Le jeu d’équilibriste des journalistes sportifs localiers

Les journalistes sportifs localiers doivent trouver le bon équilibre avec « leur » club, entre une trop grande proximité et une distance qui les priverait d'informations. 

© Illustration : Anne Derenne

Foot : entre les supporters et le club, le difficile équilibre des journalistes sportifs

Au contact des clubs de football qu’ils suivent toute l’année dans tout le pays, les journalistes sportifs de presse quotidienne régionale doivent trouver la bonne distance pour exercer leur métier et trouver des informations sans passer pour des supporters. De Troyes à Nîmes, récits croisés. 

Temps de lecture : 5 min

23 février 2019. Le Paris Saint-Germain l’emporte 3-0 face à Nîmes Olympique. Un score sans surprise au terme de cette rencontre entre le plus gros et le plus petit budget de Ligue 1 de football. Dans le récit qu’il rédige ce soir-là pour Midi Libre, le journaliste Éric Delanzy rend compte d’une scène observée en amont du match : pendant la « reconnaissance terrain », les joueurs de Nîmes, impressionnés, ont filmé les tribunes du Parc des Princes. « J’ai écrit qu’ils s’étaient comportés un peu comme des touristes. La semaine suivante, deux cadres de l’équipe m’ont interpellé en me disant que je ne pouvais pas écrire cela. »

Éric Delanzy suit l’actualité de Nîmes Olympique, club phare de la ville, depuis onze ans. Une couverture qu’il partage avec Thierry Albenque, en place depuis une trentaine d’années. « La difficulté principale réside dans le fait d’être perçu différemment par rapport à un journaliste d’un média national. Les acteurs du club te considèrent plus comme un supporter, comme si tu devais être moins critique », explique Éric Delanzy.

Démarcation

Alan Mangin, à L’Est Éclair, est dans la même position vis-à-vis de l’Estac Troyes. Pour lui,  « avoir la bonne distance, c’est à la fois le plus intéressant et le plus délicat. Entre le journal et le club, mais aussi entre l’avis des supporters et moi. » Parmi les sources internes, il distingue les administratifs, avec qui il a beaucoup de connexions, et les salariés sportifs. « Certains membres de l’administration sont devenus des copains avec qui je fais du sport. L’important, c’est la démarcation entre les échanges professionnels et amicaux », considère-t-il.

Cette démarcation est tout sauf aisée. Même dans la sphère privée, les journalistes sportifs sont perçus à travers leur statut et affiliés à « leur » club. Et avec l’obligation d’être disponible à toute heure, au risque de manquer une exclusivité, le travail semble parfois ne jamais cesser. Éric Delanzy et Alan Mangin jugent leur fonction à la fois passionnante et éprouvante.

Usure mentale

L’usure mentale est particulièrement ressentie à chaque fin de saison, en juin. Le moment pour les professionnels de l’information locale, comme pour les joueurs, de recharger les batteries. Une quête complexe quand le club s’enfonce dans une crise sportive profonde et structurelle comme c’est le cas à Nîmes et à Troyes. Alors que les deux firmes figuraient dans l’élite du foot français en 2021 pour les Gardois et en 2023 pour les Aubois, Nîmes s’enlise dans le troisième échelon national. De son côté, Troyes a été relégué dans la même division en mai dernier mais vient d’être repêché en Ligue 2 suite à la rétrogradation administrative de Bordeaux.

« La direction bride les échanges en temps de crise »

Les résultats sportifs étant vecteurs de bonnes ou mauvaises relations, ces situations anxiogènes orientent forcément le travail journalistique. « La direction bride les échanges en temps de crise. L’interview accordée chaque semaine à Midi Libre est annulée en cas de mauvais résultats », indique Éric Delanzy. La communication cadenassée est un phénomène qui se généralise dans le milieu footballistique professionnel. 

Constat identique à L’Est Éclair : « C’est dommage d’instaurer cette barrière, on se connaît moins bien. Mais c’est aussi bénéfique car on a moins de scrupule à donner son avis », confie Alan Mangin. En poste depuis sept ans, ce dernier se souvient de la pression mise par le club troyen pour l’inciter à ne pas publier une information jugée « trop sensible ». Alan Mangin considère qu’il est de son devoir de « s’intéresser à ce qui se passe dans l’ombre » : « Sans tomber dans la démagogie, on écoute ce qui se dit sur les réseaux sociaux. C’est difficilement tenable d’écrire l’inverse de ce que pensent les supporters. »

« Ne pas être un fouille-merde »

Avec les sources, le jeu d’équilibriste est constant. Mais l’exercice est encore plus complexe pour les journalistes quand un président de club annonce dès son arrivée son désamour de la presse comme ce fut le cas à Nîmes Olympique avec Rani Assaf, resté muet pendant quatre ans. Au moment de son arrivée, en 2014, les seules informations disponibles sur cet ancien directeur technique de Free sont concentrées dans un portrait de Vanity Fair. « C’était compliqué car je vais toujours vers les sources officielles en priorité. Mon credo, c’est de ne pas être un fouille-merde », reconnaît Éric Delanzy, qui a côtoyé une dizaine d’entraîneurs et quatre présidents au club.

Dans les rues de Nîmes et sur les réseaux sociaux, Midi Libre est parfois accusé de complaisance vis-à-vis de la direction alors que Rani Assaf a qualifié les ultras nîmois de « cancers ». En conflit ouvert avec lui depuis 2021, les supporters estiment que leur voix n’est pas assez portée. « Toute la ville le pense mais je ne suis pas pro-Assaf. On échange souvent en off, s’il fait quelque chose de négatif je n’hésite pas à le lui dire. Retirer l’agrément du centre de formation (et par conséquent permettre aux meilleurs jeunes joueurs de signer dans d'autres clubs, NDLR), c’était une erreur et je l’ai écrit », répond Éric Delanzy. Il avait titré « À quoi joue le président de Nîmes Olympique » à ce sujet. Si elles le touchaient dans un premier temps, les critiques laissent maintenant le journaliste indifférent.

« FantômAssaf »

Entre lui et l’homme d’affaires franco-libanais, la bascule s’opère en 2018 au détour d’une interview de plusieurs heures. Depuis, ils échangent plus ou moins régulièrement, selon l’humeur de Rani Assaf. Cela peut lui arriver de ne pas donner signe de vie pendant des mois ou d’être absent à tous les matchs de la saison de son club comme en 2023-2024. Jusqu’à être renommé « FantômAssaf » par Éric Delanzy sur X.

Leur relation fait parfois jaser. En août 2023, lors d’une conférence de presse d’avant match, tandis qu’Éric Delanzy précise la position du président sur l’objectif d’une montée en deuxième division d’ici deux ans, l’entraîneur nîmois Frédéric Bompard semble interloqué : « Quand ? Moi, le président, cela fait deux mois et demi que je ne l’ai pas vu et que je n’ai pas échangé avec lui. »

« Votre club, messieurs, est devenu, en quelques mois, insupportable »

Parfois, le journaliste se demande si cette relation privilégiée ne le coupe pas de certaines sources internes. « Au lieu de me parler, certaines voix dissidentes vis-à-vis de la direction ont préféré se confier à des insiders sur les réseaux sociaux. Peut-être qu’ils n’ont pas osé en raison de ma relation avec Rani Assaf, mais j’ai été déçu. »

À Troyes, quand le club a été sur le point de descendre en deuxième division, le responsable du service des sports de L’Est Éclair, Christophe Mallet, a décidé de se faire le porte-parole des Troyens. Le 17 avril 2023, il a publié une lettre ouverte à destination du propriétaire du club, City Group. Ses critiques portaient sur le fonctionnement du club, la politique sportive et une certaine perte d’identité : « Notre club, celui qui a connu ses heures de gloire jusqu’en Coupe d’Europe avant que vous soyez là […], votre club, messieurs, est devenu, en quelques mois, insupportable. » Plébiscitée par le public, la lettre ouverte n’est pas du tout passée auprès du club : l’Estac a rappelé que la bonne santé financière du titre de presse dépendait en partie de lui…

Ni le club de Troyes ni celui de Nîmes n’ont répondu à nos sollicitations. 

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