Un scénariste peut-il tout se permettre ?

Un scénariste peut-il tout se permettre ?

Welcome to New York, film d'Abel Ferrara librement inspiré de l'affaire DSK, soulève à nouveau la question de la liberté de création d'un scénariste. Celle-ci est-elle absolue ?

Temps de lecture : 11 min

Le Festival de Cannes 2014 aura été marqué par de multiples interrogations sur la fiction et la réalité. Dès le film d’ouverture consacré à Grace de Monaco, les historiens et la famille princière du rocher se sont émus des multiples libertés scénaristiques présentes dans le film d’Olivier Dahan. Quelques jours plus tard, c’est un film non sélectionné pour le Festival qui a orienté tous les regards. Welcome to New York d’Abel Ferrara, qui revient librement sur l’affaire DSK, a suscité l’indignation des personnalités qui ont inspiré le film. Dominique Strauss-Kahn a annoncé qu’à la différence d’Anne Sinclair il déposait plainte contre les auteurs du film pour diffamation. Ces deux exemples posent une même question : le scénariste d’un film a-t-il tous les droits ?

Affiche du film Welcome to New York
 
Les scénaristes peuvent légitimement évoquer les libertés d’expression et de création pour justifier leur travail. Ces libertés sont garanties par la Constitution par le biais de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi) et par la Convention européenne des droits de l’homme en son article 10 (toute personne a droit à la liberté d'expression). Ces libertés ne sont pourtant pas sans limites. L’article 11 de la DDHC évoque ainsi les abus à la liberté d’expression qui sont déterminés par la loi. De plus, la liberté d’expression peut être, en matière audiovisuelle, limitée par les pouvoirs publics compétents pour protéger les individus, et notamment les mineurs, contre la violence, la sexualité voire les atteintes à la dignité humaine. Au-delà de cette protection de l’ordre public par l’administration, les scénaristes doivent prendre en compte des intérêts plus particuliers, à savoir les droits des personnes. Juridiquement parlant, une personne, qu’elle soit physique ou morale, est titulaire de droits qui doivent être pris en compte par les tiers et donc par les scénaristes. La liberté de création des scénaristes s’arrête donc là où les droits des personnes commencent. À titre d’exemple, il conviendra de respecter la vie privée des individus, de ne pas tomber dans l’injure ou la diffamation mais aussi de respecter un minimum les faits historiques. Dans le même sens, la liberté de création des scénaristes peut être encadrée par un droit privatif qu’une personne détient sur une œuvre (un droit d’auteur par exemple). Se pose alors la question de l’adaptation de romans ou de bandes dessinées. Les scénaristes peuvent néanmoins prendre certaines libertés avec l’œuvre originale voire avec les droits de telle ou telle personne, on pense ici à la satire ou à la parodie.
 
En définitive, quelles sont les limites à la liberté d’expression pour un scénariste ?

Les obligations du scénariste en termes de protection des personnes

 

Un scénariste doit prendre garde à respecter les droits des personnes physiques ou morales s’il ne veut pas (lui ou son producteur)(1) être poursuivi en justice. Plusieurs limites peuvent ainsi être évoquées :
 
Protection de la vie privée - La protection de la vie privée est garantie par l’article 9 du Code civil et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures (séquestre, saisie et autres) propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée. Ces mesures peuvent, s'il y a urgence, être ordonnées en référé. La protection de la vie privée jouit donc de garanties équivalentes à la liberté d’expression. Au vu des protections de même valeur offertes à ses différents droits et libertés, il appartiendra aux juges, en cas d’atteinte, de trouver la solution la plus proportionnée au cas qui leur est soumis. Face à une atteinte à la vie privée, les juges prononcent généralement des compensations pécuniaires et des mesures telles que la mention dans le générique du film, sur l'affiche, la publication du jugement dans les journaux. La saisie ou l'interdiction peuvent être prononcées mais elles ne sont pas fréquentes. Beaucoup plus rarement, des coupures pourront être prescrites si nécessaires.
 
Il doit être entendu que « la vie privée » ne concerne que la révélation de faits relevant de la vie privée, le terme étant défini comme « le fait de dévoiler, faire connaître, de rendre public quelque chose qui était inconnu ou caché ». Échappent donc à la vie privée les faits publics. Il appartiendra aux juges de déterminer au cas par cas ce qui est privé et ce qui est public.
 Il appartient aux juges de déterminer au cas par cas ce qui est privé et ce qui est public. 
Au-delà d’un certain délai, le droit à l’oubli peut être pris en considération et remettre de l’ombre sur des faits autrefois publics. En ce sens, la Cour d’appel de Versailles a considéré, dans une décision du 14 novembre 2002, que la reprise dans un film de fiction d’un fait divers datant de 1969 pouvait constituer une atteinte à la vie privée d’une des victimes de l’époque. L’atteinte à la vie privée peut donc être constituée pour des faits pourtant reconnus comme publics. Pour éviter des tensions entre droit à l’information et droit à l’oubli, le professeur Christophe Caron propose d’encourager « les auteurs à maquiller suffisamment les personnages et les circonstances du drame en faisant prévaloir la fiction sur la réalité. Et s'ils souhaitent demeurer fidèles à la réalité, il leur appartient alors de demander l'autorisation de la personne concernée à l'époque par ce fait divers ».
 
Afin de conclure à une atteinte à la vie privée le juge cherchera à déterminer si l’identification du ou des personnages avec le ou les demandeurs est évidente ou, au contraire, aléatoire. Le juge déterminera ainsi s’il y a une réelle séparation entre la fiction et la réalité. Le tribunal de grande instance (TGI) de Paris a ainsi considéré au sujet du film Rois et Reine d’Arnaud Desplechin que de simples emprunts accolés à un personnage fictionnel ne constituent pas une atteinte à la vie privée de l’ancienne compagne du réalisateur. Au contraire, il a été jugé qu’un ouvrage de Christine Angot ne transformait pas assez un personnage qui s’inspirait de l’ancienne compagne de l’actuel compagnon de l’auteure.
Affiche du film Rois et reine
 
Personnages et faits publics - La jurisprudence en la matière est assez libérale. Le juge prend notamment en compte « le sérieux et la complétude des recherches accomplies avec prudence, exactitude et objectivité de l’expression »(2) . Dans toute œuvre tirée d’un fait ou d’un personnage public, il est nécessaire de respecter un devoir de prudence et d’objectivité et notamment de ne pas faire montre d’une volonté de nuire aux personnes concernées. On peut de plus évoquer certaines limites. L’auteur devra se garder de prendre partie dans une affaire judicaire en cours. Ainsi, le film Les noces rouges de Claude Chabrol a vu en 1973 son visa d’exploitation accordé sous réserve que l’affaire traitée dans le film soit jugée par la Cour d’assises. La solution est la même pour une affaire définitivement jugée qui ne devra pas être rejugée par les auteurs d’une fiction comme l’illustre l’interdiction récente de la diffusion sur Arte du docu-fiction Intimes convictions. L’auteur devra également veiller à ne pas porter atteinte à la présomption d’innocence comme l’illustre la diffusion sur TF1 d’un téléfilm sur Francis Heaulme en 2005.
 
Diffamation et injures -  
 Le procès à venir risque d’être savoureux dans la mesure où les auteurs du film tâcheront de prouver l’absence de diffamation en démontrant la vérité des faits contestés par DSK. 
La diffamation constitue un délit si elle est publique et une contravention si elle est privée. La diffamation est une allégation ou l’imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé. Le but est d’empêcher les individus de calomnier leur prochain. La personne poursuivie pour diffamation peut toujours tenter de démontrer la vérité des faits allégués. C’est sur ce fondement que Dominique Strauss-Kahn vient de porter plainte contre les auteurs du film Welcome to New York. Le procès à venir risque d’être savoureux dans la mesure où les auteurs du film tâcheront de prouver l’absence de diffamation en démontrant la vérité des faits contestés par DSK.
 
L’injure est une expression outrageante, en termes de mépris ou une invective ne renfermant l’imputation d’aucun fait. L’injure publique est un délit, l’injure privée une contravention. À titre d’exemple, l’humoriste Dieudonné a récemment été de nouveau condamné pour injures dans l’une de ses vidéos diffusées sur Internet.
 
Autres limites pénales -  Sans viser l’exhaustivité, on peut mentionner que des condamnations pénales visent les provocations à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Sont également condamnées les provocations à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap. Au-delà de la protection des personnes, sont également proscrites l’apologie des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité ou des crimes ou délits de collaboration avec l'ennemi ainsi que la contestation de crimes contre l’humanité commis par les nazis à l’égard des juifs.
 
Cas de la satire -  La satire relève de la liberté d’expression. Bernard Edelman relève(3) que : « la satire suppose une distance et, mieux encore, un travestissement de la réalité. Autrement dit, elle ne fait pas appel à l'objectivité mais à une autre instance, à un autre imaginaire : on ne doit pas y croire comme à quelque chose de « vrai », mais, pourtant, cela exprime une « vérité ». Et c'est là, dans ce rapport très spécifique entre la réalité et la fiction, que la question devient fort complexe. » Les juges demandent à ce qu’il y ait une absence de confusion possible entre la réalité et sa satire et exigent qu’il n’y ait pas d’intention de nuire (par le bais d’une concurrence déloyale par exemple). Dans cette situation gare à ne pas tomber dans la faute pénale à savoir l’injure ou la diffamation. L’atteinte à la présomption d’innocence doit également être respectée.  

Les obligations du scénariste en termes de protection des œuvres

 

Il arrive fréquemment que les scénaristes s’inspirent d’une œuvre préexistante. Dans cette situation, les scénaristes jouissent d’une liberté relative pour adapter l’œuvre originale.
 
Adaptation d’un roman, bande dessinée… - L’auteur d’une œuvre jouit d’un droit moral et de droits patrimoniaux sur cette dernière. L’auteur d’une œuvre adaptée doit donc donner son accord pour l’adaptation de l’œuvre (par exemple en matière audiovisuelle) et bénéficie d’un droit moral sur l’œuvre qui la protège de sa dénaturation.
 
L’auteur d’une œuvre qui n’est pas tombée dans le domaine public peut mettre son œuvre à disposition de celui qui désirerait l’utiliser ou l’adapter par la voie d’une cession de droits. Cette cession se traduit par un contrat d’adaptation. On appelle alors l’œuvre nouvelle « œuvre dérivée » ou « œuvre composite ». L’adaptation non autorisée relève de la contrefaçon. Malgré la cession de droits, l’auteur dispose toujours d’un droit moral sur l’œuvre (ce dernier ne peut être cédé). L’adaptation d’une œuvre littéraire implique une marge de manœuvre pour celui qui adapte l’œuvre originelle.
 La frontière entre la liberté d’adaptation de l’auteur et la dénaturation est parfois complexe à tracer. 
La frontière entre la liberté d’adaptation de l’auteur et la dénaturation est parfois complexe à tracer au vu des décisions jurisprudentielles. Les juges reconnaissent la nécessité de certaines modifications imposées par le passage d’un art à un autre (roman au cinéma par exemple). La Cour de cassation a ainsi considéré en 2001 qu’une adaptation audiovisuelle du Petit Prince respectait « l'esprit de l'œuvre préexistante et, bien que comportant un apport personnel de l'adaptateur, exigé par la transposition à l'écran, elle reproduisait fidèlement l'intrigue et le caractère du personnage principal ».
 
Une œuvre qui tombe dans le domaine public(4) peut être divulguée sans que soit nécessaire l’obtention de l’accord de son auteur. Pour autant, si la divulgation est facilitée, l’œuvre doit tout de même être respectée dans son intégrité. En cas de dénaturation, l’auteur ou ses héritiers peuvent faire jouer leur droit moral sur l’œuvre. Il est même possible de donner une suite à une œuvre tombée dans le domaine public sans que les héritiers puissent s’y opposer. À titre d’exemple, un auteur avait donné deux suites littéraires aux Misérables de Victor Hugo, les héritiers ont agi en justice afin de faire interdire ces ouvrages pour atteinte au droit moral de l’illustre auteur. Pour la Cour de cassation, faire une suite à une œuvre ne heurte a priori pas le droit moral d’un auteur mais son droit patrimonial or, ce dernier s’éteint lorsque l’œuvre tombe dans le domaine public(5) . Dans la même affaire, l’arrêt de renvoi de la Cour d’appel de Paris précise ainsi qu’il incombe à l’auteur de la suite d'être « fidèle à l'œuvre dont il se réclame ». Le droit moral de l’auteur peut donc être violé si la suite ne respecte pas la volonté de l’auteur. Si l’on ne sait rien de ce que souhaitait l’auteur, les juges vont se référer à l’œuvre elle même. Dans l’affaire des Misérables, la Cour d’appel de Paris a ainsi recherché si la suite « affecte en le dénaturant l’esprit général des Misérables » sans pour autant le constater en l’espèce. Au final, les juges recherchent si un risque de « confusion » peut naître entre les deux œuvres dans l’esprit d’un « lecteur non averti ». Comme en matière de parodie ou de satire, la confusion avec l’original est donc à proscrire.
 
Parodie d’une œuvre existante : La parodie relève pour les juges de la liberté d’expression. Le Code de la propriété intellectuelle prévoit que « lorsque qu’une œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire la parodie, le pastiche et la caricature, compte tenu des lois du genre ». La parodie est une des exceptions au droit d’auteur et ne nécessite donc pas d’autorisation de l’auteur de l’œuvre parodiée.
 La parodie est une des exceptions au droit d’auteur et ne nécessite donc pas d’autorisation de l’auteur de l’œuvre parodiée. 

Pour qu’une œuvre relève de la parodie, deux éléments doivent être présents : la parodie nécessite l’intention humoristique (but de l’auteur de faire rire) ; la reprise de l’œuvre ne doit pas entraîner de confusion avec l’œuvre parodiée pour ne pas tomber par exemple dans la concurrence déloyale (parasitisme) ou le dénigrement. Le public doit comprendre qu’il n’est pas en présence de l’œuvre parodiée. À titre d’exemple, le cinéma pornographique donne souvent lieu à des « reprises » d’œuvre existantes : Le dîner de connes, Les visiteuses ou, plus récemment, Jeunes et salope Ce type de films peut-il bénéficier du droit à la parodie et quels recours peuvent effectuer les titulaires des droits du film revisité ? A priori, les recours juridictionnels sont assez rares et la jurisprudence maigre en la matière. Néanmoins, les juridictions françaises ont rendu quelques décisions intéressantes notamment au sujet d’adaptations pornographiques du livre et du film Tarzan.

Affiche du film Jeune et salope

 

La cour d’appel de Paris a ainsi confirmé le 4 juillet 1997 une ordonnance de référé rendue par le président du tribunal de Paris qui condamnait la société Marc Dorcel à une saisie-contrefaçon en raison du caractère illicite d’une reproduction de l’œuvre Tarzan. La cour note ainsi que « le caractère grossièrement pornographique de l’œuvre contrefaisante était à l’évidence exclusive de toute intention humoristique ». Ici c’est la contrefaçon d’un droit patrimonial qui a été mise en cause. On aurait pu imaginer au surplus une action fondée sur le parasitisme (s’approprier les efforts d’un autre sans en faire soi-même). On peut également imaginer que le droit moral, qui est pour sa part perpétuel, puisse servir de fondement à un recours des titulaires de ce droit. L’auteur peut donc s’opposer à la transformation de son œuvre et a son altération. Les juges condamneront alors la dénaturation de l’œuvre première comme dans l’affaire relative aux Misérables de Victor Hugo.

Références

Pierre-Yves GAUTIER, Propriété littéraire et artistique, PUF, 8e édition, 2012

Michel VIVANT et Jean-Michel BRUGUIERE, Droit d’auteur et droits voisins, Dalloz, 2ème éd, 2013
Christophe CARON, Droit d’auteur et droits voisins, LexisNexis, 3e édition, 2013
    (1)

    Généralement, des clauses de garantie sont prévues dans les contrats de production audiovisuelle. D’un côté, le producteur endosse la responsabilité en cas de poursuites judiciaires et, de l’autre, l’auteur s’engage à ne pas porter atteinte à des droits privatifs existants tout en s’engageant à ne pas troubler le droit des tiers. 

    (2)

    TGI de Paris, 21 septembre 1994, à propos d’une biographie d’Antoine de Saint Exupéry.

    (3)

    Vers une reconnaissance de la parodie de marque, Dalloz 2001, p. 259. 

    (4)

    70 ans après la mort de l’auteur. Pour les œuvres collaboratives (comme un film) le point de départ est l’année civile de la mort du dernier vivant des collaborateurs. Seuls les scénaristes, auteur du texte parlé, l’auteur de la musique et le réalisateur principal sont pris en compte. 

    (5)

    Le professeur Christophe Caron note ainsi que « le message de l'arrêt est limpide : que ceux qui veulent réaliser une suite d'une œuvre préexistante tombée dans le domaine public se rassurent car le droit moral ne va pas entraver leur liberté de création ! Mais, fort heureusement, cette liberté n'est pas elle-même absolue car la règle de droit n'est que mesure, ce que rappelle fort judicieusement l'arrêt commenté en s'attachant à limiter tout de même la liberté affirmée. » 

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris