Logo de Vice Media éclairé la nuit et accroché sur l'immeuble de l'entreprise médiatique à Venice, en Californie.

Logo de Vice Media éclairé la nuit et accroché sur l'immeuble de l'entreprise médiatique à Venice, en Californie.

© Crédits photo : MARIO TAMA / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP.

Vice Media entre quête de rentabilité et d’identité

Précurseur il y a quelques années, envié mais souvent décrié, Vice est passé de magazine underground à puissant groupe médiatique, avant de connaître une série de difficultés. Vingt-cinq ans après sa création, que reste-t-il de son identité ?

Temps de lecture : 6 min

L’ADN du magazine subversif des années 2000 semble avoir muté. Depuis deux ans, Vice Media est en transformation. Début octobre, le groupe a racheté Refinery29, pure player féminin spécialisé dans la mode et le life style. Le groupe s’évalue désormais à près de 4 milliards de dollars, alors que les entités dégagent peu de bénéfices. Combien vaut donc réellement Vice ? Quelque 1,5 milliard de dollars, d’après une source interne interrogée en août par Vanity Fair. Pourtant, « en 2017, Vice valait 5,7 milliard de dollars, un chiffre invraisemblable, qui semble aujourd’hui erroné », assène New York Magazine. En 2018, ce que Le Monde qualifie de « plus grand succès média du XXIe siècle », manquait pourtant ses objectifs de près de 100 millions d’euros, avec un chiffre d’affaires compris entre 600 et 650 millions de dollars.

Une trop grande dépendance à la publicité

Si le rachat de Refinery29 apparaît comme une alliance entre deux groupes complémentaires, l’objectif de Vice est surtout d’attirer de nouveaux annonceurs. Son modèle économique repose initialement sur le contenu sponsorisé, donc gratuit pour l’utilisateur. Ce modèle, à l’heure où Facebook et Google captent 60 % des investissements publicitaires en ligne aux États-Unis, est difficilement tenable.

La chute des recettes engendrée par cette situation est accrue par la conséquence des changements d’algorithmes de Facebook. En 2016, Mark Zuckerberg mettait le format vidéo sur un piédestal — le fameux « pivot to video », largement suivi et écrit désormais non sans ironie —, promettant aux médias une large audience. En 2017, 60 employés de Vice ont été licenciés pour se focaliser sur ce format, avant de constater qu’il n'était pas rentable. Vice a ensuite souffert d’un autre changement d’algorithme opéré par Facebook en 2018, qui a priorisé les publications d’amis et les informations locales au détriment des autres médias.

Pourtant, « Vice Media est aussi pionnier dans la recherche de nouveaux modèles économiques pour financer leurs contenus, comme le brand content (un contenu produit par une marque, sous la forme d’un article ou d’un reportage, NDLR) ou le native advertising (une publicité qui par sa forme, ressemble à un contenu éditorial, NDLR) », rappelle Nathalie Pignard-Cheynel, professeure de journalisme numérique à l’université de Neuchâtel.

Aujourd’hui, le modèle économique de Vice repose sur cinq piliers : l’information (Vice News), la télévision (Viceland), son agence de publicité (Virtue), les différentes verticales, ainsi que la production de documentaires et de films. Mais cette diversification n’a pas empêché le groupe de se séparer cette année de 10 % de ses effectifs. La cause de ce déclin tiendrait à cette même diversification : le lancement de la chaîne câblée Viceland en 2016 s’est réalisé dans un contexte où la télévision par satellite n'attirait déjà plus d'audience.

Reconstruire une image de marque

En réalité, le problème de Vice est bien plus profond et ne vient pas de son seul modèle économique. Par ses formats et ses thématiques, le groupe a très vite été identifié comme un « média pour les jeunes », et tente à présent de se reconstruire une image qui correspond à la nouvelle génération. Cet élan est intervenu peu de temps après une enquête du New York Times parue en décembre 2017 et qui a révélé une culture sexiste au sein de l’entreprise médiatique, avec plusieurs cas de harcèlements sexuels. Dans une lettre adressée aux employés, Shane Smith et Suroosh Alvi, cofondateurs de Vice, ont ainsi reconnu avoir laissé se développer une culture machiste de « boys club » dans leur entreprise florissante.

C’est là que le bât blesse. Si le groupe et les formats qu’il développe évoluent, l’image originelle de Vice n’a pas changé. Cette médiatisation de la contre-culture s’est toujours accompagnée d’un traitement trash et peu distancé, difficile à tolérer pour certains après le mouvement #MeToo. Le rachat de Refinery29 a donc aussi cet objectif : capter une nouvelle audience, plus féminine, et repartir sur des bases assainies.

En outre, Vice doit s’adapter à une évolution plus générale des centres d’intérêts de sa cible. Une étude interne reprise par le Hollywood Reporter met en avant le vieillissement de l’audience initiale du média, glissant vers la quarantaine. Elle révèle aussi que les moins de 20 ans ne se reconnaissent plus dans cet « ethos punk ». « La génération Z (les jeunes de moins de 25 ans) est pleine d’espoir et plus optimiste quant à l’avenir », pointait ainsi dans l’étude Spencer Baim, responsable de l’image de marque de Vice Media, justifiant ce changement de ton nécessaire.

De magazine subversif à laboratoire pour investisseurs

Cette identité historique a pourtant a attiré de nombreux investisseurs, plus institutionnels, qui ont accompagné l’ascension du magazine au rang d’important groupe médiatique. En 2013, 21st Century Fox apportait au média 70 millions de dollars, tandis que Vice lançait une série documentaire sur HBO, primée un an plus tard aux Emmy Awards. En 2015, Walt Disney Company y investissait 400 millions de dollars, juste après que sa filiale A&E Television Networks a racheté 10 % du capital. Depuis, Disney a annoncé en mai que Vice n’était plus profitable.

Pour comprendre cet engouement, il faut revenir aux origines de Vice, ou plutôt Voice of Montreal, magazine créé en 1994 par trois jeunes canadiens : Gavin McInnes, Suroosh Alvi et Shane Smith, directeur emblématique jusqu’en 2018. Au départ, le magazine est subventionné par l’État dans le cadre d’un programme de réinsertion pour toxicomanes, avant d’être racheté à l’éditeur par les fondateurs en 1996 pour devenir Vice. L’objectif est d’aborder la culture urbaine et alternative, avec des sujets parfois subversifs, ignorés par les médias traditionnels.

Les fondateurs de Vice ont ainsi fait de la contre-culture leur marché, misant très vite sur un format à l’époque peu exploité : la vidéo en ligne. En 2006, Shane Smith se rapproche de Tom Freston, ancien directeur du conglomérat Viacom, à l’origine du succès de MTV. De cette rencontre naîtra VBS.tv, dont la direction artistique reviendra à Spike Jonze. En 2007, Vice initie sa stratégie numérique et lance ses verticales thématiques : la cuisine (Munchies), la musique (Noisey) ou encore le sport (Vice Sport).

Il faudra attendre le lancement de Vice News sur YouTube, à partir de 2007, et qui devient une filiale à part entière à partir de 2013, pour que le média attire les investisseurs. Le ton cru de Vice est appliqué aux thématiques sérieuses, qui plaisent alors à une génération qui ne se reconnaît plus dans l’offre des médias dominants. Chaque documentaire bouscule les lignes du journalisme classique : immersion au sein de l’État islamique ou dans les rangs des suprématistes blancs à Charlottesville, reportage avec les enfants soldats au Congo ou entretien avec un cannibale au Libéria… Grâce à un journalisme gonzo, un angle décalé et des formats innovants, Vice réussit soudain un défi atteint par peu de médias : intéresser la nouvelle génération à l’actualité. « L’ADN de Vice pose des questions éthiques et déontologiques. Il franchit des frontières que les médias traditionnels ne se permettent pas de franchir, alors qu’ils aimeraient aussi toucher cette audience qui souvent leur échappent », analyse Nathalie Pignard-Cheynel. En 2013, Shane Smith déclarait même vouloir « construire le prochain CNN », dans un entretien au Guardian.

Bien loin de l’univers de Vice, les investissements d’entreprises comme Disney s’expliquent alors par deux raisons, avance la professeure en journalisme numérique. « Vice Media est vu comme un laboratoire d’expérimentation pour attirer une jeune audience, mais aussi pour son modèle économique. » Aujourd’hui, c’est aussi ce qui fait sa faiblesse : « Quand un média n’a que des investisseurs extérieurs, il y a une pression de rentabilité à court terme, parfois à l’encontre du côté laboratoire. »

Internationalisation et homogénéisation

Cette pression poussera à une réorganisation poussée de la direction de l’entreprise. Depuis mai 2018, Nancy Dubuc a pris les rênes du groupe et Shane Smith est devenu directeur général. Cette ancienne directrice d’A&E Television Networks, dont l’entreprise est actionnaire depuis 2015, a l’objectif de réorganiser et d’homogénéiser Vice Media. Sa venue n’a rien d’anodin : appartenant au monde de la télévision, elle souhaite réorienter la stratégie pour l’uniformiser à l’international, attirer de plus gros annonceurs, mais aussi développer Vice News, la vidéo en ligne et les nouveaux formats.

Aujourd’hui, c’est surtout la production de contenus qui profite à Vice. Le groupe a déjà produit des documentaires pour Netflix (Fyre Festival en 2017), pour Amazon Prime Vidéo (The Torture Report, en 2019), et collabore avec Spotify dans la création de podcasts, comme sur la crise des opioïdes aux États-Unis, dont les premiers épisodes seront diffusés début 2020, ou sur les prochaines élections présidentielles américaines. Au total, Vice développerait plus de 110 projets partout dans le monde, d’après le Financial Times. À la mi-octobre, le groupe a accueilli un nouvel actionnaire minoritaire, James Murdoch, fils du « magnat des médias », Rupert Murdoch. Derrière sa nouvelle holding, celui-ci souhaite, se distinguer de son père par le rachat de médias progressistes. Pas à pas, le groupe adoucit son côté « trash » et alternatif pour séduire un plus large public et retrouver sa rentabilité. Au risque de perdre son rôle de précurseur ?

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