Soyons tout de suite clair : le livre de Claude Sérillon, Dire du mal, est léger, vite lu, et même un peu décevant sur la fin. Et pourtant, il faut s'y arrêter car il dit quelque chose de très simple, de très important et de rarement exprimé : à savoir que nous disons tous de plus en plus de mal de tout le monde. Nous ? Oui, non seulement nous les journalistes, non seulement les politiques et leurs cohortes de conseillers, mais tous les autres, nous tous. Et bien sûr ce livre mérite que l'on s'y arrête car l'auteur n'est pas n'importe qui, ce n'est pas un moraliste aigri aux portes des studios ou des pouvoirs. Non, Claude Sérillon, faut-il le rappeler pour les plus jeunes, a une longue carrière de journaliste derrière lui. Il fut non seulement reporter, mais aussi longtemps présentateur du journal télévisé sur TF1 et sur France 2. Bref, le sommet médiatique que beaucoup de jeunes étudiant(e)s en journalisme espèrent ouvertement ou non. Qui plus est, Sérillon a connu l'avers de la médaille, puisqu'il a rejoint le monde politique en étant conseiller auprès de François Hollande, à l'Élysée, entre 2012 et 2014. Il connait donc les méchancetés que les journalistes ne cessent de dire, off ou sur leurs comptes Twitter, et il a pu constater que les politiques et les sherpas eux aussi ne se gênaient pas pour balancer force vacheries de toutes sortes entre eux et bien sûr aux journalistes. Le Canard enchaîné a fait sa fortune non seulement sur des « affaires » mais aussi sur ce lot de pointes, saillies, quolibets et autres rumeurs vachardes qui émaillent la scène publique. On voit que ce vénérable hebdomadaire est aujourd'hui dépassé sur ce terrain par les réseaux sociaux et les sites plus ou moins sérieux qui colportent avec plaisir petites phrases et gros mensonges.
Dire du mal est un outil pour se faire bien voir
Bien sûr tout cela n'est pas nouveau. Cela a même un petit air d'Ancien Régime. En ces temps-là, les gens bien nés avaient le temps, que ce soit à la ville (Paris) ou à la cour (Versailles) de médire. C'était un de leur passe-temps favori. Souvenez-vous de la phrase prêtée à Beaumarchais : « Calomnions, calomnions ! Il en restera toujours quelque chose ! » Car dire du mal et railler ses contemporains est un plaisir, c'est parfois un jeu, mais très souvent c'est un outil pour se faire bien voir, pour briller. Peut-être qu'au XIXe siècle, siècle des bouleversements et de l'austère bourgeoisie, on était un peu plus sobre ou prudent. En tous cas, Victor Hugo, dans un poème célèbre, met en garde contre le pouvoir des mots que l'on dit à l'encontre de son contemporain :
« Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes. »
Même le mot que vous chuchotez à l'oreille de votre meilleur ami, en secret, peut faire le tour de Paris, prévient le poète :
« Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main (…)
Il suit le quai, franchit la place, et cætera (…)
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez l'individu dont vous avez parlé. »
Mais, aujourd'hui, nous n'avons pas ce genre de précautions que semblent prendre les contemporains de Hugo. Dire du mal en sachant que ce sera un jour ou l'autre public ne semble gêner quiconque. « C'est un réflexe commun, une manie qui ne cesse ». Claude Sérillon, dans son mince opuscule qui ne traite que du présent, énumère avec force détails toutes les cibles favorites des Français : les taxis, les clochards dans les rues, la SNCF et ses trains en retard, forcément en retard, la ville et ses bouchons, les commerçants qui n'ouvrent pas assez tôt ou pas assez tard, les femmes voilées, les femmes en général, et puis aussi les hommes, leurs motos, leurs vélos même, l'Administration avec un grand A, les fonctionnaires avec un petit f, et les professeurs (surtout quand vous avez des enfants scolarisés), etc.
Il y a du bonheur à dire du mal
Il y a du bonheur à dire du mal, ajoute Sérillon. Et cela est si facile avec les technologies contemporaines : « Répéter ce qui s'écrit, ce qui se transmet sur les réseaux sociaux, ce qui est source de rire aux dépens des puissants, ce qui se voit à la télévision, ce qui s'écrit et ce que l'on entend, ce qui se scrute du bout des doigts sur un écran de téléphone ».
Bien entendu, ce flot de rumeurs, de petites phrases et d'insinuations n'est pas sans conséquence. Certains, parmi les cibles, craquent, « des élus et des autres, de ceux qui se flinguent en lisant Ouest-France ou La Provence, en apprenant qu'ils sont visés, que leurs noms sont jetés en pâture ». Et même si les personnes visées se défendent, et qu'elles se sortent des mains de la justice, elles seront marquées à vie par ce combat.
Question posée par Sérillon : qui est responsable dans cette affaire ? Les médias, trop complaisants ? Oui. Les journalistes ? Évidemment. « D'une carte de presse distribuée à tout va, la mode des jours présents a fait un défouloir de commentaires et d'opinions plus importants que les questions légitimes ». On imagine que sont visés ici les talk-shows et leurs chroniqueurs bavards, les journalistes experts des JT aussi. Car aujourd'hui, dit Sérillon, on assiste à un « mélange des genres » : « on ne distingue plus le vocabulaire pour divertir de celui qui informe ».
Sur un plateau de télé, où presque tout est prévu à l'avance, où le casting des opinions répond à de savants calculs, « les questionneurs sont plus importants que les répondeurs ». Après 30 ans de métier, Claude Sérillon semble prendre conscience que la télé ne parle au fond que d'une chose, d'elle-même, ce que des gens comme Pierre Bourdieu ou Guy Debord, chacun à leur manière, avaient très bien compris.
Pour ma part, au-delà du
bashing bien connu, je suis intrigué par cette culture du « clash » qui est apparu depuis cinq ou six ans sur les écrans et les réseaux. Pas une émission désormais sans qu'un tel « clashe » une telle, ou inversement. On s'envoie des vannes, avec force sous-entendus que le grand public ne peut saisir, à moins d'être un lecteur attentif des sites
people. Une petite vedette qui ne sait pas
clasher son vis-à-vis sera peu remarquée. Ici, nous ne sommes plus dans des médias médiocres, mais nous sommes revenus dans les cours de récréation, ce qui bien sûr a ses charmes...
Car le public aime cela, les zizanies des cours d'école ! Lui aussi participe au jeu, relaie les méchancetés, s'amuse et donne son avis. Alors il est bien difficile d'aller à contre-courant ! Sérillon s'y essaie, d'abord par son petit livre tout de colère contenue. Ensuite, en donnant trois pistes d'une façon hélas un peu rapide : il faut d'abord « ralentir » dit-il, pour faire revenir le calme dans les esprits. Il faut ensuite « aller ailleurs écouter la vie qui passe ». Car il y a bien « une deuxième société », affirme Sérillon, « une société qui fait son chemin des idées d'avenir, des idées de douceur, de partage et de rêves » (ah, vraiment ?). Il faut, enfin, « cultiver la discrète vertu de savoir se taire ». Le philosophe Wittgenstein disait déjà à la fin de son premier ouvrage : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». Si l'on suit ce conseil, cela veut dire qu'on ne peut plus parler de façon intelligente des médias, sans être happé par eux. Heureusement ce n'est pas tout à fait vrai (comme le prouve d'ailleurs le livre de Sérillon lui-même).