Manifestation en Géorgie contre la loi sur l’influence étrangère

La loi sur l’influence étrangère éloigne la Géorgie d’un avenir européen. En Russie, une loi similaire « sur les agents étrangers » existe depuis 2012.

© Crédits photo : Nolwenn Jaumouillé

En Géorgie, l’hostilité monte contre les journalistes

Après l’adoption d’une loi sur l’influence étrangère, les médias indépendants, directement visés, voient leur avenir menacé et un climat de pression monter à leur encontre.

Temps de lecture : 5 min

Sur l’avenue Roustaveli à Tbilissi, Natia se dirige d’un pas décidé vers la manifestation d’étudiants qu’elle couvre ce soir pour Publika. « On est prévenu des lieux de rendez-vous au dernier moment », explique-t-elle. Depuis des semaines, les dix journalistes de ce pure-player se relaient nuit et jour pour suivre le mouvement social, porté par la jeunesse, qui agite la capitale de ce petit pays du Sud-Caucase. Pour les médias indépendants comme le sien, l’enjeu dépasse cette fois le rôle d’informer : c’est leur propre survie qui se joue dans cette mobilisation. « C’est triste car on se retrouve à devoir se positionner aussi comme des activistes. »

Le 14 mai, la majorité parlementaire du parti Rêve géorgien, au pouvoir depuis douze ans, a en effet adopté une législation décriée : elle obligera les organisations financées à plus de 20 % par des fonds étrangers — à savoir les ONG et médias indépendants — à s’enregistrer comme « organisations servant les intérêts d’une puissance étrangère ». Accusé de marquer le retour de ce pays dans le giron du Kremlin où une loi similaire « sur les agents étrangers » existe depuis 2012, ce texte qui éloigne aussi le pays d’un avenir européen, viserait « à marginaliser la société civile avant l’élection législative d’octobre », selon Kornely Kakachia, de l’Institut de politique géorgien.

Un paysage médiatique divisé

Une intention dont le pouvoir se défend, vantant une loi de transparence. Nata Dzvelishvili, de la revue Indigo, rétorque : « Nous rendons déjà des comptes, à nos donateurs et à l’État, nous sommes les plus transparents du paysage médiatique. » Ce dernier, dominé par la télévision, « se divise entre d’un côté les chaînes de télévision du gouvernement qui distillent de la propagande pro-russe, et de l’autre des chaînes critiques, qui ont le mérite d’exister mais sont financées par les partis d’opposition », explique Lia Chakhunashvili, directrice de l’ONG Charte géorgienne pour l’éthique journalistique. « Entre les deux, les médias indépendants n’ont d’autres recours que les donateurs : la Géorgie est un pays pauvre, le marché de la pub est petit, bourré d’intérêts divers et la population ne peut pas payer des abonnements. »

Minoritaires mais en croissance, ces médias en ligne touchent une audience jeune et éduquée, là où la télévision demeure dominante. Mais « l’enjeu concerne aussi les médias communautaires en zone rurale, cruciaux pour la démocratie locale », ajoute Natia Kuprashvili, directrice de l’Alliance géorgienne des diffuseurs régionaux. Avec la loi, ils s’exposent soit à disparaître, s’ils refusent de s’y plier — l’amende est colossale — soit à tomber sous un contrôle administratif strict.

Lika Zakashvili, rédactrice en chef de Publika
Lika Zakashvili, rédactrice en chef de Publika, montre une page Facebook créée par le service de communication du parti Rêve géorgien au pouvoir, qui prétend rétablir la vérité contre « certains médias ». Photo N. J.

Cette mesure qui s’abat sur la presse s’inscrit dans un processus plus ancien en Géorgie, qui a perdu 26 places au classement 2024 de RSF. Nombre de journalistes interrogés pointent l’invasion de l’Ukraine comme un moment charnière. « Le gouvernement s’est mis à verrouiller l’accès à l’information publique et à refuser les demandes d’interview dans les médias critiques », poursuit Lia Chakhunashvili. S’y est greffé une entreprise de « dénigrement systématique » des journalistes et médias indépendants, dans les discours politiques, les médias pro-gouvernementaux et par des posts sponsorisés sur les réseaux sociaux, comme l’explique Eto Buziashvili, spécialiste des opérations d’influence. Le service de communication du parti Rêve géorgien au pouvoir a ainsi créé une page Facebook nommée « En fait », qui prétend rétablir la vérité contre « certains médias » qui « sciemment ou inconsciemment, deviennent des vecteurs de désinformation ». Sur son smartphone, Lika Zakashvili, rédactrice en chef de Publika, ouvre la page en question. Elle y apparaît dans un post présentée comme « propagandiste pro-LGBT ».

« Être signalée comme agent de l’étranger, c’est si humiliant »

Agiter ce chiffon rouge est l’une des nombreuses marottes du gouvernement pour stigmatiser les médias indépendants auprès d’une société très conservatrice. « Une diversion qui cache les vrais problèmes de pauvreté, d’emploi, de corruption », soupire Lia Chakhunashvili, pour qui cette rhétorique a contribué à alimenter un climat d’hostilité à l’égard des journalistes. En 2021, lors de la marche des fiertés à Tbilissi, 53 journalistes ont été frappés par des groupes d’extrême droite, l’un d’entre eux est mort.

Campagne d’intimidation

Désignant le badge presse autour de son cou, Natia, la journaliste de Publika, me prévient. « Cet insigne, mieux vaut le cacher en ce moment. » Depuis début mai, la pression à l’égard des journalistes (et opposants) prend une dimension nouvelle. Si la police « se montre plus brutale en manifestation qu’avant », constate Aleksandr, un photojournaliste qui en a été victime, un phénomène d’intimidation plus glaçant et plus insidieux s’installe, ciblant des milliers de voix dissidentes. « Je reçois des appels quotidiens. Ils me parlent de ma mère, de mes enfants, menacent de les frapper. Je suis suivie dans la rue, raconte Natia Kuprashvili. « Nous avions les problèmes d’une démocratie défectueuse. Là, on vire à l’autoritanisme. »

Dans les locaux de son média Studio Monitori, Nino Zuriashvili, journaliste d’investigation très réputée, désigne une pile de posters qu’elle a décrochés des murs de sa maison et de son bureau : sa photo y apparaît avec la mention « Nino Zuriashvili, agent vendu pour de l’argent ». Sa voiture a été taguée en rouge. « Mon média a gagné plus de 30 prix de journalisme. Être signalée comme agent de l’étranger, c’est si humiliant. » Pour les opposants, la responsabilité du gouvernement dans cette campagne d’attaques tous azimuts ne fait aucun doute. « Pour les appels en tout cas, c’est hautement probable tant c’est organisé et centralisé », analyse Eto Buziashvili. Des embuscades et passages à tabac se sont aussi multipliés, selon un mode opératoire similaire. Universitaire, Gia Japaridze a été roué de coups de battes de baseball devant chez lui. Dénonçant des « méthodes mafieuses à la russe », il attribue son agression à des « titushkis », terme ukrainien désignant des hommes de main du gouvernement.

Guerre d’information

Dans l’attente de la promulgation de la loi, les médias indépendants retiennent leur souffle. « Désolée, c’est un peu sommaire ici… avec cette situation, je n’ose rien dépenser », s’excuse avec un sourire gêné Lia Chakhunashvili en m’accueillant dans le bureau de son ONG. « Je disais aux médias de se préparer au pire scénario, ils me répondaient que l’heure était à la lutte. Nous n’osions y croire. » De peur d’être court-circuité par le gouvernement, personne ne veut dévoiler ses intentions. « Plusieurs options sont sur la table, mais une chose est sûre, personne ne s’inscrira comme agent d’une puissance étrangère. »

L’espoir d’un retrait de la loi s’éloigne à mesure que les jours passent et se dessine désormais la prochaine bataille : les élections législatives d’octobre, seule chance d’espérer un rétropédalage. Alors que l’opposition politique est très fragmentée, les journalistes entendent eux travailler d’arrache-pied à contrer la désinformation du gouvernement. Nata Dzvelishvili a bon espoir. « Nous ne sommes pas en Biélorussie : la jeunesse est tellement attachée à sa liberté. Je ne crois pas que l’on puisse en trois mois se retrouver avec un pays anti-démocratique. » Sur la place des Héros où des milliers d’étudiants scandent dans une ambiance bon enfant leur rejet de la « loi russe », Natia tâche aussi de faire bonne figure. « C’est effrayant car il ne s’agit pas juste de perdre ton salaire, ou le travail que tu adores. Le risque, c’est de perdre ton pays. Mais les voir ici, déterminés, cela redonne de l’espoir. »

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