[Scénario 3/3] Dans vingt-cinq ans, l’information sera fragmentée. Les citoyens décrocheront partiellement de l’information commune. C'est le scénario médian envisagé dans l'étude prospective de l'Institut national de l'audiovisuel, pour les États généraux de l'information.
La bulle a éclaté. La technologie, en particulier l’IA générative, n’a pas tenu toutes ses promesses. Elle n’est pas parvenue à franchir une étape décisive : produire du vrai. Les moteurs de réponse sont ainsi cantonnés à des domaines précis et n’ont pas supplanté les moteurs de recherche. De la même façon, les gains de productivité dans la production d’information, sans être anecdotiques, n’ont pas compensé l’étiolement des recettes publicitaires ni les investissements colossaux requis par cette promesse illusoire. Cet échec, qui a émoussé la hype technologique dans le secteur de l’information, a facilité, en Europe, l’adoption d’une mesure impensable il y a vingt ou trente ans : la limitation du nombre de terminaux par foyer, motivée par l’impératif de réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre et des préoccupations de santé publique. Dans le même temps, la méfiance vis-à-vis des progrès des sciences cognitives et l’expérimentation, à l’étranger, d’implants cérébraux, a conduit à l’instauration de neurodroits.
Immunité collective
L’IA, en revanche, a bel et bien engendré une saturation du champ informationnel par une croissance infinie du nombre de contenus disponibles, dont la nature demeure indiscernable. La population a appris à vivre avec. Pour la plupart en développant une sorte d’immunité collective face aux manipulations de l’information. Elle se manifeste par un scepticisme devant la masse d’informations non confirmées par les médias ou dont la source est inconnue, et par la prudence quant au partage ou réactions impulsives sur les réseaux sociaux. Les autres, une minorité, ont décroché définitivement d’un rapport direct à l’information.
Les grands médias de masse capables de s’adresser à l’ensemble de la population ont disparu. Ils ont souffert de la concurrence d’une myriade d’acteurs (amateurs, influenceurs, médias de niche, producteurs de divertissement…) dans la captation de l’attention du public, de la quasi-disparition des recettes publicitaires, de l’insatisfaction voire de la défiance d’une partie de la population quant à l’information (qualité, angles, thématiques…) et à ses producteurs, et de la réduction drastique des aides publiques. Plusieurs ont fusionné après une phase de collaboration en réseau. Ces quelques marques, qu’elles soient adossées à un groupe industriel aux activités multiples, détenues par des fondations, ou indépendantes, parviennent à maintenir une information généraliste, à destination d’un public solvable, donc forcément plus réduit qu’au cours des précédentes décennies. L’automatisation a évité la surchauffe des journalistes dans l’exercice de leurs fonctions, leur permettant ainsi de se concentrer sur l’investigation et l’analyse. Les médias publics s’efforcent, dans ce contexte, de demeurer un pôle de stabilité et accessibles au plus grand nombre mais sont, comme les autres, confrontés à des dynamiques sociales contradictoires (centripètes et centrifuges).
La segmentation du paysage informationnel découle aussi d’une demande sociale non pas d’information « sur mesure », comme certains l’imaginaient ou le rêvaient par le passé, mais d’« information confortable » ne venant pas perturber le bien-être ou le système de valeurs des citoyens. Autrement dit, elle traduit un souci voire une exigence de ne pas être confronté à des informations dérangeantes, trash, angoissantes (réchauffement climatique, instabilité politique et géopolitique, etc.) ou offensantes/ contraires aux convictions personnelles. Alors que les plus jeunes aspirent davantage à une information à la fois fiable, indépendante, commune et déliée de tout autre cause que celle de savoir et de comprendre ce qu’il se passe autour d’eux pour s’orienter dans le monde, l’aspiration à une information « confortable », en phase avec ses valeurs ou ses intérêts, est particulièrement forte chez les 40-60 ans. Elle nourrit une offre accrue de médias affinitaires et serviciels capables de couvrir des niches auparavant délaissées et pour lesquelles existait une demande insatisfaite. Ces médias peuvent bénéficier d’un soutien financier de la part d’acteurs économiques majeurs de tel ou tel secteur d’activité dont les intérêts ou engagements coïncident avec leur approche.
Une garantie d’information minimum
Les effets de ce mouvement sont ambivalents : dans certains cas, cela nourrit le sens civique, particulièrement à l’échelle locale, quand cela alimente dans d’autres cas une tentation de repli et des tensions entre groupes animés par des valeurs différentes voire incompatibles.
Face à ce phénomène, les grandes entreprises souscrivent pour leurs salariés des abonnements auprès de quelques grands médias. Cette décision s’est imposée à elles non pas pour des raisons altruistes, mais par calcul économique. Garantir un niveau minimum d’informations communes apparaît indispensable à la collaboration entre salariés, à la compréhension de l’environnement et du marché des entreprises, et donc à leur activité.
Reste un pan de la population qui, par désintérêt, contraintes financières ou parce que non employée de grandes entreprises, ne bénéficie plus d’un accès direct à l’information comme cela pouvait exister par le passé grâce aux médias financés par la publicité. Pour ce grand nombre de personnes, l’information est donc indirecte et essentiellement conversationnelle.
L’éclatement du champ informationnel, conduisant à l’affaiblissement de la fonction de « synchronisation sociale » auparavant dévolue aux médias, et le morcellement de l’espace public déstabilisent le fonctionnement démocratique. Il devient de plus en plus difficile, non pas de s’accorder sur les réponses à apporter à tel ou tel enjeu collectif, mais tout simplement de se mettre d’accord sur les enjeux à traiter. Gouverner implique de parvenir à former une coalition sur chaque décision. Le risque de blocage institutionnel est élevé. Ce nouveau contexte modifie également les formes des ingérences étrangères. Il est plus difficile pour celles-ci de hacker l’agenda médiatique national, celui-ci étant désormais moins centralisé. En revanche, le développement de producteurs d’informations affinitaires leur offre un levier d’influence auprès de certains segments de populations (diasporas ou autres) qu’ils cherchent, en contribuant à leur financement, à orienter dans une logique de subversion ou de séparation.
Les neurodroits
Les neurodroits désignent, selon le chercheur Marcello Ienca, auteur en 2021 d’un rapport sur la question pour le Comité de bioéthique du Conseil de l’Europe, « les principes éthiques, juridiques, sociaux ou naturels de liberté ou de droit dans ce qui touche au domaine cérébral et mental d’une personne. Il s’agit donc des règles normatives fondamentales régissant la protection et la préservation du cerveau et de l’esprit humains ».
Les avancées récentes des neurosciences sont à l’origine de ces réflexions, notamment le développement de technologies de décodage et de modulation de l’activité cérébrale. Des chercheurs sont ainsi parvenus à implanter de faux souvenirs spatiaux à une souris. D’autres, à provoquer, toujours chez des souris, des hallucinations qui les ont conduites à se comporter comme si elles voyaient quelque chose qui… n’existe pas. « Nous pouvons finalement manipuler une souris comme s’il s’agissait d’une marionnette. Ce que nous pouvons faire actuellement avec la souris sera possible demain chez l’homme », avertissait en 2022 auprès de l’Unesco le professeur Rafael Yuste (Columbia), qui prédisait : « L’iPhone du futur, au lieu de se trouver dans votre poche, se portera sur votre tête, ou sera peut-être une puce implantée dans votre cerveau. »
Les enjeux ? Rien de moins que garantir un droit à la vie privée mentale, à l’intégrité mentale ou à la liberté cognitive. Le Chili est le premier pays à avoir légiféré sur les neurodroits, en 2021. Plus récemment, le Colorado a promulgué cette année une loi visant à préserver la confidentialité des données neuronales.