informatique, c’est apprendre la programmation des ordinateurs, le système d’exploitation, le réseau, les circuits électroniques : ce n’est pas seulement distribuer des tablettes et bavarder sur les réseaux sociaux. Les pays qui pointent en tête de la révolution cyberindustrielle, Corée du Sud, Taïwan, Israël, Singapour, l’ont fait, l’Angleterre s’y engage, d’autres aussi, nous devons en faire autant.
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Ina. Illustration Alice Durand
Crédit photo :
- World connection, Colin Harris ADE, Flickr