Couverture du livre Culture geek de David Peyron

© Crédits photo : DR.

The Big Geek Theory

Jadis méprisé, le geek est aujourd'hui admiré et imité. Plus qu’un effet de mode, il est à l’origine d’un véritable courant culturel et identitaire : la culture geek. Le chercheur David Peyron analyse son émergence.

Temps de lecture : 5 min

Le 1er octobre 1957, Jack Kerouac, figure de la beat generation, écrivait à son ami Allen Ginsberg une lettre dans laquelle figurait le mot « geek », en référence aux étudiants devant lesquels il devait donner une conférence. L’écrivain reproche à ces « geeks » leur avidité de lecture et leur manque d’expériences. Cette anecdote, rapportée par David Peyron, docteur en sciences de l’information et de la communication, dans son livre Culture Geek(1) , marque un tournant étymologique car bien avant d’être défini comme un rat de bibliothèque, le geek a porté différents visages, étant successivement l’idiot du village puis le monstre de foire. Ce n’est qu’à partir des années 1950 que le terme se rapprocha de son sens actuel.

Aujourd’hui, bien loin d’être des individus isolés en marge de la société, les geeks forment une culture à part entière : la culture geek.

 Les geeks sont au cœur des industries culturelles et des médias et leur expertise fait d’eux des leaders d’opinion. 

Réellement constituée à la fin des années 1970 avec les technologies informatiques, elle est en fait une sous-culture, « un groupe qui revendique une identité culturelle spécifique au sein d’une société donnée, (…) à considérer comme le fruit d’une construction identitaire propre à l’individualisme de nos sociétés. » (p.15). En recherche d’identité mais aussi d’appartenance à un groupe, les geeks sont au cœur des industries culturelles et des médias et leur expertise fait d’eux des leaders d’opinion.

C’est l’émergence de cette culture geek, considérée comme un phénomène majeur, que se propose de décrire David Peyron en alliant la recherche historique à une étude sociologique pour comprendre comment se construit le sentiment d’appartenance, puis en analysant le discours visant à définir la culture geek.

 

Des pulps au transmédia

La culture geek, comme nous l’entendons aujourd’hui, et depuis déjà une trentaine d’années, doit son existence à ce que David Peyron nomme « l’esprit pulp » (p.27). Nées au début du XXe siècle, les pulp fictions, ces magazines de science-fiction, de littérature fantastique, de fantasy(2)  ou d’horreur, imprimées en masse sur du papier de mauvaise qualité (fait en pulpe de bois), étaient très populaires aux États-Unis. L’imaginaire suscité par la littérature pulp qui a vu naître beaucoup de héros encore très connus aujourd’hui (Tarzan, Flash Gordon, etc.) permet une extension de ces narrations sur d’autres supports. Les sérials, d’abord à la radio puis au cinéma sous la forme de séries B (courts épisodes diffusés avant le film), vont se développer comme compléments des pulps. C’est l’un des premiers exemples de convergence médiatique(3) .


Après une période d’inertie, les pulps connaissent au cours des années 1960 un regain de popularité auprès d’une jeunesse qui sera plus tard considérée comme la première génération geek. Deux maisons, fondées dans les années 1930, tirent leur épingle du jeu en recréant le super-héros : Marvel Comics et DC Comics. Le succès des comics a pour conséquence l’ouverture dans les années 1970 de boutiques qui leur sont dédiées. Proposant, en plus des périodiques de bandes dessinées, des posters, des jouets, des cartes de collection, etc., les magasins de comics vont offrir aux amateurs du genre un lieu de rencontre : une communauté est née.

À la même époque, les étudiants américains découvrent la fantasy à travers l’œuvre culte Le Seigneur des anneaux de John Ronald Reuel Tolkien, sortie dix ans plus tôt en Angleterre.

 Le Seigneur des anneaux suscita chez les geeks un amour pour le détail et pour les mondes imaginaires. 

Cette œuvre suscita chez les geeks un amour pour le détail et pour les mondes imaginaires. Cette « attention extrêmement méticuleuse à la structuration du monde imaginaire et à sa crédibilité fourmillante de détails » (p. 38) influença la pratique ludique du jeu de rôle, dont le plus illustre est sans conteste Donjons & Dragons. Au même moment, se développent les jeux vidéo et l’informatique qui marquent le plus grand tournant du mouvement geek.

Affiche du film Star Wars de George Lucas (1977)

Un historique de la culture geek ne serait pas complet si l’on omettait de parler de la franchise Star Wars, l’œuvre de George Lucas. « Adaptation quasi parfaite des grands canons de la culture pulp-comics-serials » (p. 50), l’œuvre suggère un univers bien plus large que ce qui est montré. Souci du détail, profondeur et cohérence en sont les attributs. Cette approche créa une convergence narrative : publication de romans sur les personnages secondaires, comic books, jeux, séries télévisées, etc. Ces extensions (world making) ont été confiées par George Lucas à des « hommes de confiance » (p. 53). Pour définir ce phénomène, on parle aujourd’hui de transmedia storytelling.

Anonymous vs. Zombies

Stimuler son imaginaire, prolonger l’expérience, voilà tout le propos de la culture geek. Et c’est souvent ce qui lui est reproché par la « haute culture » (p. 86) : son approche trop esthétique sous-tendrait un manque de fond. Certains auteurs ont toutefois délibérément diffusé un message politique dans leurs œuvres de science-fiction, mais celui-ci n’est pas reconnu par les geeks. David Peyron donne l’exemple de George Andrew Romero, auteur de films de zombies. Ses films pourraient être interprétés comme une « allégorie sur l’aliénation de l’homme occidental et une critique du capitalisme qui nous transformerait tous en zombies » (p. 89). Mais ce que les amateurs cherchent dans ses films, ce sont tout simplement les zombies.

Affiche du film Night of the Living Dead de G. A. Romero (1968)

Pour David Peyron, l’activisme au sein de la culture geek n’est observable qu’à travers Internet. Il est ici question des hackers. On parle d’activisme idéologique ou d’hacktivisme(4)  : logiciels libres, neutralité et gratuité du web, etc. Parmi les plus célèbres, les Anonymous, affublés d’un masque tiré du comics DC V pour Vandetta. Mais si le hacktivisme reprend les codes de la culture geek, peu de geeks se sont réellement engagés et les logiciels libres comme le navigateur web Firefox ne sont généralement utilisés que pour des raisons pratiques.

 

« Chaque geek est unique »

La convergence médiatique offre une compilation encyclopédique de données. Le souci du détail est, nous l’avons compris, une caractéristique essentielle du sentiment d’appartenance à la culture geek. L’individu peut ainsi, grâce à son érudition et à sa pratique quotidienne, se singulariser au sein d’un groupe. L’érudition conduit très vite au culte de la référence.

 La convergence médiatique offre une compilation encyclopédique de données. 

Un vrai geek saura repérer et exploiter une référence sur différents supports, à travers différents objets. Ces références transversales sont un vrai « moteur de convergence » (p. 147), elles mettent en place une connivence, une complicité stimulante qui poussent les geeks à aller plus loin dans leur pratique. Culte du détail, de la référence, autant d’éléments qui définissent cette sous-culture.

Ce sentiment d’appartenance à la communauté geek est renforcé par l’aspect participatif. Être geek, c’est « aller plus loin que la simple consommation, (…) en collaborant à la circulation des objets » (p. 163). La participation et la diffusion permettent au geek de renforcer son niveau d’expertise. La pratique la plus achevée en ce sens est le fansubbing, car elle permet de repenser le rôle de fan, et de situer ce dernier dans une démarche co-productrice, voire co-créatrice. 

Création d'un fan de la série Big Bang Theory

David Peyron s’intéresse à l’essence même de la culture geek. Il aborde également les aspects sociologiques et identitaires : une culture de refuge pour des jeunes hommes qui durant l’adolescence vont être exclus des groupes socialement valorisés (comme les garçons rebelles ou les fans de football). Mais « chaque geek est unique » (p. 177) et c’est à travers ce « tout » qu’est la culture geek que l’individu se différencie et revendique son identité. D. Peyron n’a pas la prétention de tirer un portrait parfait du geek, ni d’en énumérer les pratiques, mais de comprendre davantage qui se cache derrière cette culture, aujourd’hui au centre des réflexions marketing des marques. Son analyse, très bien menée, permet de comprendre plus généralement le passage d’une sous-culture, composée d’un petit nombre d’experts, à un mouvement leader d’opinion au centre de la culture mainstream. Kerouac, emblème de son époque, ne se doutait sûrement pas de l’avenir de ces geeks qui l’agaçaient tant.

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Crédits photos :
- Pulp Flash Gordon d'Alex Raymond (1938) (Davidd / Flickr)
- Thomas S. / Flickr
- Skookums 1 / Flickr
- Comics V for Vendetta d'Alan Moore (1982) (Jason Kasper / Flickr)
- Stijn Vogels / Flickr

    (1)

    Cet ouvrage, édité chez FYP en 2013, est issu de la thèse de l’auteur soutenue le 11 décembre 2012 à l’université Jean Moulin Lyon 3, dans le cadre de l’École doctorale des sciences de l’éducation, de psychologie, d’information et de communication. 

    (2)

    « Genre littéraire dans lequel l’action se déroule dans un monde imaginaire peuplé d’êtres surnaturels, mythiques ou légendaires », Le Petit Robert de la langue française, 2010. 

    (3)

    Henry JENKINS, La convergence culturelle, Armand Colin, 2013. 

    (4)

    Contraction de hacker et de activisme. 

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