Apple, Google et la presse : des outils partiaux, révélateurs de visions stratégiques divergentes
Apple News dans sa version applicative (sortie en 2015), telle qu’elle est disponible pour les utilisateurs d’iOS au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Australie, est souvent présentée dans la presse comme un « kiosque numérique ». Il n’en est rien. Apple en effet, ne se contente pas d’agréger des titres de presse, mais opère une curation singulière et éditorialise des contenus. L’application propose une sélection d’articles provenant de plusieurs journaux partenaires (Wall Street Journal, Wired, etc), des « stories » thématiques, un carrousel de vidéos… les grandes recettes des réseaux socionumériques sont reprises, appliquées aux contenus d’actualités et optimisées pour l’environnement Apple.
Google Actualités existe depuis 2002 (2009 en France). C’est d’abord un outil d’indexation et d’agrégation d’informations provenant uniquement d’éditeurs professionnels, paramétré par l’utilisateur qui pouvait y choisir ses sources, territoires, langues et thématiques. En 2017, l’application est profondément revisitée et devient un curateur de
news. Premier constat, on y retrouve les mêmes principes éditoriaux que dans l’appli Apple News. Google Actualité
s reprend la sélection «
For You » devenue « Pour vous », propose un carrousel baptisé
Newscast, et une sélection de 5 articles (contre 4 chez Apple). Par ailleurs, si l’application de Google est installée sur un iPhone, le
widget pour l’écran d’accueil est disponible. Apparaît alors à première vue un quasi-clone de celui d’Apple. On remarque toutefois que la sélection comporte un article supplémentaire, une taille de police plus grande ou encore la possibilité via une étoile de marquer un article d’un « favori ». Plus favorable aux éditeurs de presse d’intérêt général et politique– avec lesquels
Google a signé un accord en 2013 – le
widget laisse apparaître le logo du média originel. Autre différence notable, en France à ce jour, seul le
widget de Google donne accès à une application complète, installée dans le terminal. Le
digest d’Apple se contente de proposer l’article dans une interface dédiée, très favorable à la lecture, et sans publicité.
L’Application Google Actualités France [capture d’écran, juin 2018] : 1) la sélection d’articles, 2) un article avec espace publicitaire intégré, 3) le widget pour écran d’accueil iPhone
On peut s’interroger sur le débat qui pourrait s’engager autour du problème que soulève l’adoption de chatons inséparables
Au-delà de la duplication éditoriale, la même opacité sur les modalités de curation et de référencement est appliquée par les deux acteurs. Opacité qui s’applique par ailleurs aussi bien aux médias qu’aux utilisateurs. En effet, dans les deux cas, il est impossible pour l’utilisateur de paramétrer ces applications ou le widget, par exemple pour choisir les titres desquels il souhaite se voir proposer des articles. Pas de personnalisation, pas de recherche non plus dans ces outils fermés. Apple News n’introduit qu’une variable, celle de la géolocalisation qui active l’affichage d’un article issu de la PQR. Google justifie cela par une volonté d’éviter la fameuse bulle de filtres que l’on a tant reprochée à Netflix et aux réseaux socionumériques. Offrir le même résultat de curation à tous permettrait ainsi d’élargir le débat. Si on leur pardonne de réinventer le concept de médias de masse, on peut s’interroger sur la teneur du débat qui pourrait s’engager autour du problème public que soulève l’adoption inopinée de chatons inséparables…
Si les deux firmes convoitent la presse et ses contenus, une véritable différence demeure dans le modèle économique que chacun dans sa catégorie a poussé à son paroxysme. Leurs outils ne sont donc pas de simples agrégateurs, neutres et agnostiques. Google est la première régie publicitaire du web. Son modèle est construit sur la gratuité d’accès aux contenus, aux services (messagerie, outils de bureautique collaboratifs, moteur de recherche). La logique est celle de l’audience et Google a intérêt à favoriser la navigation sur les sites du web dont il détient l’inventaire publicitaire, et donc à encourager la consultation des sites d’informations, quels qu’ils soient. Google profite également de la collecte des données de navigation, de consultation, de recherche pour nourrir le développement de ses outils d’intelligence artificielle. Dès lors, on comprend aisément la politique de Google relative aux applications mobiles : Android (l’OS mobile) n’est pas exclusif et peut ainsi être embarqué dans de nombreux marques et modèles de terminaux, les boutiques d’applications ne sont pas exclusives non plus, les applications subissent des vérifications plus douces que chez Apple. Tout cela visant à assurer un développement massif des usages du web, partout où Google y développe des services et peut y collecter des données ou vendre de l’espace.
Le modèle originel d’Apple
repose sur la vente de terminaux, haut de gamme, onéreux. Sa logique est celle du payant ; pour les appareils d’abord, pour les services et contenus ensuite. Apple fournit donc un service qualitatif, et cherche à pousser le web vers « l’applification ». Ne commercialisant pas de publicité, Apple vise pour sa part à favoriser le développement d’applications natives, à destination de son App Store. Ainsi, la firme accroît l’offre de contenus proposée à ces clients, garde le contrôle sur la qualité de ces applications en appliquant une vérification drastique, et accessoirement pose quelques obstacles au « pangooglisme » du web. Les méthodes pratiquées avec les applications sont déployées sur les autres contenus. Cela permet ainsi à Apple de diversifier ses revenus avec la commercialisation de contenus et services, à travers une commission allant de 30 % à 40 % sur chaque vente réalisée depuis un compte Apple ou une appli native : albums, films, applications,
achats in-App, livres, et bientôt donc abonnement à la presse. Le rachat récent de Texture par Apple lui permettra d’intégrer une offre payante de « streaming » de presse au sein de l’application News, en partageant les revenus de ces abonnements avec les éditeurs de presse, à la manière d’un Netflix ou d’un Deezer. Ou plutôt, sur le modèle d’Apple Music et de
TV.