journaliste colombienne lors d'un rassemblement à Cali en 2018

Une journaliste participe à un rassemblement à Cali, en 2018, en mémoire d'une équipe de presse équatorienne tuée à la frontière colombienne. 

© Crédits photo : Christian Escobar Mora/AFP

En Colombie, des médias se liguent pour raconter les histoires interdites

Créée en 2016, « La Liga contra el silencio » regroupe 17 médias indépendants colombiens qui collaborent pour enquêter sur des sujets sensibles. Une évolution encourageante dans ce pays où la liberté de la presse demeure fortement entravée.

 

Temps de lecture : 6 min

En Colombie, les histoires ne manquent pas, encore faut-il pouvoir les raconter. Depuis 1977, plus de 160 journalistes ont été assassinés dans ce pays, sans compter tous ceux qui vivent sous la menace quotidienne et parfois sous escorte depuis des années. Une situation qui vaut à la Colombie la 134e place sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse, mais qui favorise surtout la censure, l’autocensure et la désinformation. En cause notamment, la violence des conflits qui déchirent le pays depuis soixante-dix ans, la concentration économique des grands médias entre quatre grandes entreprises et le chantage à la subvention publique qu’exercent sur la presse les institutions politiques.

Résultat, ce sont 310 municipalités, soit un tiers du territoire colombien, qui ne comptent aucune couverture médiatique. « Pas un tirage papier, pas une radio communautaire », martèle Jonathan Bock, directeur de la Fondation pour la liberté de la presse (Flip), une organisation qui se consacre depuis vingt-cinq ans à la défense des journalistes dans le pays.

Contrepoids à la censure 

Forte de ce constat, dont elle égrenait les chiffres rapport après rapport sans qu’une solution n’apparaisse, la Flip décide en 2016 de lancer la Ligue contre le silence. À cette période, une myriade de petits médias numériques émergent en Colombie. Portées à la fois par des professionnels chevronnés et par une jeune génération déterminée, ces initiatives indépendantes ont l’ambition de l’enquête sans en avoir les moyens. Le projet de la Flip consiste à les fédérer dans un écosystème fondé sur la collaboration, à rebours de la culture du scoop et de la concurrence dominantes dans le journalisme colombien. L’objectif principal étant d’aider les journalistes à travailler sur des sujets « interdits », en les faisant coopérer, en finançant leurs enquêtes et en leur offrant une meilleure visibilité.

Huit médias rejoignent le projet dès le début. Ils sont aujourd'hui 17 au sein de l’alliance, à laquelle se greffent aussi des journalistes indépendants. Le projet s’est peu à peu structuré jusqu'à prendre une forme aboutie en 2018. En février de la même année, premier coup d’éclat. La Ligue contre le silence révèle que Postobon, géant colombien du soda, utilise comme cobayes des enfants pauvres de la région de La Guajira, au nord du pays, en les biberonnant quotidiennement aux boissons gazeuses pendant des mois.

« Nous sommes tous très petits, ce serait du suicide de s’attaquer seuls à des institutions, des entreprises et des groupes aussi puissants »

Désormais, la plateforme publie sur son site au moins une investigation par semaine. « Quarante-huit heures avant sa diffusion, l’enquête est envoyée à l’ensemble des médias du réseau, qui choisissent ou non de la publier », explique Sinar Alvarado, coordinateur de la Ligue. Cette collaboration et la visibilité que la plateforme donne aux enquêtes est une motivation clé pour les médias qui rejoignent la Ligue. « Nous sommes tous très petits, ce serait du suicide de s’attaquer seuls à des institutions, des entreprises et des groupes aussi puissants », explique Claudia Baez, directrice de Cuestión pública, l’un des pionniers de la plateforme.

L’appui matériel que fournit le réseau est également crucial pour ces médias fragiles économiquement. « En fonction des besoins de chaque enquête, nous finançons un logiciel, un illustrateur, un photographe, un documentaliste... », détaille Sinar Alvarado. Des outils d’autant plus précieux que les médias de la Ligue s’appuient sur des méthodes à la pointe du journalisme numérique. « On a trois piliers, le terrain, le datajournalisme et l’open source », explique Claudia Baez. « Chaque média a ses spécialités, ce qui nous rend complémentaires »

En mai dernier, des mouvements sociaux d’une ampleur inédite ont secoué le pays pendant plus de deux mois. Assaillis de rumeurs sur les réseaux sociaux, les médias de la Ligue ont fact-checké sans relâche les événements, passant au crible les vidéos et les photos qui circulaient en ligne. Cerosetenta, autre acteur de la Ligue, l’un des premiers médias indépendants à avoir été créé en Colombie en 2011, a collaboré avec le leader britannique de l’Open Source Intelligence (Osint), Bellingcat, et le cabinet Forensic Architecture, pour cartographier la violence de la répression policière

Déserts informatifs

La Ligue contre le silence ne s’interdit aucun sujet, c’est dans son ADN. Narcotrafic, collusion entre politiques et groupes illégaux, scandales environnementaux… Le pays connaît une recrudescence de la violence depuis les accords de paix signés en novembre 2016 entre les Farc et l’État colombien. Au total, 1241 leaders sociaux et près de 300 ex-Farc ont été assassinés en 5 ans.

Implantés à Bogotá, Medellín, Cali ou Barranquilla, les médias de la Ligue vivent loin de ces drames, qui se déroulent à l’abri des regards, dans les « déserts informatifs » des zones rurales. Éclairer ce qui s’y joue n’est pas moins au cœur de leur mission. Pour accéder à l’information, ils voyagent, vont sur le terrain et collaborent avec des correspondants locaux. Ces derniers « fixent les limites de leur implication », précise Sinar Alvarado. « Nous avons le privilège de travailler depuis Bogotá, le risque physique n’est pas le même que pour un journaliste vivant dans le Putumayo [l’une des zones les plus dangereuses du pays, NDLR] », ajoute Alejandro Gomez Dugand, le directeur de Cerosetenta.

« L’attitude de la police à l’égard de la presse s’est durcie à l’occasion des mouvements sociaux des deux dernières années »

Pour autant, les menaces de mort, le harcèlement judiciaire, les cyberattaques et les obstacles politiques entravent au quotidien leur travail. « En 2019, on a essayé de censurer nos travaux sur l’Esmad [escadron mobile de la police réputé ultra-violent, NDLR] en s’attaquant à notre site internet », se remémore Alejandro Gomez Dugand. « L’attitude de la police à l’égard de la presse s’est durcie à l’occasion des mouvements sociaux des deux dernières années. On pèse les risques que l’on prend, jusqu'où c’est pertinent, qui est-ce que l’on envoie sur le terrain. On s’est aussi formés à des techniques d’autodéfense. » 

Reconnaissance internationale

Leur ligne éditoriale, les médias de la Ligue la définissent souvent comme « progressiste », à l’image de leur audience, plutôt jeune, urbaine et éduquée. Plus politisée et plus contestataire que les précédentes, elle est aussi plus exigeante sur le rôle que doit jouer le journalisme en démocratie. « La défense des minorités, le féminisme, les enjeux environnementaux font partie des sujets qui comptent pour la nouvelle génération », souligne Alejandro Gomez Dugand. « La justice est devenue une valeur journalistique. » D’autant que « ces thèmes sont peu abordés dans les médias traditionnels, encore très conservateurs », renchérit Claudia Baez. 

Les mouvements sociaux massifs de mai dernier ont à cet égard marqué un tournant : par leur travail de terrain et leurs enquêtes sur les violences policières, les médias en ligne ont pu toucher un public plus large, tandis que les principaux titres de presse écrite ou de télévision du pays se sont vus reprocher une analyse anachronique et déconnectée de la réalité de la contestation.

Mais cette reconnaissance vient aussi de la profession.  Neuf reportages de la Ligue ont reçu des prix de journalisme depuis 2019. Deux enquêtes se sont vu décerner le prix Simon-Bolivar, plus haute distinction journalistique en Colombie. Une autre, baptisée « Frontera cautiva », a été finaliste du prix Gabo, qui récompense le meilleur travail journalistique ibéro-américain. Pendant six mois, une vingtaine de journalistes colombiens et équatoriens avaient enquêté sur les conditions de l’assassinat d’une équipe de presse équatorienne à la frontière colombienne par une faction dissidente des Farc.

Le réseau jouit donc d’une vraie crédibilité dans la région et collabore désormais avec des réseaux d’investigation internationaux comme Forbidden stories, Mongabay ou l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project), en particulier sur des sujets transnationaux.

Un modèle économique fragile

Reste que, dans le paysage médiatique colombien, cette alliance ne pèse pas bien lourd face aux géants de la presse que sont Semana, El Tiempo ou El Espectador. Les médias numériques sont moins chers à lancer, mais comme ailleurs, pérenniser un modèle économique indépendant relève de l’exploit. Plusieurs des médias présents à la création de la Ligue ont d’ailleurs disparu aujourd'hui. 

C’est là le principal défi, estime Jonathan Bock. « Ici, il n’y aucun soutien public pour ce type d’initiatives. » Certaines fonctionnent par abonnement, c’est le cas de Cuestión Pública, qui dispense également des formations. « L’enjeu est d’éduquer l’audience, qu’elle s’habitue à payer pour un journalisme de qualité », souligne Sinar Alvarado. D'autres produisent des contenus pour des organismes ou, comme Mutante, vivent de dons.

C’est aussi le cas de la Ligue elle-même, dont le financement repose exclusivement sur la coopération internationale. « Nous recevons des fonds de l’ambassade des Pays-Bas, du fonds suédo-norvégien, d’Open Society Foundation ou de Reporters sans frontières », détaille Sinar Alvarado. « On réfléchit à développer des formations sur le datajournalisme, l’accès à l’information publique, l’investigation. » 

Un autre enjeu sera d’élargir l’audience de la Ligue et de ses membres. La fracture numérique entre zones urbaines et campagnes limite nécessairement leur portée. Pourtant, en donnant à connaître aux populations des villes la réalité complexe des régions reculées, la Ligue contribue aussi à désenclaver onze millions de Colombiens ruraux.

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