Morgan Large

La journaliste Morgan Large, spécialisée dans l'agro-industrie, a constaté à plusieurs reprises, en 2021 et 2023, qu'une de ses roues de voiture avait été déboulonnée. 

© Crédits photo : Loïc Venance / AFP

L’actualité locale sous pression en Bretagne : « Soit on se bat, soit on meurt »

Menaces de la part de l'extrême droite et des lobbies agro-industriels, tentatives de forcer les journalistes à révéler leurs sources… Les médias locaux subissent de plus en plus d’intimidations.

Temps de lecture : 5 min

Lorsque Morgan Large publie chez Reporterre, en 2019, une enquête sur un projet de construction de poulaillers géants à Langoëlan, celle-ci ne fait pas beaucoup de bruit. Spécialisée dans l’agro-industrie, la journaliste connaît les difficultés d’investigation sur ce secteur. Mais tout change en novembre 2020. Ce soir-là, France 5 diffuse le documentaire « Bretagne, une terre sacrifiée », dans lequel elle intervient. « Il y a eu un million de téléspectateurs », se rappelle celle qui travaille depuis une vingtaine d’années pour Radio Kreiz Breizh, à Rostrenen (Côtes-d’Armor). Elle nous raconte : « Le soir même, j’ai reçu des menaces de tous les côtés, sur les réseaux sociaux, le Facebook de la radio. »

Le 31 mars 2021, puis de nouveau en mars 2023, elle constate qu’une des roues de sa voiture est déboulonnée — un acte qui aurait pu lui coûter la vie ainsi que celle de ses enfants. « Je suis dans un coin où tout le monde a une bagnole et sait qui a quelle voiture. Récemment, en sortant de la radio, j’ai vu un œuf écrasé dessus. » Elle suit une formation sécurité de l'European Federation of Journalists pour savoir quoi vérifier sur son véhicule et quitte sa maison après plusieurs intrusions. « Je me suis domiciliée au Centre communal d’action sociale pour qu’on ne sache pas où j’habite. J’essaie de prendre des chemins différents pour rentrer chez moi, ne pas me garer au même endroit, changer de temps en temps de véhicule. » Depuis, elle « travaille davantage en sous-marin. Je n’ai pas envie d’être la cible d’emmerdements supplémentaires. »

Alerte à la bombe

Début 2023, à une vingtaine de kilomètres de là, à Carhaix (Finistère), Erwan Chartier-Le Floch, rédacteur en chef du Poher, reçoit des menaces de mort émanant de l’extrême droite. Du jamais vu. Ce qui a déclenché cette violence : avoir raconté le projet d’ouverture d’un centre d’accueil pour réfugiés à Callac (finalement abandonné). Il décortique tout dans un livre, Callac de Bretagne (éditions Penn Bazh, 2023), « pour éviter que ça se normalise. Les gens en première ligne, les élus, les militants associatifs, même nous les journalistes locaux, on n’a pas su voir à temps le climat délétère qui s’est installé. »

Pourtant, travailler dans un média local plutôt que national est selon lui une force. « Nous sommes beaucoup plus implantés sur les territoires, avec des taux de lecture bien supérieurs. » Malgré les courriers haineux reçus à son domicile et une alerte à la bombe à la rédaction, il ne se cache pas. « Je suis sur les Pages jaunes, je n’ai rien changé. » Il observe toutefois un climat de méfiance. « Ça fait quelques années, avec par exemple [le blogueur] Boris Le Lay qui s’est attaqué aux militants associatifs locaux et aux journalistes. »

Des pressions pour révéler ses sources

Erwan Chartier-Le Floch a également eu des comptes à rendre à la police. « Ça existe depuis très longtemps. Quand des journalistes arrivent à contacter avant eux des gens qu’ils aimeraient bien choper, ils pensent qu’ils peuvent nous faire cracher les contacts. Ça m’est arrivé pour quelques interviews », au mépris du devoir de protection des sources des journalistes.

Cet autre type de pression, Anne-Cécile Juillet, journaliste au Télégramme à Lorient, l’a récemment éprouvé. « Ce n’est pas un moment agréable, ce côté intimidation sur les sources et notre travail. Ils espèrent peut-être que la prochaine fois on ira moins loin dans notre enquête. » Son article d’avril 2022 retraçant un fait divers d'une violence inédite lui coûte une convocation à l’IGPN en mai 2023, pour recel de violation du secret de l’instruction. Une plainte déposée par l’avocat de la femme mise en cause. « Ça fait vingt ans que je fais ce métier, j’ai beaucoup fait de judiciaire, notamment au Parisien. Avant, les procureurs ne donnaient pas suite à ce genre de plaintes. »

« Les réseaux de désinformation prolifèrent sur l’absence de médias locaux »

Quatre de ses collègues du Télégramme ont été auditionnés cette année ; et « trois autres confrères pour diffamation au sujet d’un article sur un élu », commente Anne-Cécile Juillet. « Si des personnes s’estiment diffamées, elles ont tout à fait le droit de porter plainte. » Mais ce qui est problématique, selon elle, « c’est la façon de faire. On leur a demandé leurs empreintes et leurs signes distinctifs. » L’audition de trop est celle d’un photojournaliste utilisant un drone. « Une très belle église des Côtes d'Armor est en train de brûler. L’incendie est maîtrisé et mon confrère fait des images avec son drone. Il dispose de toutes les autorisations, de tous les brevets pour le piloter », mais finit à la gendarmerie.

« Cette pression sur notre rédaction n’a jamais été aussi forte depuis la création de notre journal », dénonce dans une tribune le rédacteur en chef du Télégramme, Samuel Petit, le 24 avril 2024. Elle n’est hélas pas un cas isolé dans la presse régionale. « Qu’elle soit le fruit du zèle de certains ou d’une réelle volonté politique, cette pression est hors de propos à l’heure où l’État s’interroge sur l’avenir des médias d’information. »

Manifestation de soutien à la journaliste Morgan Large
Manifestation de soutien à la journaliste Morgan Large, à Rostrenen, le 6 avril 2021. Photo Damien MEYER / AFP

Un constat partagé par Sylvain Ernault. Journaliste, membre du comité éditorial du média d’investigation breton Splann et de l’Observatoire français des atteintes à la liberté de la presse (Ofalp), il n’a pas subi d’atteintes mais en observe régulièrement. Les pressions proviennent surtout du secteur agro-industriel, dont il dénonce les liens avec le ministère de l’Intérieur. Pour lui existe une volonté de créer « un véritable cordon sanitaire anti-journalistes » par l’utilisation de moyens dignes de la lutte antiterroriste.

Anne Bocandé, directrice éditoriale au sein de Reporters sans frontières, observe que les journalistes enquêtant sur des sujets environnementaux sont de plus en plus ciblés, en ligne et sur le terrain. « C’est une réalité dans plusieurs zones du monde, notamment au Brésil ou en Inde. » Elle relève qu’en Bretagne, « cas d’école d’une presse locale vive », les pressions viennent principalement des lobbies agro-industriels.

« On voit qu’aux États-Unis les votes populistes se renforcent quand il n’y a plus de presse locale », analyse Erwan Chartier-Le Floch. Anne Bocandé abonde : « Les réseaux de désinformation prolifèrent sur l’absence de médias locaux. C’est parce qu’il y a moins de médias qu’il y a une perte de confiance. » Pour Sylvain Ernault, la réaction à tenir est implacable : « On est à un point où soit on se bat, soit on meurt. »

Edit le 21/06/2024 à 19h04 : ajout d'une précision dans une citation d'Anne-Cécile Juillet.

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