Les jeux en ligne, levier d'abonnement : dessin de Chloé Lelièvre

Une fois le lecteur fidélisé via les jeux, la stratégie des médias consiste à le convertir en abonné. 

© Illustration : Chloé Lelièvre

Jeux en ligne : un casse-tête rentable pour les titres de presse

Pour attirer une nouvelle audience sur leurs sites, de plus en plus de médias développent leur plateforme de jeux en ligne. Mots croisés, sudokus et autres activités deviennent un vrai levier d’abonnement.

Temps de lecture : 9 min

« Franprix ? Huit lettres. » Tasse à la main, le regard vers un supermarché, Gaëtan Goron est installé sur la terrasse au septième étage des locaux du groupe Le Monde. Amoureux des maths et des lettres, le trentenaire aux cheveux ébouriffés est verbicruciste pour Le Nouvel Obs : il s’occupe des dernières pages du magazine, celles des jeux.

Avec sa doudoune de montagne et ses lunettes de vue sur le nez, il explique diviser son temps entre Paris et la Corrèze, où l’inspiration lui a déjà permis d’imaginer plus de 3 000 grilles. Lorsqu’on lui demande s’il ne devient pas fou à force d'analyser chaque mot et de compter chaque lettre, il admet « une part de folie », raconte qu'il « repère les sols en damier, les chemises à carreaux » mais après tout, ajoute-t-il, « c’est mon travail, ça m’amuse ».

Gaëtan Goron propose ses mots croisés sur papier, mais aussi en ligne. Selon lui, cette différence de support ne change rien à la création. « Les jeux, ça marche tout le temps. L’été, à la plage s’il fait beau, à l’intérieur s’il pleut… En plus, c’est assez intemporel. »

« Une passerelle entre les jeux et les articles »

Pour attirer les amateurs du « print » vers son site, Le Nouvel Obs a opté pour des QR codes à flasher. L’un donne accès à plus de grilles quand l’autre — pour les impatients — dirige vers les solutions détaillées. Pour y accéder, une seule condition : s’abonner au magazine.

Ce levier d’abonnement est utilisé par de plus en plus de médias. Du côté de Ouest-France, c’est même le gros projet du moment : « On essaie de développer et d’étoffer l’offre de jeux en ligne », expose Pierre-Emmanuel Chevalier, responsable du pôle acquisition digitale. Selon lui, il y a une appétence pour les jeux, « c'est quelque chose qui plaît à nos lecteurs, à notre audience. Ça nourrit une attente, un besoin de nos clients. » Une fois fidélisés, les internautes sont incités à s'abonner pour accéder « en exclusivité » à d'autres jeux.

L'étape suivante consiste à « faire une passerelle entre les jeux et les articles pour que les personnes qui viennent jouer consomment finalement du contenu. » Lorsqu’ils jouent, les utilisateurs voient le logo rouge, mais aussi l’aperçu du journal du jour dans le coin en haut à gauche de leur écran.

Régularité et intensité

Ces pages en ligne bénéficient d’un avantage clé : les joueurs y restent longtemps. « Tous les médias cherchent à créer de la récurrence de visites sur leur site et de l'engagement », analyse Marion Wyss, co-fondatrice de Poool et de The Audiencers, entreprises qui conseillent les médias dans leur stratégie de fidélisation de l’audience. Les jeux sont parfaits pour suivre cette stratégie, ils créent « de l’addiction », font « revenir les gens qui restent longtemps » et permettent de leur faire consommer « plein de pages ». Or, Marion Wyss l’assure, « plus un utilisateur revient fréquemment sur le site, plus son taux de conversion à l'abonnement est élevé. Ça se vérifie sur tous les sites médias du monde », que le public vienne pour de l’actualité ou pour tout autre service.

Pour transformer un simple joueur en abonné, les médias doivent proposer une offre riche. La plupart « n’ont pas de verbicruciste en interne », note Marion Wyss, et beaucoup de titres des groupes Prisma, Reworld ou encore Ouest-France passent par RCI Jeux, dont le créateur, Armand Jammot, est le même que celui de l’émission « Des chiffres et des lettres ». Chaque mois, seraient jouées environ 14 millions de parties fournies par ce prestataire.

« Sur le digital, les grilles sont plus petites, les joueurs sont plus jeunes »

Pour Claire Bourdillon, la directrice des opérations de RCI Jeux, proposer des grilles en version numérique modifie légèrement le processus de création. « Ce n’est pas la même démarche lorsqu’on joue sur un magazine : avec des grilles souvent grandes, on va y passer du temps. Sur le digital, les grilles sont plus petites, les joueurs sont plus jeunes et ils aiment que ce soit un peu plus rapide à remplir que sur le papier. »

Là où les versions papiers traînent sur la table et peuvent être remplies en plusieurs jours, les amateurs de grilles passent en moyenne « quatre à cinq minutes » sur une partie en version digitale. Selon elle, les nouvelles générations sont aussi demandeuses de jeux de logique et de casse-tête, « on doit donc créer de nouvelles mécaniques de réflexion. »

Mais le succès des mots croisés traditionnels reste marquant. Au Parisien, ils constituent « quasiment la moitié du trafic des jeux, suivi des puzzles et des jeux de mots », précise Guillaume Bournizien, digital marketing manager du titre. Il s’est fixé pour objectif d'assurer « 2 à 3 % » de l’audience totale du journal. « Ça paraît faible, mais ce sont des utilisateurs fidèles qui viennent plusieurs fois par mois et qui restent très longtemps sur le site. »

Selon la directrice des opérations de RCI (chez qui se fournit en partie Le Parisien), « certains jeux permettent de faire du trafic et d’autres fidélisent l’audience », comme des grilles toujours créées par le même auteur ou un rendez-vous régulier pour une nouvelle grille.

Des concepts et de l’addiction

Le leader dans le domaine est le New York Times. Éditeur de mots croisés dans son journal depuis 1942, le titre a lancé son application dédiée en 2009. Quatorze ans plus tard, NYT Games revendiquait plus de 2,6 millions d’utilisateurs actifs. Sur son site, le géant américain propose différentes offres pour accéder à son contenu. Certaines permettent de lire seulement les articles, d’autres sont des « bundle », des packs avec lesquels l’utilisateur peut accéder aux articles, mais aussi à des jeux, à des recettes et à des pages dédiées au sport. Le New York Times propose aussi, depuis une dizaine d’années, une offre permettant d’accéder uniquement aux jeux, dès 2 euros par mois.

Les logos des jeux du New York Times.
Les logos des jeux du New York Times.

En 2020, le titre de presse a recruté un éditeur de jeux vidéo pour mener à bien ce pôle. « Quand je suis arrivé, il y avait beaucoup de choses à faire, se remémore Jonathan Knight. Crâne rasé, barbe blanche et lunettes noires, ce passionné est passé par les plus grands studios de jeux, de Warner Bros à Zynga.

« L’avantage avec ma mission, dit-il, c'est de se dire que tout le monde est un joueur, l’audience est partout. » Pour le New York Times, l’audience est aussi présente sur l’application de jeux : « Nous avons pas mal d’utilisateurs qui cherchent des mots croisés sur le Play Store ou l’App Store et qui tombent sur notre application. » Fin mars 2024, elle était numéro un des téléchargements de jeux de mots sur l’App Store. Selon des données publiées par YipitData, en décembre 2023, les utilisateurs des applications du New York Times (The Athletic, NYT Cooking, NYT Games, NYT News) passent désormais la majorité de leur temps à jouer.

Flatté d’être pris en exemple par « de nombreux médias européens », Jonathan Knight souligne qu’il n’y a pas de « recette du succès ». Avec cinq éditeurs de mots croisés et une dizaine de personnes qui gèrent tout ce qui entoure les grilles (édition des jeux avec des articles, gestion des forums, etc.), le monsieur « jeux » du quotidien l’affirme : « Il a fallu trouver l’astuce pour la rétention du public et pour développer une habitude quotidienne chez l’audience. Cela s’est fait pendant des années. » Le New York Times a ainsi réfléchi à des jeux addictifs, qui donnent envie d’y retourner.

Pour plaire, un jeu doit être à la fois facile à comprendre et difficile à réaliser. Challengeant. En 2008, le journal lançait Spelling Bee. Le principe : former le plus de mots à partir de sept lettres. Plus récemment, le géant américain a racheté le phénomène Wordle pour une « somme à sept chiffres ». Là aussi, la règle est simple : découvrir un mot de cinq lettres en six essais. Aujourd'hui, Wordle fait partie des termes les plus recherchés sur Google.

Selon Jonathan Knight, le public apprécie aussi les activités du Times parce qu’avec Wordle ou Connections, « on sent qu’il y a un humain derrière, il y a une sensibilité. Il y a ce quelque chose qui fait qu’on se dit qu’il y a peut-être une autre solution et finalement non, il n’y en a qu’une. Parce que justement, l’humain a réussi à mettre le doute, la subtilité qui donne une seule réponse juste. »

Mais le contenu ne fait pas tout, Jonathan Knight et son équipe réfléchissent aussi à l’ergonomie. « On analyse beaucoup le parcours des utilisateurs, notamment là où ils cliquent. » Des tests sont souvent effectués avec des nouveaux concepts. Récemment, le titre américain a proposé un jeu en version bêta (dernière version avant la mise en ligne officielle) : Strands on. Là encore, il est question de mots, mais cette fois-ci, le joueur doit tirer des liens entre les lettres. « On verra bien si on garde ce jeu ou si on change d’idée ! »

« Exiger au minimum un nom et un mail permet de savoir qui joue »

« On est beaucoup à regarder ce que fait le New York Times », confirme Pierre-Emmanuel Chevalier, de Ouest-France. L’été dernier, inspiré de Wordle, le « Mot du jour » était lancé sur le site du quotidien régional. Tous les jours, les lecteurs sont invités à trouver le bon mot de six lettres, en six essais. Et le succès est au rendez-vous : avant le lancement du « Mot du jour » en juillet 2023, le site comptabilisait 22 300 visiteurs par mois. En février 2024, grâce à cette nouveauté et à d’autres actions comme un calendrier de l’Avent qui renvoyait au portail des jeux, ce nombre est passé à 181 000 visiteurs. Mais pas question à ce stade de proposer un abonnement dédié aux jeux, faute de « vraie plus-value ».

En attendant, Ouest-France propose tout de même de créer un compte afin d’accéder aux jeux des abonnés et à plus de grilles. « Exiger au minimum un prénom, un nom et une adresse mail permet de savoir qui joue et de faire gonfler les bases de données », note Marion Wyss. Ouest-France profite de cette adresse mail pour envoyer une newsletter à ses joueurs. Chaque semaine, le lecteur est questionné par l’objet du mail « Avez-vous joué cette semaine ? »

Des jeux au profit des journalistes

Au Parisien, tous les jeux sont en accès libre via un site récemment modernisé. « Ils font partie de notre ADN, on s’est rendu compte qu’il y avait une audience très fidèle qui se rendait tous les jours sur notre page dédiée », détaille Guillaume Bournizien. « Pour l’instant », aucun abonnement n'est imposé pour y accéder, l’objectif de cette première phase est « d’augmenter le trafic. Notre stratégie est de fidéliser le lecteur. En demandant un abonnement directement, on avait peur de perdre des utilisateurs fidèles. On voulait créer une habitude. » La suite consistera à proposer une création de compte afin de « récupérer des données » pour mieux connaître l’audience.

« Les jeux participent à la production du journal »

En augmentant le trafic sur leurs pages, les médias attirent les annonceurs, ce qui engendre des revenus publicitaires. « Même si certains [internautes] ne s’abonnent pas, ils ont été monétisés via la publicité », explique Pierre-Emmanuel Chevalier. D’une certaine manière, « les jeux participent à la production du journal. »

Pour la cofondatrice de The Audiencers, « les articles ne sont pas l’activité la plus rémunératrice d’un journal » et publier des jeux revient moins cher « qu’animer une rédaction de 500 journalistes pour Le Monde par exemple », précise Gaëtan Goron.

Un live sur Instagram

En plus d’être un levier d’abonnement, ses grilles permettent de mieux connaître le lectorat du journal. L’été, lorsqu’il publie sa grande grille estivale, Gaëtan Goron analyse l’écriture des centaines de mots croisés qui lui sont renvoyées afin de participer au concours. Il se fait alors une idée de l’âge des participants.

Au quotidien, il échange avec les cruciverbistes. « Certains me disent qu’ils ont aimé des définitions, d’autres réagissent à des mots liés à la politique. » Il les invite aussi à remplir les grilles avec lui lors d’un live Instagram sur le compte du Nouvel Obs organisé tous les mercredis. « Entre 3 000 et 5 000 personnes » passent sur le direct, par curiosité ou pour participer.

Le verbicruciste trouve son inspiration partout, il se glisse aussi dans les réunions de rédaction du Nouvel Obs, carnet à la main, il gribouille des idées, parfois liées à l’actualité. Outre-Atlantique, le service jeu est « entièrement intégré à la rédaction ». Les bénéfices liés à cette activité peuvent profiter à toute l’entreprise. « Nous voulons que le journalisme continue de fonctionner et que les journalistes gardent leur indépendance. C’est enrichissant de voir qu’on y participe avec nos jeux », sourit Jonathan Knight.

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