Emmanuel Macron présente ses vœux à la presse l'an passé, le 11 janvier 2022

Les derniers vœux à la presse d'Emmanuel Macron remontent à l'an passé, le 11 janvier 2022. 

© Crédits photo : Capture d'écran Youtube

« Ce "off" entretient l’idée que les journalistes ne sont que des marionnettes »

Le chef de l'État a finalement fait l'économie des vœux à la presse cette année. Cette cérémonie, très ritualisée, a parfois été annulée en cas de force majeure, comme la pandémie. Alors comment interpréter ce rendez-vous manqué avec les journalistes ? Décryptage avec Alexier Lévrier, historien des médias.

Temps de lecture : 6 min

Des vœux à la presse, ou pas de vœux à la presse ? Le rituel, crée par Charles de Gaulle en 1960, a été maintenu au fil du temps par les présidents de la cinquième République, même ceux qui estimaient l’exercice suranné et souhaitaient s’en défaire. C’est qu’à travers les journalistes, nos chefs d’État s’adressent en réalité à la nation. Et au moment où le pays se crispe autour du projet de réforme des retraites, Emmanuel Macron avait là l’opportunité de parler une fois de plus aux Français. Mais il a hésité, programmé puis déprogrammé une date pour ces vœux. Pour finalement convier à l’Élysée, sous le sceau du secret, dix éditorialistes pour une séquence de « off ». Dommageable pour la relation entre le président et les journalistes, avec des conséquences dans l’opinion, prévient Alexis Lévrier, auteur de Jupiter et Mercure (Les Petits matins, 2021), dont nous avions publié les bonnes feuilles, ici et là. L’historien des médias revient pour nous sur cette séquence et décrypte la relation entre le président Macron et la presse.

Emmanuel Macron a-t-il raté le coche en ne réunissant pas les journalistes dans leur ensemble à l’occasion de la cérémonie des vœux ?

Ce rituel des vœux à la presse a un côté théâtral, gaullo-pompidolien, qui intrigue beaucoup les journalistes étrangers. Ces vœux sont typiques de la cinquième République, ils sont très verticaux, avec un président qui a tendance à monologuer et des journalistes qui l’écoutent. Malgré cette dissymétrie évidente, cette cérémonie a le mérite d’être transparente. Lors des vœux de 2020, Olivier Bost, le président de l’Association de la presse présidentielle (APP) qui est aussi chef du service politique de RTL, avait même profité de cette occasion pour dire fermement à Emmanuel Macron que la presse n’acceptait pas que l’on nie son rôle démocratique, et qu’elle refusait une relation aussi inégalitaire. Dans une longue intervention, il avait notamment reproché au président ses attaques virulentes au moment de l’affaire Benalla contre « une presse qui ne cherche plus la vérité ».

La relation d’Emmanuel Macron à la presse était-elle compliquée depuis le début ?

Il est arrivé au pouvoir en assumant le choix de ne pas être l’ami des journalistes. Lors de ses premiers vœux, en janvier 2018, il avait même théorisé ce qu’il nommait « une saine distance » avec la presse, fondé sur le refus des « propos d’antichambre » qui prévalaient jusque-là. La présidence de François Hollande était passée par là, qui avait entretenu une horizontalité, une très grande proximité avec les journalistes, jusque dans l’intime, jusqu’à se trouver piégé. Le président Macron voulait rompre à tout prix avec cette façon de faire qui a conduit à la multiplication des livres de confidences à la fin du mandat de François Hollande, dont Un président ne devrait pas dire ça (Stock, 2016), de Gérard Davet et Fabrice Lhomme, journalistes au Monde. Mais Emmanuel Macron connaissait mal le travail des journalistes, et il a eu tort de croire qu’il pouvait se passer d’eux.

Lors de son premier quinquennat, les difficultés sont très vite arrivées : affaire Benalla, Gilets jaunes… Quels ont été les impacts sur sa relation à la presse ?

Il y a eu de vrais changements, au moins du point de vue de sa communication. À partir de la mobilisation des Gilets jaunes, on a vu le président mettre en scène son amour de la presse régionale et son habitude de la lire tous les matins. Pour rétablir une relation de confiance avec la population, il a eu tendance à la privilégier pour ses interviews, au détriment de la presse nationale. Il a par ailleurs — mais davantage en « off » cette fois — tenté de normaliser sa relation avec les éditorialistes politiques traditionnels. Jusque-là, il n’avait pas de mots assez durs pour caractériser cette endogamie entre l’exécutif et un petit milieu de journalistes parisiens. Il appelait cela des « relations poisseuses », selon une expression utilisée dans ses entretiens avec Nicolas Domenach et Maurice Szafran (Le Tueur et le Poète, Albin Michel, 2019) – qui incarnent précisément cette forme de journalisme.

« Emmanuel Macron a tendance à penser que les journalistes ne le soutiennent pas assez »

Quelle vision a-t-il du journalisme ?

C’est un monde qu’il connaît mal et qu’il a tendance à mépriser. Il a pourtant été capable de souligner l’importance du travail des journalistes lors de ses vœux à la presse en 2022 : il s’est livré à un éloge du rôle démocratique du journalisme, en réponse à Éric Zemmour. Mais, depuis sa campagne de 2017, il a tendance à penser que les journalistes ne le soutiennent pas assez. L’exécutif a été tenté de livrer à la presse des interviews clés en main. Pour s’opposer à cette tutelle, La Voix du Nord a annoncé en 2018 qu’elle préférait se passer d’une interview politique si celle-ci était réécrite par les services de communication de l’Élysée. Plus troublant encore, Emmanuel Macron a des rapports très tendus avec des journaux qu’il juge proches de ses idées (notamment Libération, Le Monde, L’Opinion) alors qu’il a multiplié les marques d'estime envers la rédaction de Valeurs actuelles… Même s’il est ami avec Xavier Niel, il a une relation complexe avec la rédaction du Monde qui, en décembre, a par exemple publié une enquête très critique sur sa pratique du off, une contestation virulente de sa communication.

Il se méfie des éditorialistes parisiens, mais ce sont ceux qu’il a conviés à déjeuner à l’Élysée mardi 17 janvier. Quelle était sa logique ?

On vient d’assister à un moment de vérité qui est symptomatique de la relation d’Emmanuel Macron aux journalistes. S’il avait maintenu ses vœux à la presse, il aurait pu revenir sur cette réforme des retraites qu’il a souhaitée et qui était présente dans son projet présidentiel. Il y a eu remplacement de cette séquence par ce déjeuner secret, qui renoue avec l’entre-soi, l’endogamie, les « relations poisseuses » dont il voulait précisément se défaire. La pression sur les dix journalistes présents était très importante : le « off » devait être scrupuleusement respecté, les conditions de l’interview ne devaient pas filtrer. Mais évidemment, ceux qui n’étaient pas conviés se sont fait un plaisir de décoder les éléments de langage communs dans les papiers qui ont suivi. Dès le lendemain, la newsletter Politico craque le « off » Daniel Schneidermann dénonce un « super off » dans sa chronique publiée par Libération et l’émission C médiatique reprend l’ensemble sur France 5 dimanche 22 janvier, révélant qui était invité. La séquence a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux.

Quels sont les effets de cette communication du président ?

C’est d’abord un énorme ratage de communication. Emmanuel Macron a voulu dire « je n’ai pas peur d’un pays à feu et à sang », or son dispositif, derrière les portes closes de l’Élysée, dit tout l’inverse : son refus de la confrontation, de l’explication, voire une peur de se mettre en danger. Ensuite, les conséquences de cet épisode sont dévastatrices pour l’ensemble de la presse. Pour les dix éditorialistes présents, pour leurs médias, mais aussi pour tous leurs confrères. Ce « off » entretient l’idée qu’on instrumentalise les médias, que les journalistes ne sont que des marionnettes à la botte du pouvoir… Cela alimente un fantasme, très présent chez les Gilets jaunes ou les antivax, celui d’une consanguinité entre le politique et la presse, comme s’ils étaient les deux faces d’un même pouvoir. Tout le monde est perdant à l’arrivée : les journalistes, le président, et la démocratie elle-même.

La situation peut-elle se retourner ?

La réponse des médias aura plus de poids si elle est collective. Il y a chez Emmanuel Macron la tentation de contourner les journalistes. Il l’avait dit à l’écrivain Philippe Besson avant son élection en 2017 : « Il faut tenir les journalistes à distance […], trouver une présence directe, désintermédiée au peuple » (Un Personnage de roman, Julliard, 2017). On le voit dans la manière dont il a privilégié les interventions solennelles pendant la crise du Covid, mais aussi dans son usage des réseaux sociaux : il cherche à s’affranchir de ces intermédiaires, il préfère parler seul face caméra. Il faudra pourtant qu’il accepte la contradiction, l’échange. Il est du reste plutôt bon quand il fait face à Edwy Plenel ou à Anne-Sophie Lapix. Il serait sain d’un point de vue démocratique qu’il créé une relation de confiance avec le service public qui a le droit d’être critique car, comme Emmanuel Macron le dit lui-même, « nous ne sommes pas en Russie ». Mais il est encore pris dans cette contradiction : reconnaître la liberté de la presse, ce contre-pouvoir démocratique, ne l’empêche pas de manifester envers les journalistes un mépris « jupitérien ».

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