rédaction de La Presse

Grand média généraliste québécois, « La Presse » s’est organisée pour résister aux pressions des géants du Net. Le média a pourtant tout misé sur le numérique et la gratuité depuis une décennie.

© Crédits photo : La Presse

Comment « La Presse », au Québec, arrive à se passer de Facebook

Au Canada, le blocage des liens et pages d’information sur Facebook et Instagram depuis cet été, en réponse à une nouvelle loi, prive les sites d’information d’une part de leur trafic. Dans ce paysage fragilisé, « La Presse » fait office de contre-exemple.

Temps de lecture : 6 min

Censée aider les médias canadiens, où les plans sociaux s’enchaînent, la loi C-18 est entrée en vigueur le 19 décembre 2023. Elle oblige ainsi Google et Meta (maison mère de Facebook et Instagram) à payer une redevance aux médias, en contrepartie du partage de leurs contenus. Après des mois de suspense, le gouvernement a finalement conclu un accord avec Google pour 100 millions de dollars canadiens annuels (68 millions d’euros), en deçà des 172 espérés, mais continue de se heurter au refus de Meta. Depuis août, après le vote de la loi, la société a choisi de bloquer tous les liens et pages d’information sur Facebook et Instagram pour ne pas avoir de redevance à payer.

Fort de 720 000 abonnés sur Facebook, de quoi se placer dans le top 5 des pages d’info au Québec, La Presse pouvait donner l’impression d’avoir beaucoup à perdre. L’ancien journal imprimé a opéré un virage radical 100 % numérique et gratuit il y a moins de dix ans. Mais après six mois de boycott par Meta, le site enregistre au contraire une hausse de 5 % de son trafic direct, ce qui compense ce qui a été perdu via Facebook. De quoi être soulagé par rapport à d’autres médias numériques, tel Urbania qui annonçait une chute de 35 % de son audience en août.

Le fruit d’une stratégie qui a toujours cherché à réduire sa dépendance aux plateformes. La Presse revendique 4 millions de lecteurs mensuels (soit 60 % de la population francophone au Québec) dont 85 % qui viennent directement sur son site et ses deux applications. Et avec 480 salariés, dont 200 consacrés à la production de l’information (rédacteurs, photographes, graphistes…), le média s’achemine vers une quatrième année de bénéfices.

La fin du papier

Fondée en 1884 à Montréal, La Presse a imprimé ses dernières éditions en semaine fin 2015 (81 000 abonnés) et celles du week-end fin 2017 (120 000 abonnés). « À l’époque, on nous regardait avec de gros yeux, on nous disait qu’il y avait encore un avenir avec le papier », se souvient Florence Turpault-Desroches, vice-présidente aux Communications et la Philanthropie de La Presse. « On va bien aujourd’hui, mais c’est le fruit d’une transformation depuis dix ans. En ce moment, beaucoup de médias sont dans l'œil de l’ouragan, mais quand on a commencé on était déjà dans la tempête », image-t-elle.

Dès 2013, une édition quotidienne sur tablette, La Presse +, a été lancée et a donc cohabité cinq ans avec le papier. Hiérarchisée, complète, et connectée aux dernières infos, elle est depuis constamment améliorée. « Le développement de tous nos produits numériques est assuré par nos équipes à l’interne », souligne Michaël Majeau, directeur en charge de l’image de marque. Même si aujourd’hui la croissance de ce public (248 500 lecteurs quotidiens) semble se heurter à l’usage des tablettes dans la population qui plafonne, l’édition est consultée en moyenne quarante minutes par jour en semaine et cinquante-trois le week-end. Et surtout, sa porte d’entrée n’a jamais été les réseaux sociaux.

« Éviter d’être dépendant d’une tierce partie »

L’autre point fort de La Presse dans la relation directe avec ses lecteurs : ses 11 newsletters qui regroupent 1 million d’abonnés au total et drainent environ 500 000 visites mensuelles sur le site. Deux nouvelles sur la culture pop et des recettes de cuisine ont été ajoutées cet automne. Rien de très neuf en soi puisque la première a été lancée en 2003. Mais vingt ans plus tard, la plus consultée est celle qui présente une sélection de La Presse + avec plus de 420 000 inscrits, soit bien plus que de lecteurs qui téléchargent l’édition sur leur appareil.

Dans ce contexte, Michaël Majeau décrit presque comme un non-événement la journée où les équipes ont perdu l’accès administrateur à leurs pages Facebook et Instagram. « On le sentait venir. On commençait à voir que nos publications touchaient de moins en moins de public. » La rédaction produit environ 120 articles par jour et le partage d’une partie sur les réseaux « est automatisé ». Le média poursuit donc ces publications peu chronophages pour ses quelques utilisateurs qui suivent leurs pages aux États-Unis ou en France.

Nouvelle source de revenus : les dons

Après le virage numérique de 2015-2017, l’autre transformation majeure est intervenue en 2018 et a nécessité l’accord de l’Assemblée nationale du Québec. Anciennement propriété du fonds d’investissement coté en bourse Power Corporation, La Presse est devenue un fonds incessible sur le modèle du Guardian. Cette structure vise à préserver l’indépendance et a également été adoptée en France par Le Monde et Mediapart. Et au Québec, Le Devoir, vient d’adopter le même statut.

« Le lien de cohérence dans tout ce qu’on a fait, c’est d’éviter d’être dépendant d’une tierce partie », expose Florence Turpault-Desroches. Dès 2015, La Presse avait d’ailleurs refusé d’utiliser le format Instant Articles de Facebook qui, malgré une promesse de rémunération, augmentait la dépendance envers les plateformes. Le changement de statut « a permis de diversifier nos revenus, notamment avec les dons », souligne-t-elle. En 2020, ils sont devenus défiscalisables. Trois ans plus tard, 80 % des recettes proviennent toujours de la publicité. « C’est encore beaucoup », conçoit Florence Turpault-Desroches — les 20 % restants proviennent des dons, d’aides gouvernementales et d’autres sources comme la revente d’archives.

L’autre évolution est « plus philosophique », elle consiste à « se doter d’une mission très claire : permettre à tous de s’informer avec une source fiable, de manière gratuite. Avec le blocage actuel, elle prend tout son sens », complète la dirigeante.

Ainsi, 100 % des bénéfices sont réinvestis dans La Presse, qui s’est en outre dotée en 2022 d’un fonds de réserve, alimenté par les excédents. Ce bas de laine financier de 37 millions de dollars canadiens est mobilisable en cas de coup dur, mais aussi en vue du prochain investissement. « Si on devait faire un développement technologique majeur, il serait coûteux », projette Florence Turpault-Desroches.

« Il faut être proactif, pas réactif »

Sans paniquer, La Presse n’est tout de même pas restée inactive face au blocage. « C’est le même travail qu’avec la fin du papier : accompagner nos lecteurs vers le changement, estime Michaël Majeau. Il faut être proactif, pas réactif. » En plus des publicités (à la radio, sur le Web et même à la télévision) pour inciter à télécharger ses applications, « nous avons fait des campagnes sur ce que nous faisons, nos dossiers, les thèmes qui sont abordés », complète-t-il.

Les annonceurs, les 48 000 donateurs et même, parmi les 3,6 millions de visiteurs du site et de l’application, le million de lecteurs les plus réguliers — ceux qui ont eu besoin de créer un compte pour consulter plus de trois articles dans le mois — ont également été sensibilisés à cette nouvelle donne.

Enfin, un espace « Dialogue » a été lancé et invite à soumettre des textes de 600 mots au moins pour recréer une discussion, plus apaisée que celle des commentaires sur les réseaux sociaux. Même si celui-ci est plutôt utilisé par les chroniqueurs et personnalités publiques, quelques contributions de lecteurs lambda y sont affichées.

Si, à court terme, l’avenir est dégagé pour La Presse, reste quand même un enjeu de taille, que la situation actuelle complique : le rajeunissement du lectorat. Selon le Centre d’études sur les médias de l’Université de Laval, 70% des Québécois de 18-34 ans s’informent prioritairement sur les réseaux sociaux, et la moitié n’a pas changé ses habitudes depuis le blocage des infos par Meta. « Mais ça ne veut pas dire qu'ils ne sont pas en contact avec des nouvelles. Quelle en sera la qualité ? » interroge Florence Turpault-Desroches. Il y aurait bien TikTok, mais reste à trouver le bon ton. « Si c’est du recopiage de ce qu’on fait ailleurs, ça ne marchera pas », prédit Michaël Majeau. « Il faut qu’on s’assure qu’on soit là pour cette génération, qu’on les atteigne et qu’ils développent un intérêt pour l’information. Tous les médias vont devoir y réfléchir », reprend la vice-présidente. Un défi d’avenir qui semble bien plus complexe que ses chantiers techniques. « Cela va au-delà d’une question de business », conclut Florence Turpault-Desroches.

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