Carla Cadenas présente le journal de Bus TV sous l’œil attentif des passagers.

Carla Cadenas présente le journal de « Bus TV » sous l’œil attentif des passagers.

© Crédits photo : Gabriel Aguilar

Au Venezuela, le Bus TV roule contre la censure

Chaque jour, à Caracas, des journalistes grimpent dans des bus qui sillonnent la ville pour y informer directement les passagers.

Temps de lecture : 4 min

« Bonjour à tous et à toutes ! Ceci est le journal du Bus TV. Commençons avec les informations. » Malgré les soubresauts du vieil autocar qui remonte l’effervescente Avenida Baralt, en plein cœur de Caracas, la voix de Katherine Rosas ne tremble pas. Postée à l’avant du bus, la journaliste de 28 ans clame les nouvelles du jour à la trentaine de passagers sur le chemin de la maison, de l’école ou du travail. Son visage est encadré par un faux écran de télé en carton que tient sa collègue, Carla Cadenas. En lettres bleues : « El Bus TV Caracas ».

Leur ambition : « vaincre la censure ». Avec un principe simple : monter dans l’un des innombrables autobus qui parcourent chaque jour la bouillonnante capitale vénézuélienne pour informer, en face à face, ses usagers. L'équipe de quatre journalistes repère un véhicule et, si le chauffeur l'y autorise,  grimpe à l’intérieur pour y diffuser l'« émission ». Chaque journal dure environ trois minutes. L’opération se répète une dizaine de fois dans la journée, toujours dans un bus différent. « On essaye de choisir des bus pleins à craquer pour toucher un maximum de personnes », précise Katherine.

Informations locales et pratiques

Tandis que les derniers arrivés cherchent du regard les ultimes places assises disponibles, Katherine enchaine les titres de ce vendredi 23 juin 2023 : une ONG organise des dons de médicaments, des détails sur la primaire de l’opposition ou encore les résultats des derniers matches de baseball. Une synthèse d’infos glanées par leurs informateurs amateurs, qui leur sont signalées directement ou reprises d’autres médias indépendants. L’émission tout juste achevée, plusieurs passagers interpellent Carla Cadenas. Tous veulent noter le numéro de téléphone pour prendre rendez-vous aux examens médicaux à prix réduit qui se tiennent dans une université voisine.

En route vers son travail, Darcy salue l’initiative, qu’elle découvre. « Ils donnent des informations sur la santé, les services basiques comme l’accès à l’eau. C’est très utile. Ce sont ce sont des choses de la vie quotidienne que nous ignorons parce que les grands médias n’en parlent pas. »

Depuis l’arrivée d’Hugo Chavez en 1999, l’accès à l’information s’est considérablement dégradé au Venezuela. « Ici, la censure est quelque chose de systématique et qui empêche la population de s’informer correctement. » expose Laura Castillo, ancienne du quotidien El Nacional. La situation s’est même aggravée depuis la prise de fonction de Nicolas Maduro en 2013, avec le noyautage de médias traditionnels qui jouissaient encore d’une certaine indépendance, comme la chaine de télévision Globovision ou les deux grands quotidiens nationaux, El Universal et Ultimas Noticias

C’est en mai 2017 que Laura Castillo, fondatrice et directrice, est montée pour la première fois dans un bus pour y narrer son journal. C’était sur l’Avenida Francisco de Miranda, et dix ans après la fermeture, par les autorités, de Radio Caracas Television, l’une des principales chaines du pays. Six ans plus tard, ce trajet est toujours emprunté par les journalistes du Bus TV. Douze autres lignes ont été investies, dont six en dehors de Caracas. La rédaction compte aujourd’hui sept journalistes à plein temps, qui coordonnent une cinquantaine de collaborateurs bénévoles.

L’étreinte du régime chaviste sur la presse ne s’est pas desserrée. En 2022, Nicolas Maduro a ordonné la fermeture de 112 radios, surtout locales et communautaires, qui dénonçaient les pénuries et autres manquements d’un gouvernement peu préoccupé par le sort des populations éloignées de Caracas. « C’est dramatique car, en provinces, les gens s’informaient essentiellement grâce à ces stations », regrette Laura Castillo. Le Venezuela pointe à la 159e place du classement de Reporters sans frontières (RSF) sur la liberté de la presse, derrière des pays comme le Soudan, l’Afghanistan, la Biélorussie et le Nicaragua.

Un média offline, au contact direct des citoyens

Confrontée à des médias traditionnels qui relaient la propagande gouvernementale, la population se désintéresse de l’information. « S’informer au Venezuela est un défi constant, raconte Laura Castillo. La crise économique est si profonde que chercher une information de qualité n’est plus une priorité. Beaucoup de gens n’ont plus le temps, l’envie ou l’énergie de faire cet effort. » La presse indépendante est surtout digitale, accessible en utilisant un VPN. Or, tous et toutes ne maitrisent pas ces outils numériques. D’où, la pertinence du Bus TV : « Nous voulions développer un média offline, qui soit directement au contact des citoyens », ajoute sa directrice.

Le journal se conclut souvent sous les applaudissements. « C’est excellent, commente, tout sourire, Sandra Camacho, installée dans le fond de l’autocar. Cela permet de maintenir informés les gens qui, comme moi, n’ont pas de téléphone portable en ce moment. » L’heure et l’itinéraire sont des facteurs clés. « Cette ligne est bonne, constate Carla Cadenas. Nous sommes dans un secteur à la fois d’activités économiques et résidentiel. Les gens sont à l’écoute. Certains nous prennent même en photo ou en vidéo. » Les réactions sont parfois vives. Cette fois, c’est la justification bancale des pouvoirs publics, après quatre jours de coupure d’eau courante dans la capitale, qui scandalise les usagers.

Katherine Rojas attend le prochain bus. Tous les chauffeurs ne sont pas d’accords pour laisser monter les quatre journalistes.
Katherine Rosas attend le prochain bus. Tous les chauffeurs ne sont pas d’accords pour laisser monter les quatre journalistes.

Les invectives contre Katherine Rosas et ses collègues sont rares mais pas inexistantes. « Nous traitons de sujets dérangeants pour les autorités et ceux qui les soutiennent. Certains passagers nous accusent de mentir », rapporte-t-elle. Mais je n’ai jamais eu de gros problème avec la police ». Dans le dernier bus de la journée, deux agents impassibles se tiennent d’ailleurs près des portes, toujours ouvertes pour laisser entrer et sortir, à la demande, les passagers. Des leaders communautaires les ont bien menacés, mais le régime ferme les yeux sur ce média d’informations pratiques, hyperlocales et à la portée politique limitée. La difficulté majeure est plutôt de convaincre les chauffeurs de bus. Les refus sont fréquents. Katherine et ses collègues n’insistent alors pas et débriefent le précédent journal en guettant l’arrivée du prochain bus. « On rentre aussi en concurrence avec les vendeurs de rue, les musiciens, les chanteurs, s’amuse la jeune femme. On leur dit que nous sommes le journal et qu’ils peuvent jouer le rôle de la publicité, comme à la télévision ! »

Le modèle du Bus TV reste fragile. Celui-ci vit grâce aux dons et aux bourses obtenues lors d’appels à projets lancés par des ONG (Premio Gabo, Sembra Media…). « Ce n’est pas facile de maintenir le média, concède Laura Castillo. Nous ne pouvons pas nous financer grâce à la publicité. » Laura, Katherine, Carla et leurs collègues espèrent toutes ouvrir de nouvelles lignes de bus dans les mois à venir, à Caracas et en province. Le 30 mai 2023, le média a reçu le prix Sophie Scholl décernée par l’ambassade d’Allemagne pour son rôle dans la défense et le renforcement des valeurs démocratiques. Malgré les embuches, le Bus TV n’a pas prévu de s’arrêter.

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris