Elle est descendue du train de nuit à Rodez, a récupéré les clés de la voiture de location et s’est enfoncée dans la campagne aveyronnaise. Elle a roulé, longtemps, jusqu’à ce hameau cerné de bosquets de châtaigniers et de troupeaux de taurillons. Sur un site d’échange de maisons, le cadre et le degré d’isolement lui avaient semblé adéquats pour ce qu’elle voulait faire : écrire, écrire autrement, autre chose que ces articles aussi secs que renseignés qu’elle abattait à la chaîne. En ce mois d’avril 2011, Florence Autret disposait d’une semaine pour concrétiser son projet.
Journaliste installée à Bruxelles, elle chroniquait jour après jour, pour La Tribune et L’Agefi — deux références de l’information financière — les crises successives et la violence des marchés, les coups de force, les moments de panique, les nuits de tensions et les sommets de la dernière chance. Dans la salle de presse du Parlement européen, où de nombreux reporters ont un tropisme politique assez prononcé, elle se démarquait par son goût un peu austère des sujets les plus techniques. « Lors des briefings, quand Florence levait la main pour poser une question, le front des ministres commençait à perler », témoigne Yann-Antony Noghès, qui, en plus des reportages qu’il réalisait pour les antennes de BFM, assurait avec elle la correspondance de La Tribune.
Pseudonyme
Depuis l’été 2007, au cours duquel la Banque centrale européenne avait tenté une première fois d’endiguer les effets de la crise des subprimes, Florence Autret volait d’une urgence à l’autre. Souvent, elle était frustrée de ne pas parvenir, dans ses papiers, à dépeindre le rôle joué par la subjectivité des diplomates, des experts et des banquiers. Elle se disait qu’elle aurait intérêt à trouver de nouvelles façons de procéder.
En septembre 2010, son camarade Yann-Antony Noghès lui a offert Le Procès de Jacques Chirac (Les Arènes), recueil des épisodes d’une fiction politique, publiée par Le Monde au mois d’août, signée Cassiopée. Sous ce pseudonyme se cachaient Françoise Fressoz, cheffe du service France du journal, et Pascale Robert-Diard, sa chroniqueuse judiciaire. Yann-Antony Noghès avait adoré ce feuilleton, et suggéré à son amie : « Tu devrais faire une fiction comme ça pour La Tribune l’été prochain. » Elle l’a lue, et songé qu’en effet, c’était peut-être la voie qu’il convenait d’emprunter. Le recours à la fiction pour mieux traduire la réalité ? Le caractère paradoxal de cette idée ne lui échappait pas, mais elle estimait que l’option méritait d’être explorée. Au lieu de courir chaque jour après l’histoire en marche, elle pourrait inventer la suite.
Cupidité
La trame de sa fable lui est venue sans peine. Elle se déroule un an plus tard, en mai 2012 : une partie de la classe politique allemande veut en finir avec la monnaie européenne et s’apprête à renverser Angela Merkel. Nicolas Sarkozy, tout juste réélu, s’agite pour sauver la chancelière et l’euro. En parallèle, le patron de BNP Paribas bâtit un plan pour prendre le contrôle du Crédit agricole, extrêmement fragilisé par les déboires d’Emporiki, sa filiale grecque. On apprend alors qu’en Allemagne, pour protéger les contribuables, les juges constitutionnels exigent que les établissements bancaires qui ont accordé des prêts à la Grèce renoncent à une partie de leurs créances. La panique se répand aussitôt chez les banquiers…
« La fiction, c’est à la fois l’exact prolongement du journalisme et son exact opposé »
En rédigeant, la journaliste vide ses carnets, recycle des souvenirs de reportage et des propos qui lui avaient été tenus en off. Libérée pour quelques jours de la tyrannie du réel, Florence Autret trouve l’expérience « jouissive ». À 40 ans, elle découvre que « la fiction, c’est à la fois l’exact prolongement du journalisme et son exact opposé ». Elle raconte librement ce qu’elle sait. Et, tout aussi librement, ce qu’elle pense : que l’aptitude des banques à préserver leurs intérêts de court terme est « hallucinante », que le niveau de « cupidité et d’irresponsabilité » des banquiers est scandaleux — autant que leur propension à venir « se pendre aux mamelles de la puissance publique » au premier choc venu. Elle entend aussi dénoncer la place insupportable prise par la rumeur dans les processus de décision.
Sanctuaire
À l’heure de rendre les clés de son refuge aveyronnais, elle a rédigé un petit roman. Elle propose Terminus pour l’euro à Philippe Mabille, le directeur de la rédaction de La Tribune, mais le journal est exsangue et n’a plus les moyens de payer une telle pige. « Tu devrais en parler à Izra », lui souffle Yann-Antony Noghès. Érik Izraelewicz, elle l’avait croisé à La Tribune, où il avait trouvé refuge après avoir bataillé contre la reprise des Échos par Bernard Arnault. L’homme dirige désormais la rédaction du Monde, repris quelques mois plus tôt par Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse.
Érik Izraelewicz juge le texte très intéressant, mais beaucoup trop long. Florence Autret reprend sa copie, découpe son récit en douze épisodes. Reste à trouver un pseudonyme. Puisqu’elle imagine la fin de l’euro, elle cherche une référence à un objet ou un lieu disparu… Son mari pense à Philæ, cette île-sanctuaire de Haute-Égypte submergée après la construction du barrage d’Assouan. Elle n’a pas mieux. Va pour Philae.
Humiliation
Florence Autret l’ignore, mais pour la direction du Monde, ce feuilleton livré clés en main est une bénédiction. Nommés en avril, les nouveaux cadres de la rédaction n’ont pas encore commandé la moindre série pour l’été, cette saison particulière où les journaux se reposent parfois du présent en s’intéressant au passé et au futur. « Normalement, c’est le genre de choses qui se prépare dès le mois de janvier, indique Jean-Baptiste Jacquin, l’un des rédacteurs en chef nommés par Érik Izraelewicz. Là, c’était un peu la panique. » Avec Terminus pour l’euro, ils se croient délivrés d’un bel embarras.
Lorsqu’ils découvrent que la série-phare de l’été a été confiée à une plume extérieure, les journalistes du Monde se cabrent. Le fait que Florence Autret écrive habituellement pour La Tribune n’arrange rien : Érik Izraelewicz a déjà recruté deux confrères de son ancien journal ; où va-t-il s’arrêter ? Au fond, les rédacteurs du Monde voient dans ce choix une marque de défiance. Après le limogeage brutal de la direction précédente, après une chasse aux coûts qu’ils jugent infantilisante, après les fuites sur le nombre de voitures de fonction destinées à les faire passer pour des nababs, après la suppression de la moitié des exemplaires du journal mis à disposition des salariés, c’est l’humiliation de trop.
Jalousies
Au siège du journal, boulevard Blanqui, dans le XIIIe arrondissement de Paris, Érik Izraelewicz descend d’un étage pour affronter la contestation du service économie. Il s’escrime à dénouer les angoisses, les vexations, les jalousies. Le principe de la fiction est peu questionné. L’emploi d’un pseudonyme, en revanche, cristallise les crispations. Un jeune chef adjoint du service, Clément Lacombe, verbalise le non-dit : « On va penser que c’est un journaliste du Monde ! » Érik Izraelewicz lève les yeux au ciel. « Un journaliste du Monde… », répète-t-il, faisant éclater l’orgueil ridicule de cette formulation.
Si elle avait su, peut-être Florence Autret l’aurait-elle imité. Le Monde, elle s’y abonne « tous les deux ans », puis, excédée, se désabonne au bout de « trois-quatre mois ». Ce journal, estime-t-elle, « ne comprend rien à la finance » et vide les sujets européens de leur intérêt en les abordant systématiquement par le prisme politique. Elle a une admiration sans borne pour Érik Izraelewicz ; mais pas pour la rédaction qu’il dirige.
Protestation
Malgré les remous provoqués en interne, le premier épisode est publié dans Le Monde du 26 juillet. On a connu plus accrocheur comme lecture de plage, mais c’est criant de vérité. Un peu trop ? Alain Minc — ancien président de la Société des lecteurs et du Conseil de surveillance du journal — appelle aussitôt Érik Izraelewicz pour lui faire part de sa désapprobation : il juge « irresponsable de s’attaquer à l’euro ».
Le lendemain, c’est au tour du directeur général du Crédit agricole de se plaindre. Furieux que le feuilleton dévoile, l’air de rien, les faiblesses bien réelles de sa banque, il se fend d’un courrier valant « protestation et démenti ». En plus de l’épaisse mention « Fiction politique » qui apparaît sous le titre de chaque épisode, le journal ajoute alors le post-scriptum suivant : « Le Monde rappelle à ses lecteurs que les situations, les faits et les chiffres rapportés dans cette fiction sont imaginaires et ne doivent pas être pris comme l’expression d’une réalité. »
Complot
Tandis que la chaîne BFM Business organise un débat sur « la probabilité que cette fiction devienne une réalité », les conjectures autour de l’identité de Philae alimentent les conversations dans les cercles de pouvoir. Nicolas Sarkozy — lui-même auteur, sous le pseudonyme de Mazarin, d’une série d’été publiée par Les Échos en 1995 — croit reconnaître le style d’un ancien directeur du Figaro. Certains soupçonnent un haut fonctionnaire de la Commission européenne ou encore le germanophile ministre de l’Agriculture, Bruno Le Maire, qui se trouve être l’un des personnages du feuilleton.
Le dernier épisode est publié le samedi 6 août. La série s’achève sur le scoop d’une journaliste du Wall Street Journal : « Le supposé complot contre la chancelière Angela Merkel, à l’origine de la spectaculaire chute des marchés de ces dernières semaines, est en réalité un vulgaire canular. La funeste rumeur est partie d’une salle de marché à Francfort. Par une série de hasards incroyables, elle a fini par se voir accréditer par les plus hautes autorités du renseignement européen et américain… »
Rumeur
À quelques encablures de Paimpol (Côtes-d’Armor), Florence Autret passe les vacances en famille. Une vraie pause. Elle ne s’offre même pas le plaisir narcissique d’acheter Le Monde pour regarder comment son texte a été mis en page. Le mercredi 10 août, le téléphone fixe de la maison de famille sonne. « T’as vu ce qui se passe ? » L’ami qui l’appelle sait que Philae, c’est elle. Il lui raconte « l’histoire de fou » qui se déroule loin de sa plage bretonne : à la Bourse de Paris, le CAC 40 est en pleine tourmente, plombé par la chute des valeurs bancaires — en particulier l’action Société générale : 3 milliards d’euros de valorisation boursière viennent de s’évanouir.
Trois jours plus tôt, l’édition dominicale du Daily Mail a affirmé que cette banque était au bord de la faillite… avant de démentir son info et de supprimer son article, mais la rumeur a continué à prospérer. Et une seconde rumeur s’est arrimée à elle, d’abord lancée comme une blague sur le chat interne de Reuters, puis répétée sur Twitter, et de plus en plus sérieusement dans les salles de marché : les journalistes du Mail on Sunday auraient pris pour argent comptant des propos tenus dans Terminus pour l’euro. En écoutant son ami, Florence Autret a l’impression que « la fiction est devenue réalité ». En tout cas, la réalité valide la fiction : « Le marché était prêt à intégrer n’importe quelle information qui lui permette de sortir du brouillard », soupire-t-elle. Elle voulait dénoncer le poison de la rumeur, la voilà servie.
Faillite
Pour les journalistes chargés de décrypter les soubresauts de l’économie mondiale, l’été 2011 est « monstrueux ». Ils enchaînent les manchettes et, chaque matin, se demandent quelles banques et quels États risquent la faillite, et s’ils ne sont pas en train d’assister à un effondrement généralisé. Ils tentent d’y voir clair dans « ce bordel sans nom ».
Dans son édition du jeudi 11 août, Libération décrit les « attaques » de la veille sur les marchés financiers, et le rôle prêté au feuilleton de Philae. Des journalistes appellent boulevard Blanqui dans l’espoir de démêler cette affaire. Une fois la copie du jour envoyée, Clément Lacombe se dit que Le Monde « ne peut pas ne pas en parler ». Il lui semble que son journal court « un putain de risque réputationnel » et il veut être à la hauteur de l’enjeu. Il contacte la Société générale, le Daily Mail, Reuters, et s’astreint à retracer l'itinéraire de la rumeur. Et puisqu’il entend faire toute la lumière sur cette histoire, il dévoile, dans le récit qu’il rédige, l’identité de Philae. L’heure est à la transparence.
Moquette
Le soir, dans les bureaux désertés, Clément Lacombe relit chaque épisode de Terminus pour l’euro en grillant des Camel. Il mesure l’ampleur de « la dinguerie générale » mais comprend que Le Monde « n’a pas déconné » et que les journalistes du Daily Mail n’ont jamais lu le feuilleton de Florence Autret.
Sauf que l’AFP diffuse une dépêche dans laquelle elle affirme, sans conditionnel, que la fiction du quotidien « a été à la source d’une fausse information qui a largement concouru au plongeon du titre Société générale en Bourse ». Sidérée, la direction duquotidien proteste. Dans la nuit, l’agence ajoute à sa dépêche les réactions du Monde et du Daily Mail qui démentent tout lien entre leurs productions. Mais cette solution ne satisfait personne. Au petit matin, l’AFP annule finalement sa dépêche.
À 6 h 30, ému autant qu’épuisé, Clément Lacombe édite les pages de sa rubrique. Il n’a pas eu le temps de rentrer chez lui. Il a dormi au journal, à même la moquette, dans le recoin alloué à la documentation du service économie, entre deux rangées de dossiers. Quand tout est bouclé, vers 10 h 30, son camarade Jean-Michel Bezat l’entraîne boire un café au septième étage. Des collègues qui découvrent les événements des dernières heures le congratulent : « Tu leur as bien sauvé la gueule ! »
Canular
Yann-Antony Noghès, le confrère qui avait encouragé Florence Autret à se lancer dans une fiction, lui fait part de son effarement : cinq ans après Bye Bye Belgium, ce canular pédagogique de la RTBF, une partie du public prend à nouveau une fiction — présentée comme telle — pour la réalité. L’autrice, elle, ne cache pas sa déception : « J’aurais préféré que les gens trouvent ça drôle et que ça change un peu la manière d’aborder les questions financières dans le monde politique. » Et puis, personne n’a prêté attention au fait que son intrigue, au terme de laquelle la vérité éclate grâce à une consœur, était aussi un éloge du journalisme…
L’été suivant, Le Monde a de nouveau proposé de la fiction à ses lecteurs : des nouvelles, signées par des écrivains, dépeignant « la France dans vingt ans ». Aucune ambiguïté possible à la lecture. De son côté, Florence Autret n’a plus jamais osé donner libre cours à son imagination. « Je me suis remise dans ma case de correspondante », dit-elle. C’est ce qu’elle a cru. Pourtant, constate-t-elle, « ça n’a plus jamais été pareil ». Elle accomplissait son travail dans les règles, bien sûr, mais quelque chose était cassé. Elle s’interroge : « Est-ce parce que j’avais goûté à la fiction ? » Sourire navré : « Quand on est journaliste, mieux vaut peut-être ne pas y toucher. »