Le mystère des chevaux mutilés

© Illustration : Sylvain Martini

Chevaux mutilés : enquête sur un mensonge

Des équidés retrouvés morts, une oreille coupée : c'est le point de départ d'une psychose collective qui a envahi la France à l'été 2020. Pleurant la mort de sa jument, une jeune femme s'impose très vite dans les médias, livrant inlassablement le récit de son drame. Mais Pauline S. avait un secret.

Temps de lecture : 16 min

À son bureau des Informations Dieppoises, Augustin Bouquet des Chaux fait défiler les clichés sur son écran. Ils lui semblent tous plus atroces les uns que les autres. En un mot : impubliables. Il relève les yeux vers la petite brune qui vient de débarquer au journal avec sa clé USB pleine de gros plans gores. L'événement dont Pauline S. est venue lui parler a eu lieu deux semaines plus tôt : le samedi 6 juin 2020, en début d'après-midi, elle a trouvé une de ses juments à terre, agonisante, l'oreille droite coupée et la tête déchiquetée. Cinq minutes après, Lady avait cessé de respirer. 

Pauline S. a trouvé que sa jument ressemblait à « un cheval de zombie ». Elle l'a photographiée puis, pour la protéger des mouches, elle a déposé un linge sur sa tête. Ensuite, sur les conseils de son petit ami, elle a appelé la police.

Avec Brandon, c'est du sérieux. Déjà quatre mois qu'ils se fréquentent. Il a 24 ans, elle presque 23. Ils ont l'intention de se pacser « dans un an ou deux ». Militaire, il est basé dans la Sarthe. Quand il a une permission, le week-end, il rejoint Pauline S. sur la Côte d'Albâtre, dans la caravane qu'elle occupe depuis l'été 2019 dans la campagne normande, entre Martin-Église et Grèges. Là, sur un peu plus de trois hectares loués à un garçon coiffeur à la retraite, elle veut ouvrir un « refuge de la dernière chance » pour les animaux condamnés à l'abattoir.

Gang

Le 6 juin, les policiers sont arrivés en début de soirée. Pauline S. leur a parlé du drone qui, parfois, survole son herbage. De l'homme qu'elle a surpris sur son terrain, au cours d'une ronde de nuit (elle est insomniaque). De la tête de chevreuil retrouvée accrochée à sa barrière quelques semaines plus tôt. Puis Brandon a livré le résultat des « recherches » qu'il a menées sur Internet : si, sur une carte, on relie tous les lieux où des chevaux ont été retrouvés morts avec une oreille coupée au cours des cinq dernières années, un pentagramme se dessine. Pour lui, la piste satanique s'impose. Les policiers, eux, ont estimé qu'il s'agissait sans doute d'une attaque de corbeaux.

La jeune femme en était là quand elle est tombée sur le post de Loïck Crampon, dont l'âne Scipion a été retrouvé mort dans son pré, un œil crevé et une oreille coupée, le vendredi 19 juin, à soixante kilomètres de Dieppe. Sur Facebook, cet éleveur a crié sa « colère incommensurable » et appelé les propriétaires d'équidés à la vigilance. À son message, il a joint un article du Nouveau Détective tiré du numéro du 27 mai. Le journal des amateurs de faits divers a repéré quatre cas récents de chevaux « torturés à mort » dont l'oreille droite a été « découpée avec une précision chirurgicale » et « emportée comme un trophée » par « des salauds insaisissables » — un « gang de massacreurs de chevaux ». L'hebdomadaire est formel : « Tous les chevaux de France sont aujourd’hui menacés. »

Sur la couchette fleurie qu'elle partage avec une dizaine d'animaux en peluche, Pauline S. a lu les centaines de commentaires indignés, vengeurs et solidaires sous le post de Loïck Crampon. Elle l'a contacté sur Messenger. Elle lui a dit qu'elle était victime, comme lui. Elle a mentionné l'oreille coupée de Lady. Ils ont poursuivi la conversation par téléphone. L'éleveur a assuré qu'il fallait « faire du bruit » pour que des moyens importants soient alloués à l'enquête. Alors, entre deux sanglots, Pauline lui a annoncé qu'elle avait déjà démarché des médias.

Acide

Augustin Bouquet des Chaux, le journaliste des Informations Dieppoises, est donc le premier à lui avoir répondu. L'actualité est un peu creuse et l'histoire de Pauline S. lui semble intéressante. Lors de sa dernière « tournée », cet exercice qui consiste à appeler les commissariats, les gendarmeries et les casernes de pompiers pour recenser les faits divers, un gendarme l'a justement alerté sur une accumulation de morts suspectes d'équidés. Son article est mis en ligne le mardi 23 juin, en fin de journée. Une photo de Lady — encore en vie — est montée en Une de l'édition papier. Manchette : « Une jument massacrée près de Dieppe ».

Parmi ses abonnés, le bihebdomadaire compte Étienne Thieffry, le nouveau procureur de la République, qui a pris ses fonctions au tribunal de Dieppe pendant le confinement. À la lecture de l'article, il tique sur un passage : Pauline S. laisse entendre que les policiers auraient demandé de faire examiner sa jument par un vétérinaire avant d'envisager un dépôt de plainte. La loi, rappelle le procureur, ne prévoit rien de tel. Il exige que Pauline S. soit reçue au commissariat. Le 25 juin, la propriétaire de Lady dépose plainte contre X pour « sévices graves ou acte de cruauté envers un animal ».

Le lendemain, Pauline S. passe à la télé. Filmée dans sa pâture par une équipe de France 3 Normandie, elle explique que sa jument a été « attaquée à l'acide ». Face caméra, elle déclare : « Je ne dors plus et je n'ai qu'une envie, c'est de retrouver — excusez-moi l'expression — l'enfoiré qui a fait ça. » Cut. Dans le commentaire qui accompagne les images, le journaliste Grégory Archiapati ne s'embarrasse pas de conditionnel : « La jument de Pauline S. a été torturée ». Il a dû travailler rapidement : son sujet devait être prêt pour le « 19/20 ». Mais la jeune femme, « vraiment dévastée », lui a semblé « super sincère » et « honnête dans sa démarche »

Ce soir-là, la rage et le chagrin de Pauline S. crèvent l'écran. Dans la foulée, elle annonce la création d'un groupe Facebook pour réunir tous les propriétaires d'équidés mutilés et « coincer ceux qui les assassinent ». Son nom : « Justice pour nos chevaux ». Ce groupe devient aussitôt une référence pour les médias. Et parce qu'elle en est l'administratrice, Pauline S. s'impose comme une porte-parole naturelle des victimes. Sur son téléphone Samsung, elle répond à tous les messages qui affluent jour et nuit. Elle appelle à redoubler de vigilance devant un cadavre : « Des propriétaires ont pu penser que leur animal était décédé de mort naturelle, puisqu'il avait commencé à être mangé par des corbeaux. » Les membres du groupe louent son dévouement. 

Drôles de Dames

Dans le milieu dieppois de la protection animale, Pauline S. n'est pas une inconnue. Elle a 18 ans lorsqu'elle s'engage au sein de la SPA locale. Les mercredis et les samedis, elle s'occupe des chiens, et se confie aux autres bénévoles —  elle dit tout le temps : « Je suis un vrai moulin à paroles ». Elle raconte qu'elle rêvait de devenir douanière mais « personne n'a jamais cru en [elle] ». Surtout pas sa famille. Toute son enfance, estime-t-elle, elle n'a jamais été qu'un « alibi » : sa mère profitait de leurs promenades pour « se faire sauter par le voisin dans une ruelle ». Lorsqu'elle était au collège, ses parents se sont séparés. À 15 ans, sa mère l'a mise à la porte. Elle s'est retrouvée chez son père qui a sombré dans l'alcool. Depuis, elle cherche des parents de substitution partout. 

Un temps, deux responsables associatives, Martine et Sylvie, veillent sur elle. Pauline S. : « Vous êtes mes mamans. » Toutes les trois, elles organisent des « sauvetages » d'animaux. Elles se font appeler « Les Drôles de Dames », en référence aux détectives de la série télévisée. Lors d'une expédition, Pauline S. leur annonce solennellement que les bêtes sont toute sa vie parce qu'elle ne peut pas avoir d'enfants. Les trois femmes deviennent intimes. Et puis, un jour, une dispute éclate entre Martine et Sylvie, et c'est la fin du trio.

Bébés

Ce microcosme est marqué par une concurrence acharnée. Cachées derrière de multiples alias, des bénévoles dénigrent leurs rivales à longueur de posts Facebook. L'orgueil et la générosité sont inextricables : c'est à qui sauvera le plus d'animaux. Depuis qu'elle s'est lancée dans son projet de refuge, à l'été 2019, Pauline S. s'est imposée dans cette compétition informelle. Via des associations qui cherchaient à les placer, ou directement auprès de particuliers qui avaient publié des annonces sur les réseaux sociaux, elle a peu à peu recueilli des lapins et des furets, des reptiles et des cochons vietnamiens, cinq chats, quatre chiens, douze chevaux, deux poneys. Sans compter trois autres équidés accueillis en pension, contre un peu d'argent. 

Sur Insta, elle s'adresse à ses « bébés » : « Maman t'aime fort ». Parfois, elle ajoute : « L'amour n'a pas de frontière. » Elle est « une amoureuse des animaux » — c'est ainsi qu'Arnaud Commun, reporter à Paris Normandie, choisit de la présenter. Plusieurs médias reprendront cette formule. Au fil des interviews, lorsqu'elle décrit la coupe « chirurgicale » de l'oreille de Lady, Pauline S. se met à brandir un élément supplémentaire de légitimité : elle précise qu'elle travaille « en milieu hospitalier ». Il lui arrive, en effet, d'effectuer des missions dans une clinique : elle y fait le ménage. L'agence d'intérim lui propose aussi des remplacements ponctuels « dans le milieu de la vente ». Brandon et ses grands-parents maternels la dépannent comme ils peuvent. Mais en attendant d'avoir l'âge de toucher le RSA, elle dit que sa vie, c'est « article 22, démerde-toi comme tu peux ».

Sa situation est un peu floue, mais les reporters s'en accommodent. Pourquoi d'ailleurs s'autoriseraient-ils à douter d'elle ? Parce qu'elle est jeune ? Parce qu'elle vit dans une caravane qui pue la litière ? « Les policiers ne m'ont vraiment pas prise au sérieux au départ », rappelle sans cesse Pauline S. Pas question pour les journalistes de reproduire la même erreur. 

Trophée

Le 13 juillet, dans une « enquête sur le gang de tueurs de chevaux », Le Parisien se fait l'écho d'une note du Service central du renseignement territorial (SCRT), qui met en évidence « une véritable volonté de porter atteinte aux équidés de manière générale tout en gardant une oreille en trophée ». Les agents du renseignement pensent que « les auteurs » ont « des connaissances et des compétences dans le monde équestre ». Mais leurs « réelles intentions » restent mystérieuses : « superstition, fétichisme, rituel satanique, sectaire ou autre » ? Une cellule spécialisée de la gendarmerie coordonne désormais l'enquête au niveau national. 

Face à la menace, Pauline S. propose aux membres de son groupe Facebook d'échanger des idées pour « protéger nos loulous ». Certains organisent des rondes avec leurs voisins et relèvent les plaques d'immatriculation des véhicules inconnus, d'autres s'équipent en caméras et préviennent : « Le fusil est chargé ». Pauline S., elle, a installé une clôture électrifiée avec l'aide de son ami Christophe. Ils ont sympathisé six mois plus tôt lors d'un repas au Buffalo Grill organisé pour les dix ans d'une association canine. Elle lui a parlé de son amour des chevaux. Lui de sa passion pour les galgos, les lévriers espagnols. Depuis, elle le voit « comme un papa ». (Précisons que Christophe est le frère de Martine — que Pauline S. a longtemps considérée « comme une maman ». Pauline S. ne les voit jamais ensemble : le frère et la sœur, brouillés, ne se parlent plus.)

Star

Les semaines passent et la panique s'installe. Au mois d'août, les autorités recensent « une trentaine de cas » depuis le début de l'année 2020. Le groupe « Justice pour nos chevaux » compte désormais près de 20 000 membres : des éleveurs et des gendarmes, des wiki-enquêteurs et des sympathisants. Des journalistes, aussi. Pauline S. continue à répondre à leurs sollicitations.  « Ces monstres procèdent par série », explique-t-elle au Figaro.

Christophe la met gentiment en garde : il trouve qu'elle se « prend pour une star ». Brandon, lui, ne supporte plus cette manie d'accorder des entretiens. Quand il est là, c'est un sujet de frictions. Mathilde Carnet, correspondante en Normandie pour BFMTV, en fait les frais. Alors qu'elle a rendez-vous pour une interview, elle se gare le long de la départementale et appelle Pauline S. pour signaler son arrivée en bas du chemin qui mène à la pâture. Brandon décroche. Concert d'insultes. La journaliste fait demi-tour. 

Pour la chaîne d'info continue, il n'est cependant pas pensable de se priver d'un tel témoignage. La correspondante revient sur les lieux un jour où Pauline S. est seule. Et puis, le 25 août, la jeune femme, un keffieh autour du cou, apparaît en direct sur BFMTV. La présentatrice, Aurélie Casse, l'interroge : « Vous arrivez à les recenser [les cas] ? Parce que moi, en préparant l'émission, je n'ai pas trouvé de décompte vraiment clair… » Pauline S. accède au rang d'experte télévisuelle. 

Sur les réseaux, quelques messages dissonants apparaissent. « Ce soir je suis folle de rage, de tristesse… On me dit "allume la télé, vite !" Je vois cette fameuse jeune femme toute gentille d'apparence interrogée par BMFTV ! Cette jeune femme n'est pas celle que vous pensez ! », alerte ainsi sur Facebook la présidente de l'association Sabots sans famille, qui a confié plusieurs animaux à Pauline S. Mais aucun journaliste ne réagit.

Ministre

Deux jours plus tard, la gendarmerie diffuse le portrait d'un homme surpris par le propriétaire d'un ranch dans l'Yonne en train de s'en prendre à un poney. En quelques heures, plus de 500 000 personnes le partagent sur Facebook. Le ministre de l'Agriculture, Julien Denormandie, se rend dans un centre équestre et dénonce « des actes de cruauté d’une barbarie inimaginable »

Un portrait robot, la mise en scène de la mobilisation du gouvernement, et la fin des grandes vacances dans les rédactions : il n'en fallait pas plus pour relancer une salve de papiers sur « le mystère de l'été ». Des journalistes de France Info, L'Obs, La Stampa et Radio Canada demandent les coordonnées de Pauline S. à leurs confrères de Paris Normandie et des Informations Dieppoises. Ces derniers s'assurent de son accord par SMS mais plusieurs journalistes tombent sur son répondeur. Contrairement à son habitude, elle ne rappelle pas immédiatement. Ceux qui la relancent au début de la deuxième semaine de septembre constatent que son numéro de téléphone n'est plus attribué. Ses comptes sur les réseaux sociaux, quant à eux, sont désactivés. 

Pauline S. a disparu. 

 

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À l'ombre d'un noisetier, une chaîne rouille sur le portail grand ouvert. La caravane n'est plus là. Le hangar a perdu sa toiture. Trois ans après la mort de Lady, le « refuge de la dernière chance » de Pauline S. est à l'abandon. Des vestiges de meubles jonchent la prairie. Sous les orties, on aperçoit, près d'un gilet gris, un livre illustré consacré aux reptiles. À l'entrée d'un box, une licorne et un lapin en peluche prennent le soleil. Plus loin, prisonnier d'un reste de clôture tombée au sol, un ourson est couché, entouré de centaurées. Partout, la végétation a recouvert les traces du séjour de Pauline S. 

Ici même, il y a trois ans, plus un brin d'herbe ne subsistait. C'est ce qui frappait tous ceux qui s'aventuraient sur le terrain de Pauline S. Les chevaux, trop nombreux pour un pré de cette taille, fouillaient désespérément la terre battue. Elle-même reconnaissait qu'il était « un peu surpâturé », elle évoquait des pourparlers avec un agriculteur qui pourrait peut-être lui louer un autre champ. En attendant, assurait-elle, elle nourrissait ses bêtes avec du foin. À ceux qui s'étonnaient de la modestie de ses réserves, elle annonçait qu'elle devait justement être livrée le lendemain. Elle estimait que ses animaux étaient bien nourris. 

Son vétérinaire n'était pas de cet avis. Plusieurs fois, il a indiqué à Pauline S. que les quantités fournies étaient insuffisantes, qu'elle n'avait visiblement pas les moyens de garder autant d'animaux. Il n'a pas mentionné les impayés accumulés — le confinement l'avait privée de ses missions d'intérim, il comprenait — mais il a suggéré qu'on abusait de sa gentillesse. Il a dit : « Bon et bête, ça commence par la même lettre. » 

Poux

L'équarrisseur s'est inquiété à son tour. Après avoir « ramassé » trois équidés « en un rien de temps » au début de l'année 2020, il a jugé qu'il était temps « d'arrêter les conneries et de savoir de quoi meurent ces chevaux ». Pauline S. a plaidé qu'elle n'avait jamais eu de chance, et que c'était la vie. 

À l'occasion d'une nouvelle visite, le vétérinaire a constaté que les chevaux étaient « pâles » et infestés de poux. En sept mois, il avait déjà dû en euthanasier cinq, « suite à des échecs de soins ». Au départ, il s'agissait de très vieilles juments, il n'y avait pas matière à s'alarmer. Mais les animaux concernés étaient à chaque fois un peu plus jeunes. Le 2 juin, il a considéré qu'il était de son devoir d'alerter les autorités sanitaires. 

Le 4 juin, une fonctionnaire de la Direction départementale de la protection des populations (DDPP) avertit Pauline S. qu'un contrôle aura lieu une semaine plus tard. Le 6 juin, profitant de la voiture de Brandon, son petit ami, la jeune femme se fait conduire chez JMT, un magasin spécialisé dans la vente de nourriture animale. C'est au retour qu'elle découvre sa jument Lady à l'agonie. 

Louna

La scène, pourtant, n'est pas tout à fait celle qu'elle décrira le soir même aux policiers puis aux journalistes pendant tout l'été. Dans son récit, Pauline S. gommera la présence de deux témoins venus apporter un supplément de nourriture à un cheval mis en pension chez elle. Elle gommera surtout Louna, sa chienne préférée, qui aurait dû être enfermée dans un box mais qu'elle surprend, à proximité de Lady, la gueule ensanglantée. 

Pauline S. sait de quoi sa malinoise est capable : ces derniers mois, elle a déjà attaqué une jument. Elle a aussi dévoré un chat. Cela ne fait aucun doute : affamée, la chienne s'est jetée sur Lady ; affaiblie à l'extrême par les privations de nourriture, la jument, qui en était réduite à manger son propre crottin, n'a pas pu résister. 

Aussitôt, Pauline S. envisage le pire : sa chienne va lui être retirée, elle sera soumise à un test de comportement, puis euthanasiée. Pour la jeune femme, cette perspective est insupportable. De quoi se « foutre en l'air », elle en est certaine. Dès lors, protéger Louna devient son unique obsession. 

Nagui

C'est sur cette nécessité que fleurit le mensonge de Pauline S. : elle décide de semer le doute, d'accuser un « enfoiré » anonyme et de rejoindre les rangs des victimes de la série noire qui, depuis plusieurs semaines, met les milieux équestres en émoi. Surprise : c'est presque trop facile. Une fois surmonté le premier obstacle — le scepticisme initial des policiers, qui suspectent une attaque de corbeaux — le mensonge de Pauline S. s'impose de façon stupéfiante. Comme si tout le monde avait envie de croire son histoire. 

Tandis qu'elle subit un contrôle des autorités sanitaires, qui fustigent son « indifférence cruelle » au sort des bêtes qu'elle voit « souffrir, dépérir et mourir » sur son exploitation ; tandis qu'elle explique que si rien chez elle n'est aux normes c'est parce qu'elle fait des AVC à répétition ; tandis que ses anciennes camarades des associations de protection animale viennent récupérer une à une les bêtes « sauvées » par Pauline S., même Louna ; tandis qu'elle voit enfler une mauvaise blague accusant Nagui, l'animateur de « N'oubliez pas les paroles », d'être le bourreau des chevaux mystérieusement mutilés ; tandis qu'elle se sépare de Brandon et renoue avec sa mère, son mensonge sur la mort de Lady prospère — parfait écran de fumée.

Sa version résistera plus de six mois. Placée en garde à vue le 25 janvier 2021, Pauline S. finit par reconnaître la vérité. « J'ai été dépassée », admet-elle face aux gendarmes de Neufchâtel-en-Bray. Elle rappelle qu'elle vivait dans une caravane sans eau ni électricité : « Les conditions n’étaient ni top pour moi, ni pour mes animaux. Je faisais ce que je pouvais. » Elle ajoute : « Quand les journalistes sont venus à moi, je ne savais plus quoi faire. »

Engrenage

Lorsqu'il a appris que Pauline S. avait menti, Augustin Bouquet des Chaux s'est senti « con ». Le premier journaliste à qui la propriétaire de Lady s'est confiée — « le premier pigeon », grince-t-il — s'est refait plusieurs fois le film : « Ça ne s'est pas fait dans la précipitation, je ne cherchais pas le buzz à tout prix, la justice prenait l'affaire au sérieux… J'aurais pu être un peu moins affirmatif, mais je n'ai pas le sentiment d'avoir commis d'erreur. » Très vite, il a reçu le soutien de ses collègues des Informations Dieppoises. Tous lui ont assuré qu'ils auraient « fait pareil »

Malgré ces paroles réconfortantes, Augustin Bouquet des Chaux ne peut pas s'empêcher de penser que « sans Pauline S., les chevaux mutilés, ça serait resté dans Détective ». Et que la France se serait épargné une psychose collective. Au fond, il s'en veut d'avoir « donné une crédibilité » à la jeune femme : « Après, mes confrères, ils ont fait comme tout le monde : quand on voit un super témoin dans un journal concurrent, on est tenté de le récupérer sans forcément se poser beaucoup de questions… » 

C'est dit sans une once d'acrimonie. Simple constat d'un engrenage fatal. « Quand on fait de l'actu, on n'a pas le temps d'enquêter sur chaque témoin interrogé », soutient Grégory Archiapati, son confrère de France 3. « On ne peut pas non plus partir du principe que tout le monde ment », tranche Mathilde Carnet, la correspondante de BFMTV. Les journalistes qui ont interrogé Pauline S. ont le sentiment d'avoir travaillé correctement. 

Charognards

« Il y a parfois un décalage entre la façon dont on peut percevoir des récits d'infraction et le retentissement qu'elles peuvent susciter », formule Étienne Thieffry, le procureur de la République. Depuis son bureau d'angle du tribunal de Dieppe, il a une vue plongeante sur la façade des Informations Dieppoises. Il dit : « Il fallait prendre le temps d'enquêter. » Ce n'est pas une leçon ; c'est une évidence. Temps médiatique, temps politique, temps judiciaire : méditation classique. 

À l'échelle du pays, les enquêteurs ont recensé 80 « actes de cruauté » infligés à des équidés par des hommes sur les 524 cas de mutilations étudiés en 2020. C'est un peu plus que d'ordinaire, les gendarmes pensent que la médiatisation intense du phénomène a pu inspirer quelques auteurs, mais l'immense majorité des cas relève d'animaux qui se blessent entre eux ou périssent de mort naturelle — avant d'être mutilés par des charognards. 

Le 25 juin 2021, un an jour pour jour après son dépôt de plainte, Pauline S. a été condamnée par  le tribunal correctionnel de Dieppe à quatre mois de prison avec sursis pour mauvais traitements et dénonciation mensongère. Il lui est interdit de détenir un animal pendant trois ans, et d'exercer une profession en lien avec les chevaux.

La Fondation Brigitte Bardot s'était portée partie civile. À l'audience, elle était représentée par Martine, l'ex-« Drôle de dame » que Pauline S. appelait « maman ». Comme elle, les anciens amis rencontrés dans les associations animalières ont trouvé la peine bien légère.

Trois ans après les faits, deux ans après sa condamnation, Pauline S. ne veut plus revenir sur cet épisode. Elle dit qu'elle a fait « un gros effort pour oublier » et qu'elle est « passée à autre chose ». Surtout, elle a « enfin compris » qu'elle ne pourrait pas « sauver la terre entière »

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