Cette année encore, les stars du podium viennent du froid. La Finlande affiche le taux de confiance dans les médias le plus élevé du monde : 69 %, selon le rapport du Reuters Institute publié le 14 juin 2023. Quant à ses trois voisins nordiques (Suède, Norvège, Danemark), ils la talonnent, avec 50 à 57 % des citoyens qui « font la plupart du temps confiance à l’information ». Très loin devant la France dont le score de confiance dans les médias végète à 30 %.
Mais d’où vient cette exception nordique ? Chaque année, le quatuor nordique « truste » les classements de liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF). Liée à la transparence, la confiance prend aussi ses racines dans un mélange complexe de perception, de culture et d’histoire.
« La confiance est générale », confie Tanguy Pinomaa-Danzé, à la bibliothèque centrale d’Helsinki avec sa fille de onze mois. Une spécificité qui a frappé ce Français de 34 ans dès son installation en Finlande, il y a quatre ans. Et qui se traduit dans les petits riens du quotidien. « Dans les parcs, il y a par exemple des grills qui sont mis partout à disposition pour faire des barbecues, illustre-t-il. On est en forêt, avec le risque d’incendie que ça implique, mais il y a des espaces prévus et du petit bois à disposition. Ce serait inenvisageable en France. » Les exemples sont légion : les parents qui laissent leur poussette — bébé inclus ! — à l’extérieur des cafés, des étals de fruits et légumes en libre-service, sans vendeur pour contrôler les paiements…
« L’or du Nord »
La région nordique « a le niveau de confiance sociale le plus haut du monde, cela bénéficie à l’économie, aux individus et à la société dans son ensemble, résume un rapport du Conseil nordique de 2017. Cette confiance, « on l’appelle parfois “l’or du Nord”, explique Henrik Ekengren Oscarsson, professeur de sciences politiques à l’université de Göteborg (Suède). Les sociétés nordiques comptabilisent de très gros scores sur la confiance entre individus, mais aussi sur la confiance envers les institutions. » En Norvège, 77 % de la population fait ainsi confiance au gouvernement. En Finlande, c’est 64 %, contre une moyenne de 45 % pour l’OCDE.
Un sentiment qui profite aussi aux médias. Et en particulier au service public, dont la fiabilité est singulièrement louée, loin devant les chaînes commerciales. 85 % des Finlandais disent avoir confiance dans YLE, la radio-télévision publique finlandaise. De l’autre côté de la frontière, le groupe de télévision publique suédois SVT caracole à 77 % et la radio publique suédoise Sveriges Radio (SR) à 72 %.
« On ne prend jamais [cette confiance] pour acquise, car elle peut s’abîmer facilement », assure Cilla Benkö, directrice de Sveriges Radio. « C’est un indicateur que l’on mesure régulièrement, au niveau du groupe, mais aussi des chaînes. » La clé de ces bons résultats ? « Le contenu ! » Le sujet, affirme-t-elle, est très présent en interne : « On en discute beaucoup, on s’assure d’aborder toutes les perspectives d’un sujet. Nous devons avoir une couverture juste de ce qu’est la Suède aujourd’hui. Une Suède diverse, avec des opinions, des voix différentes (...) Depuis 2020, nous travaillons dur pour proposer une meilleure compréhension de la société. Comme elle est de plus en plus divisée, c’est important de donner la parole à différentes opinions. » Pour autant, « on ne dit pas aux gens ce qu’ils doivent penser. C’est à l’auditeur de se faire sa propre opinion. On a des règles très strictes à ce sujet : nos programmes et nos équipes doivent être impartiales et sans préjugés », martèle-t-elle.
Ancrage local
Autre facteur : le fort ancrage régional de Sveriges Radio (SR), qui compte 25 antennes locales. En 2022, SR s’est rendu en moyenne dans 176 municipalités chaque semaine pour produire du contenu (reportages, interviews…). « On s’assure de produire du contenu hors de nos bureaux, d’aller là où les gens vivent et travaillent », explique Cilla Benkö.
Dans les pays nordiques, le journalisme est « un peu plus local », confirme Tobias Lindberg, chercheur à Nordicom (Centre nordique de recherche sur les médias). Avec 10.5 millions d’habitants en Suède, et une population nationale autour de 5.5 millions en Norvège, au Danemark comme en Finlande, « on connaît plus ou moins celui qui écrit, il y a peu de distance entre le citoyen lambda et les journalistes », estime-t-il.
Johannes Jauhiainen, 33 ans, travaille à la mairie d’Helsinki sur les questions de démocratie participative. D’origine finlandaise, il a passé deux années en France, et continue à suivre la presse et la radio françaises. « En France, j’ai été étonné de la polarisation entre les différentes publications journalistiques, avec Libération clairement de gauche, Le Figaro à droite… En Finlande, on n’a pas cet héritage. Les journaux ont un rôle beaucoup plus neutre dans la société (...) Comme il n’y a pas de polarisation, c’est peut-être plus facile de faire confiance », spécule-t-il. La question de la candidature à l’OTAN de la Finlande, « a suscité beaucoup d’intérêt dans les médias, beaucoup de reportages, d’explications… parfois même trop techniques ! Mais aucun journal n’a montré de parti pris clair », illustre-t-il.
« La culture de la poignée de main »
Mais pour comprendre les origines de cette culture de la confiance, il faut remonter bien plus loin, au temps des Vikings, raconte Gert Tinggaard Svendsen. Après le temps des pillages, vient celui du commerce et des comptoirs florissants, relate ce spécialiste de la confiance à l’université d’Aarhus (Danemark). Les échanges foisonnent à travers le monde nordique. Or, « les commerçants ne savent ni lire ni écrire. Les transactions se font de façon informelle ; elles reposent sur la parole donnée. C’est la culture de la poignée de main (...) Dans le monde méditerranéen aussi, il y avait beaucoup de commerce, mais l’utilisation de l’écrit était plus développée. Pour éviter la fraude, le formalisme se développe dans le sud de l’Europe, des tiers sont impliqués », relate le chercheur. Dans les pays nordiques, il n’y a pas de tiers, mais « une forme de contrôle social [informel] probablement très efficace. »
Un autre tournant se situerait vers 1660. Pour combattre la Suède, qui représente alors une menace militaire directe, « le roi du Danemark Frédéric III lutte contre la corruption, pour collecter [plus efficacement] les impôts et constituer ainsi une nouvelle armée ». Les autres pays nordiques suivent alors le mouvement de lutte contre la corruption. « Au XXe siècle, la construction d’un État-providence fort dans les pays nordiques a aussi contribué à renforcer ce sentiment de confiance envers la société », estime Gert Tinggaard Svendsen.
Polarisation grandissante
Ce sentiment est-il toujours présent aujourd’hui ? « De façon générale, la confiance est très stable dans les pays nordiques, il faut un sacré choc pour changer cela », souligne le chercheur. D’année en année, le niveau de confiance global de la population dans les médias varie peu. Mais sous la surface, des fissures apparaissent.
Selon le politologue Henrik Ekengren Oscarsson, les choses changent depuis une dizaine d’années : « Les personnes qui se situent très à droite font beaucoup moins confiance aux institutions, que ce soit envers les écoles, la police, les scientifiques, les médias ». Avec la montée de l’extrême droite en Suède ces dernières années, « les médias et le journalisme sont attaqués de toute part. Cela fait partie du récit populiste (...) Il suffit d’ouvrir Twitter pour constater que les médias et leur impartialité est remise en question. C’est un mouvement global. Et tout cela est importé directement des États-Unis et d’autres pays. » Les Démocrates de Suède, le parti d’extrême droite, sont les premiers à « surfer » sur cette défiance, « mais on voit certains parlementaires des partis conservateurs qui y consacrent beaucoup de temps et de ressources. »
En Finlande, Esa Reunanen, chercheur en communication à l’université de Tampere, voit pointer un clivage similaire : « Pour le moment, la crise du Covid-19, l’Ukraine et la question de l’adhésion à l’OTAN soutiennent la culture du consensus finlandaise. Mais quand les choses reviendront à la normale, qui sait… Ces forces polarisantes pourraient monter en puissance. » Pas de danger immédiat donc. Mais, prévient-il, « ce type de polarisation complique de plus en plus la faculté des médias à s’adresser à l’ensemble d’une société ».