Margarita Simonian

Margarita Simonian, rédactrice en chef de la chaîne internationale RT, assiste à un meeting du président russe et candidat à la présidentielle Vladimir Poutine, le 31 janvier 2024. L'élection se déroulera du 15 au 17 mars.

© Crédits photo : NATALIA KOLESNIKOVA / AFP

Propagande russe : qui est Margarita Simonian, rédactrice en chef de RT ?

La chaîne RT a été interdite de diffusion par l’Union européenne au lendemain de l’invasion russe en Ukraine. À sa tête : Margarita Simonian. Chercheur spécialiste de la Russie, Maxime Audinet dresse son portrait dans son nouvel ouvrage à paraître le 1er mars 2024. La Revue des médias en publie un extrait en avant-première. 

Temps de lecture : 11 min

On ne compte plus ses déclarations pro-guerre depuis l’invasion russe en Ukraine du 24 février 2022. La journaliste Margarita Simonian, née en 1980, est aujourd’hui l’une des personnalités les plus importantes de la composante propagandiste du régime. Elle affiche un soutien sans faille au président Vladimir Poutine, qu’elle appelle « Natchal’nik » [le Patron]. « Nous travaillons pour l’État, nous défendons notre patrie, comme le fait par exemple l’armée », affirmait-elle en 2021. Rédactrice en chef de RT (anciennement Russia Today) depuis sa création en 2005, elle est donc à la tête d’un réseau déterminant dans la diffusion des idées du Kremlin, même s’il doit faire face à l’interdiction de sa diffusion par l’Union européenne.

Le chercheur Maxime Audinet consacre un chapitre à cette personnalité dans son ouvrage Un média d’influence d’État. Enquête sur la chaîne russe RT, à paraître le 1er mars 2024 aux éditions INA. Cet essai est une édition revue et augmentée de Russia Today publié en 2021, qui a reçu le prix du livre « Recherche sur le journalisme » lors des Assises du journalisme de Tours en 2022.

Spécialiste de la Russie, Maxime Audinet enseigne à l’université Paris-Nanterre. Ses recherches à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) portent sur la stratégie d'influence russe contemporaine. Il a co-fondé en 2023 le collectif Coruscant, pour le renouvellement des études sur la Russie après son invasion de l’Ukraine. — La rédaction

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Margarita Simonian, la rédactrice en chef et figure de proue de la propagande russe contemporaine

L’ascension de RT dans l’espace médiatique international a été pilotée par Margarita Simonian, sa rédactrice en chef, nommée à la tête du groupe dès sa création en 2005, à l’âge de 25 ans. Simonian est née à Krasnodar le 6 avril 1980, au sein d’une famille modeste d’origine arménienne, et exclusivement russophone (1). En 1997, elle quitte le Caucase du Nord pour étudier dans une école du New Hampshire, lors de la 10e classe (équivalent de la Première). Ironie du sort, son séjour est financé par un programme mis en place en 1992 par le département d’État américain, le Future Leaders Exchange (FLEX), très actif dans les anciennes républiques soviétiques (2). Instrument du soft power américain, le programme FLEX consiste à donner à ses jeunes participants la possibilité de venir étudier un an dans un lycée des États-Unis, tout en vivant chez l’habitant. Le programme, qui a formé plusieurs générations de Russes, Ukrainiens, Kazakhs, Arméniens ou Géorgiens libéraux et américanophiles, est interdit en Russie depuis 2014. Simonian revendique cette expérience comme gage de sa connaissance de la société américaine, mais y voit aussi le début de son « scepticisme vis-à-vis de la démocratie et son aversion pour les valeurs américaines (3) ».

À son retour en Russie, Simonian fait ses premières armes comme correspondante de la compagnie de radiotélédiffusion régionale Krasnodar. Elle suit en même temps, à Moscou, la master class du journaliste russo-francoaméricain Vladimir Pozner, et sort diplômée en 2001 de la faculté de journalisme de l’université d’État du Kouban. Récipiendaire de plusieurs prix pour des reportages de guerre en Tchétchénie, Simonian est embauchée en février 2001 comme correspondante de VGTRK dans l’oblast de Rostov. Remarquée par la direction, elle est appelée en 2002 à Moscou par le directeur du conglomérat, Oleg Dobrodeïev, pour devenir l’envoyée spéciale du programme de télévision Vesti, sur la chaîne RTR, au sein du « pool du Kremlin » [Kremliovski pool], le groupe des journalistes accrédités pour couvrir les activités du président lors de ses déplacements en Russie et à l’international. Simonian fait une apparition remarquée lors de la grand-messe annuelle de Vladimir Poutine à la télévision publique, Priamaïa Linia [En ligne directe], en reportage dans la base militaire russe de Kant, au Kirghizstan. Elle se fait connaître personnellement du président lors de la couverture de la sanglante prise d’otage de Beslan, en septembre 2004. Sa proximité avec Vladimir Poutine est manifestée en avril 2005, lorsque ce dernier lui offre des fleurs pour ses 25 ans en direct sur la chaîne RTR, quelques jours avant sa nomination à la tête de Russia Today. Lors de son passage au pool du Kremlin, Simonian se rapproche d’Alekseï Gromov, qui cofonde Russia Today et la porte à la tête de la chaîne. Aujourd’hui premier directeur adjoint de l’Administration présidentielle, Gromov est le contact privilégié de Simonian au Kremlin, avec lequel elle reconnaît non seulement entretenir des « relations de longue date, excellentes et chaleureuses (4) », mais aussi disposer d’une ligne directe – en russe, vertouchka – au Kremlin (5).

Rédactrice en chef du groupe depuis ses origines, Simonian en a profondément conditionné la ligne éditoriale et les modes de communication, par sa proximité personnelle et idéologique avec le pouvoir, au point de s’être hissée parmi les personnalités clefs de la composante propagandiste du régime, par sa rhétorique relativiste et sarcastique devenue une marque de fabrique, enfin, par ses prises de position combatives pour défendre son média.

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Margarita Simonian en 2004
La journaliste de télévision russe Margarita Simonian, lors d'une interview au Kremlin, le 27 décembre 2004.

La notoriété internationale de Simonian s’accroît, parallèlement à celle de RT, à partir de la crise ukrainienne et des soupçons d’ingérence de la Russie dans les élections présidentielles américaines. Son nom est cité vingt-sept fois – juste derrière celui de Vladimir Poutine, avec trente-deux occurrences – dans le rapport publie en janvier 2017 par le bureau du directeur du renseignement national américain (DNI) (6). En outre, Simonian a été nommée 52e femme la plus puissante du monde dans le classement 2017 du magazine Forbes, et la deuxième de Russie derrière la présidente de la Banque centrale de Russie, Elvira Nabioullina. RT et Sputnik ont largement insisté sur le fait que Simonian était, selon le classement, plus influente qu’Hillary Clinton, abondamment critiquée par les médias russes durant la campagne présidentielle de 2016. Selon un autre classement publié par Forbes la même année, Simonian est la cinquième « femme la plus puissante travaillant dans les médias et le divertissement », après la rédactrice en chef de l’édition américaine de Vogue Anna Wintour, Bonnie Hammer (NBC Universal), Stacey Snider (20th Century Fox) et la chanteuse Beyoncé (7).

Devenue l’une des figures les plus visibles du paysage médiatique russe, Simonian est aussi représentative de la nouvelle génération des élites du régime poutinien : né à la fin de l’époque soviétique, ce groupe a construit ses réseaux sous Vladimir Poutine, avec le concours de son administration et de son premier cercle, et entretient à l’égard du pouvoir une relation de loyauté indéfectible. Inscrite dans la liste des cinq cents personnes de la « réserve des cadres présidentiels » par le président Dmitri Medvedev en 2009, Simonian a intégré la branche moscovite de l’équipe de campagne de Vladimir Poutine à l’élection présidentielle de 2012. Sa fidélité a d’ailleurs été réitérée lors de l’élection présidentielle de 2018, puisque Simonian s’est enregistrée sur la liste des « personnes de confiance » du président, qu’elle appelle « Natchal’nik » [le Patron].

« J’ai du mal à socialiser avec des gens qui s’enorgueillissent de ne pas aimer leur patrie »

La fidélité de Simonian à l’égard du pouvoir prend souvent la forme, dans ses déclarations publiques, d’un discours « en négatif » consistant à critiquer les médias dominants et les gouvernements occidentaux. Elle se traduit aussi par un soutien à l’action gouvernementale – devenu encore plus offensif et inconditionnel depuis le 24 février 2022 –, par des positions patriotiques manifestées dans ses interviews et par ses engagements personnels ou sur les réseaux, entre deux publications témoignant de sa passion pour les arts de la table : « J’ai du mal à socialiser avec des gens qui s’enorgueillissent de ne pas aimer leur patrie », écrit ainsi Simonian dans un de ses tweets, rapporté par Strukov en exergue de son travail sur les expressions du patriotisme russe contemporain en ligne (8).

La présence numérique de Simonian est importante, puisque celle-ci comptait, en 2023, plus de 460 000 abonnés sur Telegram, sa plateforme de prédilection, et plus de 550 000 abonnés sur X (Twitter).

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En novembre 2023, invitée à réagir à une question de l’agence Bloomberg sur les conséquences des « mesures restrictives » européennes contre les médias qu’elle dirige, Simonian répond qu’elle « crach[e] sur vos sanctions (9) ».

La patronne de RT défend fermement les positions officielles russes et relaie leurs récits et éléments de langage dans la guerre en Ukraine depuis 2014 ; au point d’être sanctionnée personnellement en janvier et février 2022 par l’Ukraine et l’Union européenne en tant que « figure centrale de la propagande gouvernementale » ayant « soutenu des actions et des politiques compromettant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (10) ». Simonian n’est pas seulement un simple vecteur de la propagande officielle sur le conflit, elle participe aussi activement à sa construction dans l’espace médiatique. Le 24 avril 2019, Simonian publie un post Facebook réjoui, à la suite du décret signe par le président Poutine le même jour pour simplifier les procédures d’obtention de la nationalité russe – autrement appelées « passeportisation » – dans les républiques séparatistes de Donetsk et de Louhansk : « C’est fait ! Je suis en train de crier et de pleurer ! Si je n’étais pas enceinte, je boirais une bouteille entière de champagne, tout de suite ! Poutine a signé un décret sur la citoyenneté russe pour le Donbass (11) ! » Simonian s’est personnellement engagée pour la « défense des droits des compatriotes de l’étranger », notamment les populations russophones résidant dans l’espace post-soviétique, dont la « protection » est largement instrumentalisée par les autorités de la Fédération de Russie dans sa politique diasporique (12). Cet engagement est sans doute à l’origine, à la fin de l’année 2019, de sa nomination comme coprésidente du « centre de défense des droits des citoyens », un groupe de travail inclus dans les instances dirigeantes du parti présidentiel Russie Unie – un signe supplémentaire sinon de son appartenance, du moins de ses liens étroits avec les cercles du pouvoir. On ne compte plus ses déclarations pro-guerre depuis le 24 février 2022. Le premier jour de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, Simonian écrit sur les réseaux sociaux qu’il s’agit d’« une répétition ordinaire de la parade [militaire de la Grande Victoire, organisée tous les 9 mai en Russie] », avant d’ajouter que « cette année, on a juste décidé d’organiser la parade à Kiev ». En mars 2022, dans l’émission de Roman Babaian sur NTV, elle déclare, en adoptant la rhétorique de la « dénazification » de l’Ukraine, qu’« une partie significative de la population ukrainienne […] s’est laissée happer par la folie du nazisme (13) ». Le 27 avril 2022, dans l’émission de débat du soir de Vladimir Soloviev, l’une des plus regardée du pays, Simonian explique qu’il n’y a que deux issues au conflit, une défaite russe ou une « Troisième Guerre mondiale » de type nucléaire : « Nous connaissant, et connaissant notre président […], je pense à titre personnel que la Troisième Guerre mondiale est [l’issue] plus réaliste […]. De toute façon nous mourrons tous un jour. Se faire tuer pour le droit de dire la vérité et de défendre ta patrie d’une manière que tu estimes la bonne, ce n’est pas plus effrayant que d’autres manières de mourir », termine-t-elle avec des accents apocalyptiques (14). En novembre 2022, elle suggère dans la même émission que « l’Ukraine est un pays démesurément grand […] qu’il fallait rétrécir, ce que nous sommes en train de réussir, grâce à Dieu (15) ».

Dans un autre registre, Simonian a écrit le scénario du film Krymski most : Sdelano s liouboviou [Le Pont de Crimée : Fait avec amour]. Cette comédie mélodramatique, sponsorisée par l’État à des fins patriotiques, a été réalisée par son mari, le réalisateur et présentateur de télévision sur la chaîne NTV Tigran Keosaïan, parallèlement à la construction du pont traversant le détroit de Kertch pour relier la péninsule annexée à la Fédération de Russie. Le film a été l’un des plus importants échecs commerciaux du cinéma russe en 2018.

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Vladimir Poutine et Margarita Simonian en 2019
Le président russe Vladimir Poutine a décerné l'ordre d'Alexandre Nevski à Margarita Simonian, le 23 mai 2019.
EVGENIA NOVOZHENINA / PISCINE / AFP

La rédactrice en chef de RT a reçu plusieurs décorations honorifiques pour ses prises de position. En décembre 2008, Simonian est décorée de l’Ordre de l’amitié de l’Ossétie du Sud « pour sa couverture objective de l’agression armée de la Géorgie contre l’Ossétie du Sud en août 2008 », le conflit russo-géorgien marquant comme on l’a vu un tournant dans la ligne éditoriale de RT. En avril 2014, Simonian a fait partie des quelque trois cents journalistes récompensés de l’ordre du Mérite pour la Patrie par le président Poutine, pour « leur objectivité dans la couverture des évènements en Crimée », selon un décret présidentiel désormais introuvable sur le site du Kremlin (16). En parallèle, elle a été intégrée dans la liste des dix-sept « propagandistes russes » sanctionnés par décret du président Petro Porochenko en mai 2016, avec l’interdiction d’entrer sur le territoire ukrainien. Simonian a enfin été décorée de l’ordre d’Alexandre Nevski et de l’ordre de l’Honneur des mains du président Poutine, les 23 mai 2019 et 20 décembre 2022. Lors de ce dernier discours, la rédactrice en chef de RT remercie le président d’avoir « buté les cannibales » [motchit’ lioudoïedov] dans le Caucase et dans le Donbass depuis deux décennies, en référence à une célèbre phrase prononcée par Poutine en septembre 1999, qui assurait vouloir « buter [les terroristes tchétchènes] jusque dans les chiottes ». Durant ces deux remises de médaille, Simonian prononce la formule patriotique consacrée, habituellement utilisée au sein de l’armée : « Sloujou Rossii » [Je sers la Russie].


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(1) L’arrière-grand-mère de Simonian a fui le génocide pour la Crimée, sa grand-mère est née à Sotchi et son père est issu de la diaspora arménienne de l’Oural, in STRUKOV, Vlad, « Digital Conservatism : Framing Patriotism in the Era of Global Journalism », in SUSLOV, Mikhail, BASSIN, Mark (dir.), Eurasia 2.0 : Russian Geopolitics in the Age of New Media, Lanham, Lexington Books, 2016, p. 194-195.

(2) LATYPOVA, Leyla, « Tracing the Success of Soft Power in the US State Department’s Future Leaders Exchange Program », in Inquiries Journal, vol. 9, n°10, 2017.

(3) Interview de Margarita Simonian pour la revue Ogonek, « Esli by ne “Oka”, kar’ery ne bylo by » [S’il n’y avait pas eu cette “Oka”, je n’aurais pas eu cette carrière], 22 février 2010.

(4) « Net nikakoj ob’’ektivnosti », in Kommersant’’, op. cit., 7 avril 2012. Gromov et Simonian sont même « bons amis et partenaires », selon une source proche du Kremlin citée par Proekt, « Povelitel’ kukol », op. cit., 23 janvier 2019.

(5) « Lunch with the FT : Kremlin media star Margarita Simonyan », in Financial Times, Max Seddon, 29 juillet 2016. Selon Alexandra Prokopenko, journaliste indépendante et ancienne journaliste du « pool du Kremlin », toutes les rédactions des médias publics russes ont une vertouchka qui les relie au Kremlin, entretien réalisé à Moscou le 1er août 2019.

(6) « Assessing Russian Activities and Intentions in Recent US Elections », Intelligence Community Assessment, Office of the Director of National Intelligence, 6 janvier 2017.

(7) Voir le classement 2017 « Most powerful women in Media/Entertainment » sur le site de Forbes : forbes.com.

(8) STRUKOV, Vlad, « Digital Conservatism : Framing Patriotism in the Era of Global Journalism », in SUSLOV, Mikhail, BASSIN, Mark (dir.), Eurasia 2.0 : Russian Geopolitics in the Age of New Media, Lanham, Lexington Books, 2016, Chapitre 8, p. 185-208.

(9) « Russia “Spits” on EU Sanctions in Escalating Propaganda Battle », in Bloomberg, 23 novembre 2023.

(10) Voir, sur la liste des individus de citoyenneté russe sanctionnés par l’UE : eur-lex.europa.eu.

(11) Voir, sur le compte X (Twitter) de Simonian : twitter.com/m_simonyan.

(12) SOUSLOV, Mikhaïl, « Le “Monde russe” : la politique de la Russie envers sa diaspora », Russie. Nei. Visions, n°103, Ifri, juillet 2017, 33 p.

(13) Voir l’émission de Roman Babaïan du 25 mars 2022 : rutube.ru.

(14) Voir l’émission de Vladimir Soloviov du 27 avril 2022 : smotrim.ru.

(15) Voir l’émission de Vladimir Soloviov du 28 novembre 2022 : smotrim.ru.

(16) « Za vzâtie Kryma » [Pour la prise de la Crimée], in Vedomosti, 5 mai 2014.

Un média d’influence d’État. Enquête sur la chaîne russe RT, Maxime Audinet, éditions INA, 16 euros

couverture du livre « Un média d’influence d’État, Enquête sur la chaîne russe RT »

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