Une partisane de Jair Bolsonaro sur son téléphone durant une manifestation contre les restrictions liées à la Covid.

Une partisane de Jair Bolsonaro lors d'une manifestation à Brasilia contre les restrictions liées à la crise sanitaire, en avril 2020.

© Crédits photo : Sergio Lima/AFP.

Au Brésil, Whatsapp est un outil de propagande massive

L'application de messagerie est au cœur de la machine bolsonariste. Instrument de mobilisation, Whatsapp permet à ses soutiens de divulguer à une très large audience des campagnes favorables au gouvernement, ou au contraire, d'attaquer férocement ses adversaires.

Temps de lecture : 7 min

À l'occasion de l'élection présidentielle au Brésil, nous vous proposons de relire cet article qui éclaire la stratégie de mobilisation de Jair Bolsonaro.

Sur le fond vert caractéristique de l'application Whatsapp, les messages se succèdent à un rythme frénétique. En moins de trente minutes, 500 messages défilent sur un seul des milliers de groupes de soutien au président brésilien Jair Bolsonaro. Ce 8 mars 2021, la sphère bolsonariste est en ébullition après l'annulation des condamnations de Lula par un juge de la Cour suprême, et beaucoup appellent à une intervention militaire. Au-delà des messages fulminants en lettres capitales, des « mèmes » (des images détournées ou créées qui se répandent massivement sur internet) divulguent les consignes stratégiques et enjoignent les membres du groupe à publier un maximum de contenus pro-Bolsonaro sur Whatsapp, « sous peine d'être défaits lors de la prochaine élection (…) Nous ne pouvons pas abandonner cette plate-forme. »

Si, en Inde, le parti de Narendra Modi (BJP, parti indien du peuple) avait déjà expérimenté l'application comme outil de propagande électorale en 2014, l'équipe de Jair Bolsonaro a été pionnière dans son utilisation massive pendant la présidentielle de 2018. Dans son livre La machine de la haine, la journaliste Patrícia Campos Mello, victime de nombreuses campagnes de diffamation et de menaces de mort suite à ses révélations sur l'utilisation de Whatsapp pendant la campagne victorieuse de Bolsonaro, souligne que l'un de ses fils, Carlos, a été visionnaire. « Tête pensante de la stratégie digitale de son père, il a incité à la création d'une infinité de groupes et en 2018, à lui seul, il envoyait du contenu à plus de 1500 groupes sur Whatsapp. » La présence sur les autres réseaux sociaux était également très importante, mais l'application de messagerie (qui appartient à Facebook) fut la pièce maîtresse du dispositif de campagne. Une grève importante de camionneurs la même année, à quelques mois des présidentielles, a servi de ballon d'essai. Après une mobilisation massive organisée via Whatsapp, de nombreux groupes ont été vampirisés et se sont transformés en formations soutenant Jair Bolsonaro.

Utilisation frauduleuse

« La grande intuition de Carlos Bolsonaro a été de percevoir que sur Whatsapp, il était possible de faire une campagne plus sale et d'être beaucoup plus agressif que sur d'autres réseaux sociaux », précise Pablo Ortellado, professeur à l'USP (Université de São Paulo). L'application de messagerie devient ainsi peu à peu un réseau social influant sur le débat public, mais continue d'être protégée comme une plate-forme de communication à caractère privé. Ses contenus échappent donc aux possibles modérations et il est presque impossible d'en déterminer l'origine, et donc, de responsabiliser leurs auteurs. En résumé, sur Whatsapp, tous les coups sont permis et l'application se prête particulièrement bien à la propagation de fausses nouvelles ou à des campagnes de diffamation violentes. Dans le podcast Retrato Narrado , João Guilherme Bastos dos Santos, coauteur d'une étude sur Whatsapp et la désinformation pendant ces élections, détaille une des particularités du réseau : « Whatsapp sert moins à convaincre qu'à faire augmenter le taux de rejet de ses adversaires. » L'outil parfait pour Jair Bolsonaro, l'agressif outsider de la campagne, qui s'est présenté comme un candidat antisystème. À l'inverse, ses opposants, notamment à gauche, n'ont pas perçu cette évolution. Moins bien implantés, ils n'ont jamais réussi à combler leur retard sur ce terrain largement dominé par les bolsonaristes.

Pour amplifier leur impact durant la campagne de 2018, des messages auraient été envoyés massivement par des entreprises spécialisées. Whatsapp n'offre pas de service de micro-ciblage comme Facebook, mais ces entreprises peuvent utiliser des données personnelles pour adapter la propagande suivant la région ou le quartier par exemple. Des entrepreneurs soutenant Jair Bolsonaro auraient financé l'opération, contrevenant ainsi à la législation électorale brésilienne. Cette utilisation frauduleuse a été dénoncée à la veille des élections, notamment par la journaliste Patricia Campos Mello, et la direction de Whatsapp a, par la suite, reconnu l'envoi massif de messages par des systèmes automatisés durant la campagne. Si une action est en cours au TSE (Tribunal supérieur électoral), les investigations avancent à pas de tortue malgré les nombreux éléments disponibles et, pour le moment, l'impunité règne. Une enquête sur les « fake news » a conduit en 2020 à l'arrestation de certains alliés de Bolsonaro, mais plutôt du fait de leurs activités sur YouTube ou Facebook. Sur Whatsapp, où il est plus difficile d'identifier l'émetteur, la lutte contre les fausses informations est encore balbutiante. Depuis la victoire, l'application reste au cœur de la machine bolsonariste.

Bulle idéologique

Plus encore que les autres réseaux sociaux, Whatsapp est une bulle idéologique, presque une cabine privée à laquelle l'opposant n'a pas accès. Les administrateurs ont tout pouvoir pour expulser les contradicteurs ou même les indécis qui exposent leurs doutes en public. « Chacun est confiné dans l'univers des groupes qu'il fréquente, soumis au rythme des publications qui défilent sans savoir d'où elles viennent. Il n'y a pas d'espace de débat public », analyse Fernanda Bruno, directrice du Medialab à l'UFRJ (Université fédérale de Rio de Janeiro). En parallèle, les attaques de Jair Bolsonaro contre les journalistes lui servent à discréditer par avance les possibles révélations gênantes des professionnels de l'information. Hors des médias et de manière encore plus radicale que sur les autres réseaux sociaux, « il s'est développé l'impression d'être entre gens de confiance, dans un espace quasi-subversif où l'on pouvait dire ce qui n'était pas dit ailleurs », explique Fernanda Bruno. Aux yeux de ses partisans, l'application de messagerie est devenue un « média alternatif ».

« Whatsapp nous sert à nous mobiliser et diffuser ce que les grands médias veulent taire ou déforment », confie ainsi par téléphone Marlon Aymes, fervent soutien de Jair Bolsonaro, qui participe activement à une bonne trentaine de ces groupes. « Les applications de messagerie sont le dernier rempart contre la censure qui s'est désormais étendue à Facebook et Instagram », s'insurge-t-il. Depuis les arrestations dans le cadre de l'enquête sur les « fake news » et après la suppression de publications Facebook du président Bolsonaro ou de comptes de ses soutiens, les plus virulents ont migré vers Signal ou Telegram, jugés plus sûr. « On est plus méfiants envers tout ce qui a un lien à Facebook dorénavant. Par précaution, les plus impliqués se servent d'autres applications pour s'organiser et on diffuse ensuite sur Whatsapp, qui reste indispensable. C'est là qu'on peut atteindre le plus de gens. »

« Fact-checker », un luxe

Aucun autre réseau n'a une telle pénétration dans la société brésilienne. Avec 130 millions d'utilisateurs (60 % de la population), c'est le deuxième marché pour l'application, juste après l'Inde (400 millions d'utilisateurs pour 1,3 milliard d'habitants). Ce succès s'explique notamment par la pratique du « zero rating », un partenariat entre les opérateurs téléphoniques et Whatsapp, permettant aux consommateurs d’accéder, avec un forfait internet limité, à l'application de manière illimitée. 99 % des Brésiliens avec accès à internet sur leur téléphone l'ont donc installée. Et selon une étude commandée par le Sénat brésilien, pour 79 % de ses utilisateurs, l'application est la principale source d'information. Ce sentiment de confiance est nourri par une sensation de proximité entre les utilisateurs. Le destinataire a plus tendance à croire un message envoyé par un proche ou un groupe fréquenté régulièrement. Sauf que si le « zero rating » permet de recevoir un message avec un article en lien, il est impossible d'aller sur internet pour lire l'article sans dépenser son forfait. « Fact-checker » est finalement un luxe pour une majorité de Brésiliens. La configuration idéale pour maximiser l'impact de fausses nouvelles aux titres racoleurs.

« On ne connaît pas avec précision le degré de coordination », soupire Pablo Ortellado. « Tout est souterrain... » Durant la campagne, une étude menée par Fabricio Benevenuto, professeur d'informatique à l'UFMG (Université fédérale du Minas Gerais), a toutefois détecté des changements brusques et massifs de discours sur les groupes, suggérant une forte coordination. « Comme cette stratégie a bien fonctionné, il est probable qu'elle ait été répliquée », estime de son côté Fernanda Bruno. Par exemple, depuis le début de la pandémie, les contenus sur les groupes ont évolué : plutôt que des « mèmes », les témoignages vidéos ou audios de supposés médecins ou infirmiers défendant chaque étape de la politique sanitaire du gouvernement se sont multipliés.

Financement obscur

Au cœur de ce dispositif, « le cabinet de la haine », capable de coordonner de grandes campagnes de désinformation ou de diffamation envers des adversaires du gouvernement. Ce cabinet aurait, selon le magazine Epoca mais aussi les journaux Folha de São Paulo et O Globo, pris ses quartiers au même étage que le bureau du président d'extrême-droite et serait dirigé officieusement par Carlos Bolsonaro, avec de nombreuses antennes régionales alimentées par des attachés parlementaires d'alliés politiques. Les autorités nient son existence mais les membres du gouvernement s'y référent régulièrement en interne, et les députés Alexandre Frota et Joice Hasselmann, anciens alliés du président, ont dénoncé son influence.

Le financement de la diffusion sur Whatsapp reste obscur. Les révélations sur l'envoi massif de messages pendant la campagne n'éclairent qu'une infime partie de cet univers pro-bolsonaro, assure Pablo Ortellado. « Il y a des suspicions de financement par des entrepreneurs ou via le cabinet de la haine, mais il manque des preuves... » À défaut d'en savoir plus, Fernanda Bruno estime que la diffusion sur Whatsapp rapporte indirectement de l'argent. « Sur YouTube, où l'extrême-droite est très présente, la désinformation n'est pas qu'une stratégie politique, c'est aussi un business. À l'inverse, la diffusion sur Whatsapp n'est pas monétisée. Par contre, elle s’intègre dans un écosystème interconnecté et en partie autonome. Un contenu diffusé dans l'univers bolsonariste sur cette application de messagerie peut générer de nombreuses vues, et rapporter par ricochet de l'argent à des chaînes YouTube. »

Organisation hybride

Mais si les contenus peuvent être produits et diffusés de manière coordonnée et se répandre de manière pyramidale, les nombreuses communautés pro-Bolsonaro sont aussi très actives et indépendantes. « C'est une organisation hybride, à la fois verticale et horizontale, ce qui la rend très efficace », analyse Fernanda Bruno. Lors de l'annulation des condamnations de Lula, ces réseaux ont par exemple fait preuve d'une grande réactivité. « Normalement, lorsqu'une actualité surprend les soutiens de Bolsonaro, ils restent d'abord silencieux, le temps que des contenus soient créés par des influenceurs. Mais quand il s'agit de Lula, leur ennemi juré, l'activité est immédiatement frénétique », explique David Nemer, professeur à l'université de Virginie, interrogé par le journal « A Pública. »

Face aux nombreuses critiques, Whatsapp a opéré quelques modifications. Depuis 2019, les groupes ne peuvent désormais compter que 256 membres et les messages ne peuvent être partagés que cinq fois. Des réformes trop timides face à l'ampleur du défi imposé aux sociétés démocratiques, juge Fernanda Bruno. « La direction de Facebook (et donc de Whatsapp) se déresponsabilise toujours des effets générés par ses applications. Il faut surtout espérer que les gens s'habituent à mieux gérer ces instruments qui sont encore nouveaux... »

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris