Un influenceur se fait poursuivre par des journalistes

En dix ans, l'équilibre médiatique entre influenceurs et journalistes a bien changé. Les médias ont-ils une quelconque utilité aux yeux des créateurs de contenus ?

© Illustration : Margot de Balasy

Entre influenceurs et journalistes, une méfiance tenace

Les influenceurs sont devenus des figures omniprésentes dans les médias. Pour autant, ils sont nombreux à regretter le traitement journalistique qui leur est encore réservé. Au point, parfois, de verrouiller totalement leurs relations avec la presse.

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Dans une récente étude, l’agence Reech, spécialisée en influence marketing, a interrogé près de 1 300 créateurs de contenus sur leur métier. Parmi les réponses, une statistique : « 42 % des créateurs de contenu se considèrent négativement représentés par les médias. »

Si le chiffre interpelle, il n’a rien de surprenant : depuis dix ans, les influenceurs se méfient des médias parce qu’un profond fossé s’est creusé entre l’ancien et le nouveau monde médiatique.

« Ça nous emmerde un peu »

26 janvier 2013. Norman, encore loin des accusations à son encontre, fait sa première apparition sur le plateau d’« On est pas couché ». À l’époque, il cumule déjà des millions de vues. Pourtant, Laurent Ruquier questionne l’authenticité et la valeur de son audience. « On va pas faire les vieux jaloux, mais ça nous emmerde un peu », plaisante-t-il.

C’est le début de ce qui est perçu comme de la jalousie pour certains, un malentendu pour d’autres. « Il y avait cette crainte pour les médias et la télé en particulier d’être concurrencés, se souvient Thomas Khaski, fondateur de l’agence Format, qui accompagne notamment des créateurs de contenu dans leurs relations avec la presse. Et puis, il y avait dans les rédactions un manque de journalistes spécialisés sur l’influence, qui connaissent vraiment le secteur. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. »

Kilian Fichou, journaliste au service Tech de l’AFP, garde un souvenir précis de cette époque : « Au début des années 2010, plusieurs vidéastes que je croisais me disaient qu’on les présentait toujours de la même façon : “Vous ne le connaissez peut-être pas, mais c’est une star dans les cours de récré”. Je pense qu’ils se sentaient trop réduits à du divertissement pour enfants. »

Railleries

À chaque passage télé ou presque, les YouTubeurs doivent répondre de leur audience, leurs finances, leur avenir après Internet, ou tout simplement de l’intérêt même de leurs productions. EnjoyPhoenix subit même des railleries de la part d’un média comme 20 Minutes, qui ironise à l’époque sur la jeune femme après une polémique autour d’un masque à la cannelle.

Cyprien, employé chez 20 Minutes au service vidéo au début de sa carrière, connaît bien l’écosystème médiatique. S’il garde de bons souvenirs de ses apparitions dans la presse papier, ses passages télé, en revanche, étaient plus « grotesques ». « Pour un reportage télé, on avait pris le métro avec des grosses caméras en attendant que des gens viennent me demander des selfies. Il leur fallait absolument l’image du YouTubeur reconnu dans la rue. »

Un autre soir, au Grand Journal avec Squeezie, la présentatrice Maïtena Biraben laisse une enfant les interviewer à sa place. « Tu vois la supercherie, tu sais à qui l’émission s’adresse, se souvient le YouTubeur. On était assez pragmatiques. » Sur YouTube, en revanche, des dizaines de vidéos dénoncent une attaque contre la culture Internet, et les journalistes deviennent l’objet de parodies. « Avec le recul, quelques années plus tard, je comprends beaucoup plus la vision des internautes », ajoute Cyprien. Mais depuis, beaucoup de créateurs ont pris le temps d’expliquer leur quotidien dans des FAQ et des documentaires. Donc les journalistes, et les gens de manière générale, comprennent mieux. »

Un rapport de force inversé ?

Télérama a même récemment désigné Squeezie comme « l’homme le plus regardé de France ». On est désormais bien loin de cette célèbre séquence, en 2017, face à un Ardisson moqueur qui lui lançait : « Votre boulot consiste à vous filmer en train de jouer à des jeux vidéo et à le diffuser et les gens vous regardent jouer et comme il y a de la pub, vous gagnez de l'argent, je dois dire bravo. »

Une séquence dont Squeezie parle encore dans sa série documentaire Merci Internet, réalisée par son ami Théodore Bonnet et mise en ligne sur Prime Vidéo fin janvier.

Ce que Squeezie ne raconte pas dans ces cinq épisodes, c’est l’évolution de sa relation aux médias. Dans un récent article du site Arrêt sur images, plusieurs journalistes expliquent avoir dû courir après lui pendant de longs mois pour espérer décrocher une interview. « Ils ont demandé à relire l'interview avant publication, expliquait alors Victor Le Grand, journaliste pour le magazine Society. On a accepté, mais ils ont voulu enlever beaucoup de choses. » Le magazine consentira, après plusieurs jours de négociation, à couper une réponse. L’équilibre médiatique a bien basculé.

Des rengaines tenaces

« Quand tu es dans un entre-deux comme moi en termes de visibilité, tu ne ressens pas forcément encore d’évolution très marquée dans le traitement médiatique, estime pour sa part la streameuse AVAmind, qui a démarré sur Twitch en septembre 2019. On te renvoie souvent à ta position de femme, et de victime. » Ses premières expériences médiatiques tournaient déjà autour de la fameuse question « Et du coup, c’est pas trop dur d’être une femme dans un milieu d’hommes ? » « J’ai vite compris qu’on voulait me parler que de ça, et ça m’a un peu refroidie », confesse-t-elle désormais.

C’est pour cela qu’Horty, également streameuse, a pris la parole frontalement dans son documentaire sur sa participation au GP Explorer, course de F4 organisée par Squeezie. « Je râle régulièrement sur ce sujet en privé, ou en stream, explique-t-elle à La Revue des médias. Sauf que les journalistes regardent rarement mes lives. Il fallait donc que je le dise officiellement au moins une fois en vidéo. Comme ça, si un journaliste continue à m’en parler, c'est qu'il n'a pas vraiment regardé mon travail, et qu'il ne s'intéresse pas vraiment à moi. »

« On sait que chaque phrase va être analysée en ligne »

AVAmind se souvient d’une interview au Mouv en octobre 2023. « On a très peu parlé de mon travail. Et surtout, ils ont diffusé sans même me demander un extrait sonore d’un vocal qu’un harceleur m’avait envoyé, et cela m’avait vraiment choqué. » Il arrive également que certains articles diffusent les vraies identités des influenceurs. Un risque pour certains d’entre eux, dont la vie privée et les proches sont parfois menacés par des internautes malveillants.

Cyprien garde pour sa part un souvenir précis d’une interview pour un portrait de Squeezie, qu’il avait pris sous son aile au début des années 2010. Il avait accepté d’y répondre pour dire du bien de son camarade, « pour le régaler », dit-il. « Et là, je lis le papier qui avait tourné le sujet en mode “usine à clics et à fric”. Le journaliste remettait en cause le mérite de son succès. C’est à partir de ce moment-là que je me suis dit que certains journalistes n’étaient pas là uniquement pour relayer des informations. Et ça m’a un peu vacciné. »

« Chaque déclaration qu'on fait sur les réseaux peut être accueillie de façon très virulente par nos communautés, en bien ou en mal, et laisser une trace pour toujours sur Internet, continue Horty. Et comme notre contenu, c'est nous, je pense que ça explique en partie notre appréhension face à certaines questions de journalistes. On sait que chaque phrase va être analysée en ligne ensuite. »

Les débats autour de la loi sur l’influence commerciale, votée à l’été 2023, et les enquêtes sur les arnaques et dérives du milieu, ont aussi pesé dans l’écosystème médiatique. Plusieurs créateurs estiment que la presse a créé un amalgame entre les « bons » et les « mauvais » influenceurs.

Une communication en cercle fermé

Ces situations ont poussé beaucoup d’entre eux à prendre leurs distances. « Pour ne pas se retrouver piégé, on est obligé de mettre des barrières, ou de poser nos conditions sur les sujets qu’on ne veut pas aborder », continue AVAmind, qui confie avoir besoin de connaître le journaliste ou son travail pour se sentir en confiance. Horty n’a pas de souvenir d’interview véritablement problématique. « Mon seul stress est lié au fait que les journalistes ne peuvent pas faire relire les papiers avant publication, et j'ai toujours la crainte de m'être mal exprimée sur un sujet », confie-t-elle néanmoins. « Désormais, on connaît les journalistes et les médias qui comprennent le secteur, ajoute Thomas Khaski. En amont des interviews, on demande les grands thèmes qui seront abordés, et on demande parfois à relire les citations retenues. » Il assure néanmoins ne pas vouloir « verrouiller » le travail des journalistes ni « casser l’authenticité de la relation. »

Autre conséquence de cette méfiance : la mise en place d’un circuit médiatique alternatif, où les créateurs s’interviewent entre eux. Chez Zack Nani, DrFeelgood, dans l’émission Popcorn de Domingo, ou même Zen, présentée par Maxime Biaggi et Grimkujow. « Je suis face à des gens du milieu, très avenants, qui comprennent les sujets que je préfère ne pas aborder, explique Horty. Et puis, sur Twitch, il y a une vraie liberté sur la forme. J'ai déjà fait une interview de six heures chez Hiuuugs par exemple. » Elle estime également que le public de ses collègues « pourra être intéressé par ce qu'on propose » sur ses propres canaux.

Même certains acteurs et stars de la musique préfèrent dorénavant se rendre chez un YouTubeur ou un streameur que dans une émission télévisée. Et en marge de la promotion de son documentaire, Squeezie a accordé une de ses rares interviews sur la chaîne France 2, mais face au journaliste et YouTubeur Hugo Décrypte. Amis proches dans la vraie vie, ils sont aussi collaborateurs, puisque la boîte de production du premier, Unfold, produit l’émission du second.

Les médias inutiles ?

Dans ce contexte, une question s’impose : les médias ont-ils une quelconque utilité aux yeux des créateurs de contenus ? « Aujourd’hui, qu’on parle d’un de mes projets Internet dans la presse ou pas, cela ne change rien », estime Cyprien.

Beaucoup continuent pourtant d’accepter des couvertures de magazine ou des « der » de Libération pour se crédibiliser un peu plus encore auprès d’une audience plus large, comme l’explique Thomas Khaski, de l’agence Format : « La presse participe à leur crédibilité auprès de leur public, de leurs proches, mais aussi auprès des marques, où les directeurs marketing confèrent encore beaucoup d’importance aux médias traditionnels. Un bel article peut permettre de gagner des parts de marché. » « Parler dans les médias, c’est aussi un bon moyen de se réapproprier son image, conclut AVAmind. Et rappeler que créateur de contenus, c’est un métier à part entière, avec du bon et du mauvais, mais qu’il faut arrêter de prendre de haut. Parce que je suis fière du métier que je fais. »

Pour Kilian Fichou, de l’AFP, l’essentiel étant de normaliser le traitement médiatique de la création web, au même titre que la musique ou le cinéma. « Il faut en parler de façon régulière, et pas uniquement en cas de faits d’actualité, mais aussi la traiter de façon plus profonde, transversale, pour toucher plus de monde. On voit de plus en plus de jeunes journalistes, et certains médias, s’y mettre vraiment. L’AFP s’y intéresse vraiment aussi. Je pense vraiment que la période d’Ardisson et de Ruquier est derrière nous. »

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