Deux journalistes découvrent dans la jungle de l'information le filon du "parenting" - dessin Charlotte Mo

Dans la jungle de l'information, les journalistes ont repéré le bon filon des sujets liés à la parentalité. 

© Illustration : Charlotte Mo

Comment peut-on être parent ? Le nouvel eldorado de la presse généraliste

Une thématique inhabituelle s’impose dans la presse généraliste : la parentalité. Comment élever ses enfants et comment on fait famille aujourd’hui ne sont plus des sujets exclusivement associés à la presse féminine ou spécialisée et sont désormais considérés comme sérieux par les grands médias.

Temps de lecture : 6 min

Le 15 février 2023, Le Monde publie sur son site l’article qui deviendra rapidement le plus lu des deux dernières années. Une interview de la pédopsychiatre Caroline Goldman. La fille aînée du chanteur populaire y défend la méthode du « time-out », littéralement « temps mort », soit une mise à l’écart des enfants désobéissants. Elle y expose aussi sa vision de l’éducation, en opposition aux « écueils » du modèle, très en vogue de l’éducation positive ou bienveillante, qui produiraient, selon elle, des troubles du comportement chez les enfants.

Il n’en fallait pas plus pour déchaîner les passions sur les réseaux sociaux, les tenants de l’éducation positive dénonçant la « désinformation » propagée par la pédopsychiatre, alors que les médias comme Le Point, Charlie Hebdo ou France Inter s’arrachent la parole de ce nouveau porte-drapeau d’une éducation plus autoritaire. Pendant ce temps-là, au Monde, on regarde s’envoler les clics. Avec 2,2 millions de lecteurs et 300 nouveaux abonnés, l’interview de Caroline Goldman a explosé les compteurs. Un succès retentissant pour la toute nouvelle rubrique, nommée « Parentalité », dans laquelle il a été publié.

Le bon filon

Le premier quotidien national n’est pas le seul à flairer le filon du « parenting ». Depuis plusieurs années, les sujets autour de la parentalité se développent dans la presse généraliste, avec l’idée de raconter comment on fait famille aujourd’hui, à travers des témoignages, mais aussi de répondre aux questions que les parents se posent. Chacun selon sa ligne éditoriale.

À Libération, ces sujets « parenting » se traduisent par des témoignages d’anonymes à la première personne sur les enfants et les écrans, ou par des articles d’analyse sur le coliving de parents solo et la place des enfants dans l’espace public. Au Parisien, on trouve davantage de conseils pratiques : comment occuper ses enfants lors de longs voyages en voiture, comment s’y retrouver dans la jungle des coachs parentaux. Dans Le Figaro, on s’interroge sur le diagnostic du TDAH (trouble déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité) ou le modèle éducatif scandinave. Dans La Croix, la rubrique « Parents » s’interroge sur la PMA et le désir d’enfants ou sur les pères absents. À la radio aussi, ces sujets se développent : après son interview au Monde, Caroline Goldman a présenté une chronique chaque matin sur France Inter au cours de l’été 2023. Et cette année, c’est la journaliste Nadia Daam qui anime chaque dimanche la chronique « Famille & co », décrite comme le « rendez-vous de la parentalité ».

« Les parents reçoivent énormément d’injonctions contradictoires »

Au Monde, la rubrique « Parentalité » est l’émanation d’une chronique du supplément « L’Époque », assurée par Nicolas Santolaria. Clara Georges, alors rédactrice en chef de ce cahier, a le sentiment qu’une place plus grande peut être accordée à ces sujets dans le journal. « Ma réflexion est partie de ma propre expérience en tant que mère, retrace la journaliste. J’avais le sentiment d’être abreuvée de conseils et d’injonctions en tout genre pour élever mes enfants, mais de ne pas y voir plus clair. »

Elle propose alors la création de la newsletter « Darons, daronnes » avec un ton très personnel et intime, pour faire part de ses propres questionnements et tenter d’y répondre. « Puis je me suis dit que ça ne suffisait pas, il fallait l’expertise et le sérieux du journal Le Monde pour parler aux parents, à travers des témoignages, mais aussi des interviews, des enquêtes, des reportages pour mettre en avant tous les aspects de la parentalité telle qu'elle s'exerce aujourd’hui. » La rubrique naît en décembre 2022 et elle est propulsée, deux mois plus tard, par le succès de l’interview de Caroline Goldman. « Ça a confirmé pour toute la direction de la rédaction que les lecteurs avaient un appétit très fort pour ces questions, ce qui a entériné la rubrique », se réjouit Clara Georges.

Des éclairages plus objectifs

Son intuition était la bonne : face à la constellation d’acteurs qui les sollicitent pour leur proposer des méthodes d’éducation ou leur vendre un service, les parents sont en quête d’éclairages plus objectifs et viennent les chercher dans leurs journaux. « Les parents reçoivent énormément d’injonctions contradictoires, abonde Kim Hullot-Guiot, cheffe adjointe du service « Modes de vie », rubrique dans laquelle on trouve les sujets parentalité à Libération. Les enfants doivent être protégés mais indépendants, il faut tout faire pour eux mais aussi préserver sa vie à soi et son couple… » Tout en se comparant à ceux qui s’exposent sur les réseaux sociaux et semblent parfaitement concilier tout cela.

« Proposer aux parents des témoignages de gens qui leur ressemblent et se posent les mêmes questions, ça les aide à relativiser et à déculpabiliser », poursuit la journaliste. Surtout dans un contexte où ils sont tenus pour responsables des écarts de leurs enfants. En témoigne l’expression « parents défaillants » employée en décembre dernier par Aurore Bergé, alors ministre des Solidarités et des Familles. D’où le succès des contenus sur la parentalité constaté à Libération, au Monde, au Parisien. « Ce sont des articles qui font beaucoup de clics et pour lesquels je reçois énormément de courriers de lecteurs, ce qui est en général un bon baromètre », explique Bérangère Lepetit, spécialisée dans les sujets parentalité au sein du service Société du quotidien.

Comme souvent, les journaux français ont aussi été inspirés par le succès de ces thématiques dans la presse anglo-saxonne avant de s’y mettre. Au Royaume-Uni, le Guardian propose ce type de contenus depuis plusieurs années dans sa rubrique « Family ». Quant au New York Times, les sujets « parenting » sont traités depuis 2018 par Jessica Grose dans des chroniques et une newsletter hebdomadaire.

Un partage d'expériences

En France, les sujets de l’intime ont « longtemps été snobés par la presse généraliste », admet volontiers Kim Hullot-Guiot. Ce que confirme Alexie Geers, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication et sociologue du genre à la Sorbonne. « La parentalité a longtemps été le domaine réservé de la presse spécialisée comme le magazine Parents ou de la presse féminine, dans laquelle il était avant tout question de maternité », retrace-t-elle. Comment bien élever son enfant est une préoccupation majeure de la presse féminine des années 1950, avant qu’elle ne s’en détourne, dès les années 1970, au profit de sujets autour de la sexualité et de l’épanouissement des femmes en dehors de la sphère privée et familiale.

C’est donc avec l’arrivée des blogs, puis des réseaux sociaux, que les sujets autour de la maternité vont s’imposer à nouveau dans la sphère médiatique. Sur ces espaces, des femmes, journalistes ou non, s’emparent de ces thématiques invisibles ou presque dans la presse généraliste. « Elles partagent leurs expériences d’accouchement, de dépression post-partum et les difficultés qu’elles rencontrent dans leur vie de mères avec l’idée de raconter ce dont personne ne parle », décrypte Alexie Geers.

« Ces sujets étaient considérés comme des préoccupations de “bonne femme” »

Peu à peu, ces sujets vont finir par conquérir la presse généraliste grâce à une nouvelle génération de journalistes, souvent des femmes, qui décident de faire de l’intime leur spécialité. Renée Greusard, journaliste au Nouvel Obs, est de celles-là. Au départ embauchée à Rue89 pour écrire sur le corps, en particulier dans le sport et la sexualité, elle s’est ensuite intéressée aux corps enceints puis à la parentalité quand elle-même a eu des enfants. « Ces sujets ont longtemps été méprisés car considérés comme des préoccupations de “bonne femme”, mais ils ont toute leur place dans la presse généraliste car ils posent la question de la place des femmes, des hommes et des enfants dans la société », affirme la journaliste. Une opinion partagée par Clara Georges : « Ces sujets racontent des individus perpétuellement tiraillés entre leurs désirs individuels et une existence collective dont ils ne connaissent plus très bien les formes, ce qui en fait des objets journalistiques passionnants. »

Certes, les médias généralistes ont pris la mesure des enjeux portés par ces sujets de l’intime et de leur succès auprès des lecteurs. Mais ils n’ont pas encore le prestige d’une analyse politique ou d’un reportage à l’étranger. Surtout, les articles parentalité relèvent encore majoritairement de l’initiative individuelle de journalistes, comme Bérangère Lepetit au Parisien, qui traite de ces sujets mais aussi de bioéthique, fin de vie et de l’enfance, souvent plus chauds. « La priorité reste l’actualité de ces thématiques, qui est assez dense », reconnaît la journaliste. Ça laisse peu de temps à la parentalité.

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