Instant Articles de Facebook : aubaine ou piège pour la presse en ligne ?

Instant Articles de Facebook : aubaine ou piège pour la presse en ligne ?

Les éditeurs de presse en ligne peuvent difficilement se passer de Google ou de Facebook dont ils sont autant concurrents que partenaires. Instant Articles, lancé par Facebook, illustre l’ambiguïté de cette situation.

Temps de lecture : 8 min

Le 12 mai dernier, Facebook a introduit Instant Articles dans son application mobile. Cette nouvelle fonctionnalité permet aux utilisateurs de consulter des articles de presse directement dans l’application sans avoir à la quitter pour visiter le site de l’éditeur. Pour le moment, Instant Articles est uniquement disponible pour iPhone mais le sera également bientôt pour les smartphones sous Android. Neuf sites de trois pays participent au lancement du projet (New York Times, The Atlantic, NBC News, National Geographic et BuzzFeed aux États-Unis, The Guardian et BBC News en Grande Bretagne, Der Spiegel et Bild en Allemagne) et l’idée à terme est de généraliser le format. Cette innovation conduit à s’interroger sur les enjeux que représente Facebook pour les éditeurs de presse et pour le journalisme en général.

Facebook au cœur de l’information en ligne

 

 D’un point de vue technique, Instant Articles est un exploit 
D’un point de vue technique, Instant Articles est un exploit. À partir du code HTML ou du flux RSS des sites recensés, Facebook est capable de reproduire la mise en page des éditeurs sur un format adapté aux supports mobiles afin que le lecteur ait l’impression de visiter leurs sites respectifs, alors qu’en fait il se trouve toujours à l’intérieur de l’application de Facebook. L’outil est conçu pour rendre « l’expérience utilisateur » très agréable et faire en sorte que celle-ci soit la plus intuitive possible. Facebook semble donc être en passe de réussir là où la plupart des éditeurs rencontrent des difficultés : adapter l’information journalistique multimédia et interactive aux supports mobiles à interface tactile et la rendre attrayante.
 
Instant Articles fait partie de la stratégie de séduction que Facebook mène auprès des éditeurs depuis que la société de Mark Zuckerberg a décidé que l’information journalistique constituait un moyen efficace pour attirer et garder une audience à forte valeur publicitaire. Cette stratégie se révèle payante. Aux États-Unis la moitié des internautes déclare en 2014 utiliser Facebook pour s’informer sur des sujets politiques, presqu’autant que pour la télévision locale. En effet, les changements intervenus fin 2013 dans l’algorithme qui régit la hiérarchisation du Fil d’actualités (News Feed) ont eu un impact considérable : désormais la part du trafic que Facebook renvoie aux sites d’information est passée de 16 % en moyenne en octobre 2013 à 26 % en janvier 2014(1) . Au même moment en France, selon les données de AT Internet, Facebook représente en moyenne 7,1 % du trafic entrant sur un échantillon de 18 sites d’information, alors qu’il n’était qu’à 3,1 % en janvier 2013 . Cette augmentation spectaculaire, essentiellement au détriment de Google, montre clairement la dépendance croissante des éditeurs envers ces acteurs du web que nous qualifions d’infomédiaires

L’infomédiation sociale de l’actualité

 

 Le type de sources partagées par les utilisateurs de Facebook est en partie conditionné par leurs préférences politiques  
En effet, Facebook est le spécialiste de l’infome´diation sociale de l’actualité(2) . Cette activité implique trois composantes : premièrement des plateformes numériques de sociabilité, qui doivent remplir les conditions d’un réseau socionumérique ; deuxièmement, des communautés ou des regroupements ponctuels d’internautes qui désirent partager et commenter des contenus d’actualité. Enfin, des éditeurs et producteurs de news qui tentent de favoriser le partage de leurs contenus sur des services comme Facebook et Twitter en mettant en place tout une panoplie des dispositifs (pages et profils spécifiques, boutons de partage, incitations diverses etc.). Les caractéristiques particulières (notamment techniques et économiques) de chaque plateforme imposent un certain nombre de contraintes d’usage. Il en découle un type spécifique de dispositif d’infomédiation qui fait l’objet d’une « activation » et d’une appropriation particulière de la part des internautes et des éditeurs en fonction de déterminants divers : caractéristiques socioéconomiques et culturelles, objectifs poursuivis, contextes d’usage(3) . C’est ainsi, par exemple, que le projet Algopol a montré récemment que le type de sources partagées par les utilisateurs de Facebook est en partie conditionné par leurs préférences politiques. Le même constat vaut également pour Twitter comme on a pu le montrer au sujet de l’attentat de Charlie Hebdo.
 
Le résultat de cette interaction triangulaire entre des contenus, des plateformes de partage et des groupes d’usagers en contexte constitue un processus d’infome´diation sociale. Ce qui sert a` mettre en contact une offre hétérogène et pléthorique d’information disponible sur le web et une demande éclatée de la part des publics diversifiés est bien l’interaction entre usagers individuels intermédiée via des algorithmes propriétaires et structurants. Cette interaction génère des flux de trafic vers les sites d’information qui, comme on l’a vu plus haut concernant Facebook, pèsent de plus en plus sur leur audience, faisant ainsi partie intégrante de l’économie du journalisme en ligne. Des logiques techniques, souvent optimisées pour l’exploitation commerciale, et des dynamiques sociales riches, s’entremêlent ainsi pour produire des espaces de communication complexes.

Pourquoi héberger le contenu ?

 

Cependant, le lancement d’Instant Articles confirme un tournant dans la stratégie de Facebook amorcé en 2014 avec la refonte du module vidéo facilitant l’hébergement de ce type de contenu directement sur sa plateforme et utilisant l’auto-play. Ce changement a été couronné de succès puisqu’il a contribué à augmenter sensiblement le taux de visionnage de vidéos sur Facebook et a consacré ce dernier comme un concurrent sérieux de YouTube. En effet, avec Instant Articles, comme avec la vidéo, Facebook veut pousser les éditeurs à lui confier directement l’hébergement ainsi que les conditions de publication de leurs contenus.
 
Les raisons avancées pour justifier ce choix sont liées aux particularités du marché de l’internet mobile. En effet, la redirection vers un site d’information à partir de l’application mobile de Facebook est relativement lente (en moyenne huit secondes), ce qui génère un taux d’abandon élevé. Or, le contenu tiers hébergé et optimisé par et pour Facebook peut faire gagner du temps aux internautes et garder plus facilement leur attention. Il s’agit-là d’un enjeu fondamental pour le futur du journalisme : aux États-Unis, 39 de 50 sites d’information les plus populaires reçoivent plus de trafic de supports mobiles (smartphones et tablettes) que d’ordinateurs (desktop).

Une volonté hégémonique

 

Mais l’objectif central et inavoué pour Facebook est d’accroitre le temps de connexion des internautes à ses propres services. Dans l’idéal ils n’auraient jamais à sortir de son périmètre, ce qui permettrait à Facebook de maximiser leur monétisation. Il s’agit là d’un fantasme assez ancien de l’histoire des réseaux informatiques qui date des années 1980. En effet, les premiers acteurs privés de l’informatique connectée comme Prodigy ou Compuserve avaient mis en place des services en ligne où les utilisateurs étaient censés trouver tout ce dont ils avaient besoin : des services de communication interpersonnelle (e-mail, tchat, forum) et du contenu (catalogue téléphonique, horaires, journaux etc.).
 
Dans les années 1990 et 2000 ce modèle de portail a été reproduit par les fournisseurs d’accès. Aujourd’hui encore, d’ailleurs, les sites d’actualité des principaux fournisseurs d’accès comme Orange et Free hébergent des contenus produits par des tiers, essentiellement des agences de presse mais également des médias. Il s’agit souvent d’accords « trafic contre contenu » liant les médias aux portails. C’est aussi le cas de fournisseurs de services internet comme MSN et Yahoo!. L’ensemble de ces acteurs représente une part non négligeable de l’audience du journalisme en ligne. Mais la puissance de frappe de Facebook est autrement plus grande.
 
 La tentation pour Facebook, c'est d'avaler l’internet  
Un indice qui laisse entrevoir la tentation pour Facebook d’ « avaler » l’internet, ou en tout cas de garder le maximum d’internautes le plus longtemps possible dans son « jardin privé » (walled garden), est l’initiative Internet.org. Présentée comme une opération philanthropique à destination des pays en développement, cette initiative propose d’offrir un accès gratuit à l’internet mobile mais seulement à une sélection restreinte de sites dont Facebook lui-même. Cette restriction de l’offre a déclenché une polémique en Inde. Mais, malgré les incidents de parcours, cette stratégie de Facebook qui consiste à vouloir remplacer l’internet comme espace numérique de déploiement de services et de circulation de l’information réussit auprès de nombreux internautes qui ne font plus la distinction entre les deux.

La position ambiguë des éditeurs

 

Comme face à Google, les éditeurs de sites d’information se trouvent dans une position ambiguë qui peut être résumée par le concept de coopétition. Ils établissent avec les infomédiaires des relations mi compétitives, mi coopératives, caractérisées par une dépendance mutuelle mais inégale qui rend difficile la définition d’une stratégie cohérente. En effet, les éditeurs ont besoin de Facebook, comme de Google ou d’Apple, pour avoir accès aux publics extrêmement nombreux qui utilisent leurs services. Mais, dans le même temps, ces multinationales oligopolistiques captent une part très importante de revenus générés par le journalisme en ligne au détriment des éditeurs qui financent sa production. Ainsi, Google et Facebook à eux seuls représentent par exemple plus de la moitié du marché publicitaire en ligne de la Grande Bretagne. Le rapport de force entre infomédiaires et éditeurs apparaît dès lors comme très inégal. La preuve en est que nombre d’éditeurs se voit imposer des méthodes de travail et même des choix éditoriaux par les exigences des géants du web .
 
Pour rassurer les éditeurs, Facebook a pris les devants en consultant ses partenaires au moment du développement d’Instant Articles et en répondant à leurs principales demandes. Ainsi, Facebook dit partager toutes les données d’audience générées par les articles hébergés avec les éditeurs. Mieux, il permet l’utilisation par ces derniers des systèmes de mesures tiers comme comScore, Omniture et Google Analytics directement sur sa propre plateforme. Dans Instant Articles, il est également possible aux éditeurs d’intégrer des publicités dont ils récolteront la totalité de revenus.
 
 Les marques qui avaient construit leur modèle d’audience en symbiose avec Facebook se sont trouvés piégées 
Néanmoins il existe un précédent inquiétant : les modifications dans l’algorithme du News Feed ont eu comme résultat, à plusieurs reprises et pour certains éditeurs de sites, la chute de ce que Facebook appelle l’Organic Reach, à savoir le trafic « naturel » généré par le partage de liens vers leurs pages. Pour compenser cette chute Facebook a proposé aux éditeurs d’investir dans le Paid Reach, c’est à dire l’acquisition payante d’audience et d’engagement (likes, shares, etc). De cette façon les marques qui avaient construit leur modèle d’audience en symbiose avec Facebook se sont trouvés piégées : soit elles continuaient comme avant, actant la baisse de trafic en provenance de Facebook, soit elles dépensaient des sommes importantes pour se rendre visibles auprès d’internautes déjà abonnés à leurs pages.

L’état de déni de Facebook

 

 Facebook sera-t-il tenté d’exercer sur Instant Articles un contrôle strict de ce qui est visible et ce qui ne l’est pas ? 
Ce précédent illustre bien le danger pour les éditeurs de dépendre d’un canal de distribution puissant comme Facebook. D’autant plus que celui-ci modifie régulièrement son algorithme pour favoriser ou pour pénaliser telle ou telle catégorie de sites en fonction de ses propres critères et intérêts. Si le format Instant Articles se généralise, doit-on s’entendre à une concentration de l’attention des utilisateurs de Facebook auprès d’un nombre réduit de contenus produits par des partenaires triés sur le volet ? C’est déjà ce qui est arrivé sur Google News au fur et à mesure que les éditeurs les plus puissants ont conclu des accords privilégiés avec la société de Mountain View. Facebook sera-t-il tenté d’exercer sur Instant Articles un contrôle strict de ce qui est visible et ce qui ne l’est pas comme il le fait déjà sur de nombreux contenus ? C’est une possibilité si le format se généralise et si Facebook a les mains complètement libres de toute régulation extérieure.
 
Ce qui est sûr c’est que le pouvoir des acteurs oligopolistiques de l’internet sur le journalisme se renforce sans cesse au point d’influencer désormais notre vision du monde. Or Facebook, comme Google par le passé, demeure pour l’instant dans ce que George Brock qualifie d’ « état de déni » : il refuse de reconnaître le pouvoir que lui confère sa position afin de ne pas assumer les responsabilités afférentes. Mais cette position n’est pas tenable à terme.

Références

 

Danah Boyd,  Nicole  B.  ELLISON, « Social  network  sites:  Definition,  history,  and  scholarship », Journal of Computer-Mediated Communication, 13(1), 2007.
 
Nicole B. ELLISON, Charles STEINFIELD, Cliff LAMPE, « Connection Strategies: Social Capital Implications of Facebook-enabled Communication Practices », New Media & Society, vol. 13, no. 6, 2011, pp. 873-892.
 
Nikos SMYRNAIOS, Bernhard RIEDER, « Social infomediation of news on Twitter: A French case study », Necsus, the European Journal of Media Studies, 2(2), 2013, pp. 359–381.

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Crédit photo :
Service de presse de Facebook
    (1)

    Il s’agit d’un échantillon de sites qui utilisent les services de Parse.ly.

    (2)

    Nikos SMYRNAIOS, Bernhard RIEDER, « Social infomediation of news on Twitter: A French case study », Necsus, the European Journal of Media Studies, 2(2), 2013, pp. 359–381.

    (3)

    Nicole B. ELLISON, Charles STEINFIELD, Cliff LAMPE, « Connection Strategies: Social Capital Implications of Facebook-enabled Communication Practices », New Media & Society, vol. 13, no. 6, 2011, pp. 873-892.

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