Ces dernières semaines ont offert un cas d’étude rêvé à qui s’intéresse à la rhétorique politique. À la suite de l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre, le terme « islamo-gauchisme » est apparu pleinement normalisé dans les médias, faisant irruption avec perte et fracas dans l’espace public.
Si l’expression n’est bien sûr pas nouvelle, son usage répété sur une séquence courte témoigne que le terme est désormais une catégorie d’analyse jugée pertinente par un grand nombre d’hommes politiques et de journalistes. Le recours à l'outil Hyphe, développé par le médialab de SciencesPo, permet de retracer la carrière de cette expression controversée dans les médias et sur les réseaux sociaux.
2002 : préhistoire d’un concept
Beaucoup d’articles se sont déjà attachés à retracer la genèse et la première vie du concept d’islamo-gauchisme. En 2002, l'historien des idées Pierre-André Taguieff reprend le premier à son compte une expression très rarement usitée jusqu’alors, et en fige un premier sens. L’islamo-gauchisme désigne une collusion dangereuse, qui se manifeste surtout dans les milieux de l’altermondialisme et du militantisme internationaliste, entre une certaine gauche radicale et l’islamisme. Préside à ce rapprochement une même opposition à un « axe américano-sioniste » dans la géopolitique internationale. Pierre-André Taguieff craint que cette collusion ne débouche sur une forme d’antisémitisme inédite jusqu’alors.
Le terme étend son sens dès l’année suivante dans Le Figaro. Le sociologue Schmuel Trigano en fait usage dans son article « La citoyenneté kidnappée » du 5 décembre 2003 pour désigner « les supporters du voile à l’extrême gauche et dans le mouvement altermondialiste ». Il n’est ici plus question, derrière le terme « islamo-gauchisme », de l’épanouissement d’un nouvel antisémitisme, mais de laïcité et d’identité nationale. Jusqu’en 2016, ce deuxième sens demeure assez marginal dans les médias, la plupart des emplois de l’expression restant fidèles à l’acception qu’avait établie Pierre-André Taguieff.
Schmuel Trigano flanque par ailleurs la notion de guillemets, nuançant son usage, tandis que le premier article du Monde qui l’emploie depuis 2002 parle du « sobriquet “d’islamo-gauchisme” » (voir « La loi sur le voile à l’école divise le camp laïc », article de Nicolas Weil paru dans Le Monde le 17 janvier 2004). Flottant, le terme souffre donc de certains défauts de légitimité dans l’espace public.
Lorsqu’elle fête ses dix premières années, l’expression n’a jamais pris appui sur une séquence médiatique particulière, pas plus qu’elle ne s’est sédimentée comme un concept de référence. Son recours n’a rien de systématique ; tout au plus est-elle une fioriture dans le vocabulaire de locuteurs divers, pour l’essentiel distants de l’extrême droite et du Front national. Marine Le Pen lui donne bien un certain écho, couvrant l’attaque devant l’école Ozar Hatorah à Toulouse, mais le terme est aussi bien employé par Bernard-Henri Lévy dans la tribune qu’il signe en 2008 pour Le Monde « De quoi Siné est-il le nom ? », que par le philosophe Robert Redeker en 2014 qui lui oppose l’esprit des Lumières et promeut le retour de cet esprit dont il se sent, comme Luc Ferry ou Élisabeth Badinter, un héritier.
2015 : plusieurs médias l'adoptent
L’année 2015 marque un tournant dans la carrière du concept. L’islamo-gauchisme, toujours très peu mobilisé dans les analyses (voir Figure 1) n’a donc pas été pensé comme catégorie conceptuelle dans la couverture des attentats du 7 janvier visant Charlie Hebdo.
Figure 1. Nombre d’articles parus qui mentionnent les termes « islamo-gauchisme » ou « islamo-gauchiste » et toutes leurs variantes orthographiques dans un corpus agrégeant trois collections de médias : Mediacloud, Europresse et Factiva. Sur ce graphique sont identifiées les « séquences médiatiques » identifiées ci-après. C’est ce corpus d’étude de près de 2500 articles mentionnant tous le concept d’« islamo-gauchisme » ou les « islamo-gauchistes » qui sera analysé tout au long de ce texte.
Figure 1. Nombre d’articles parus qui mentionnent les termes « islamo-gauchisme » ou « islamo-gauchiste » et toutes leurs variantes orthographiques dans un corpus agrégeant trois collections de médias : Mediacloud, Europresse et Factiva. Sur ce graphique sont identifiées les séquences médiatiques déterminées ci-après. C’est ce corpus d’étude de près de 2 500 articles mentionnant tous le concept d’« islamo-gauchisme » ou les « islamo-gauchistes » qui sera analysé tout au long de ce texte.
Mais à compter de cet événement, le terme trouve ses entrepreneurs de cause : un petit nombre de journalistes le convoqueront désormais à l’envi, contribuant à en ritualiser l’usage. Ivan Rioufol, Gilles-William Goldnadel, surtout, mais aussi Éric Zemmour, Alexandre Devecchio, Etienne Gernelle et Michel Onfray à la fin de l’année 2015, forment ce personnel médiatique rassemblé autour d’un petit nombre de titres — Le Figaro, Le Point, Marianne.
La vague d’attentats du 13 novembre ne permet pas davantage à l’expression de s’affirmer comme notion rectrice dans les débats médiatiques (voir Figure 1 à nouveau).
Figure 2. Analyse utilisant des modèles word2vec pour définir les termes qui apparaissent au voisinage de la notion d’islamo-gauchisme (au centre du schéma) dans tous les articles dans le corpus d’étude parus avant le 1er avril 2016, soit le jour de l’interview d’Élisabeth Badinter dans Le Monde. Les modèles word2vec reposent sur des réseaux de neurones et permettent de prédire, pour chaque mot d’un corpus, le contexte dans lequel ce mot est le plus susceptible d’apparaître dans le corpus. Deux mots partage
Figure 2. Analyse utilisant des modèles word2vec pour définir les termes qui apparaissent au voisinage de la notion d’islamo-gauchisme (au centre du schéma) dans tous les articles du corpus d’étude parus avant le 1er avril 2016, soit le jour de l’interview d’Élisabeth Badinter dans Le Monde. Les modèles word2vec reposent sur des réseaux de neurones et permettent de prédire, pour chaque mot d’un corpus, le contexte dans lequel ce mot est le plus susceptible d’apparaître dans le corpus. Deux mots partageant le même contexte sont représentés côte à côte dans le schéma.
Le concept apparaît faiblement émancipé de son acception originelle, celle que lui avait donné Pierre-André Taguieff. La plupart des phrases qui mobilisent l’expression « islamo-gauchisme » ou qui s’attaquent aux « islamo-gauchistes » s’impriment sur la même toile de fond : l’idée qu’extrême gauche et islam radical s’accordent pour combattre le sionisme, et, partant, véhiculent un nouvel antisémitisme (voir Figure 2). Les usages du terme sur des sujets de laïcité et d’idéal républicain demeurent encore marginaux.
2016 : l'effet Badinter
Il aura fallu la notoriété d’Élisabeth Badinter pour asseoir la légitimité de cet autre usage du terme : cette dernière l’emploie dans un entretien donné au Monde le 1er avril 2016, dans lequel elle déclare : « Être traité d’islamophobe est un opprobre, une arme que les islamo-gauchistes ont offerte aux extrémistes. Taxer d’islamophobie ceux qui ont le courage de dire : ‘‘Nous voulons que les lois de la République s’appliquent à tous et d’abord à toutes’’ est une infamie. Pour ma part, je persiste et je signe. »
Dans cette première séquence médiatique où s’illustre le concept d’islamo-gauchisme (voir Figure 1), il n’est ici plus question d’Israël mais des menaces que les islamo-gauchistes feraient peser sur la République. La célèbre philosophe fraie alors un chemin qui, à peine une année plus tard, sera largement emprunté par Manuel Valls dans le débat qui l’oppose à Benoît Hamon sur l’avenir du Parti socialiste et de la gauche lors de la primaire citoyenne de janvier 2017.
Figure 3. Analyse utilisant des modèles word2vec pour définir les termes qui apparaissent au voisinage de la notion d’islamo-gauchisme (au centre du schéma) dans tous les articles parus dans le corpus entre le 1er avril 2016 et le 28 septembre 2017.
Figure 3. Analyse utilisant des modèles word2vec pour définir les termes qui apparaissent au voisinage de la notion d’islamo-gauchisme (au centre du schéma) dans tous les articles parus dans le corpus entre le 1er avril 2016 et le 28 septembre 2017.
Devenue polysémique, la notion quitte la rhétorique conservatrice où elle était jusqu’alors cantonnée, et les contextes dans lesquels la presse emploie la notion pendant plus d’une année après l’interview d’Élisabeth Badinter ne sont plus les mêmes qu’auparavant (voir Figure 3). À la suite de cet entretien, l’expression « islamo-gauchisme » se banalise dans les débats sur la laïcité et l’assimilation des musulmans par la République française (voir Figure 3).
Figure 4. Cartographie obtenue avec le logiciel Hyphe, développé au médialab de Sciences Po, des citations entre les articles du corpus avant le 25 janvier 2017 et le débat du second tour des Primaires citoyennes. Deux articles sont joints par un lien si un des articles envoie un lien hypertexte vers le second. On rappelle que tous les articles mentionnent les expressions « islamo-gauchisme » ou « islamo-gauchiste ».
Figure 4. Cartographie obtenue avec le logiciel Hyphe, développé au médialab de Sciences Po, des citations entre les articles du corpus avant le 25 janvier 2017 et le débat du second tour des Primaires citoyennes. Deux articles sont joints par un lien si un des articles envoie un lien hypertexte vers le second. On rappelle que tous les articles mentionnent les expressions « islamo-gauchisme » ou « islamo-gauchiste ».
Les pratiques de citation des médias renseignent beaucoup sur la normalisation progressive du concept d’islamo-gauchisme, car elles permettent de cartographier l’espace discursif dans lequel se joue sa médiatisation (Figure 4). Avant qu’Élisabeth Badinter reprenne la notion à son compte, rares sont les médias qui se citent les uns les autres dans des articles mentionnant l’islamo-gauchisme et les islamo-gauchistes. Dans un article, citer un autre article signifie la plupart du temps que le citant reconnaît une forme d’autorité au cité et entre en discussion avec lui. Quand de nombreux articles se réfèrent les uns aux autres, c’est tout un espace discursif qui se crée.
Figure 5. Sous-réseau issu de la figure 4 regroupant les citations autour de l’interview d’Élisabeth Badinter le 1er avril 2016.
Figure 5. Sous-réseau issu de la figure 4 regroupant les citations autour de l’interview d’Élisabeth Badinter le 1er avril 2016.
Qu’en est-il après cette interview ? La figure n°5 montre que si Élisabeth Badinter parvient à faire résonner plus largement le terme « islamo-gauchiste » dans l’espace public, en modifiant le champ d’application de ce concept, sa contribution n’établit pas pour autant un espace discursif. Seuls quatre articles, dont trois proviennent du Monde, entrent en réseau, se citant les uns les autres, pour relayer ou discuter l’opinion d’Élisabeth Badinter (voir Figure 5).
Figure 6. Sous-réseau principal issu du réseau représenté en figure 4.
Figure 6. Sous-réseau principal issu du réseau représenté en figure 4.
Le Figaro couvre à partir de ce moment presque systématiquement les séquences où le terme est appelé à jouer un rôle (Figure 6) : le journaliste Ivan Rioufol et l'avocat et essayiste Gilles-William Goldnadel signent régulièrement ces textes. Ce média s’établit ainsi comme colonne vertébrale du futur espace discursif lié à l’islamo-gauchisme. Il apparaît également remarquable qu’une interview de Laurent Bouvet occupe le nœud central de ce réseau. Ce texte signifie en effet que se rencontrent les deux options politiques qui propagent le concept d’islamo-gauchisme : la droite traditionnelle et la gauche républicaine ici représentée par Laurent Bouvet et le Printemps républicain.
La nébuleuse périphérique constituée par une myriade d’ilots (Figure 4) attire également l’attention. De nombreux articles y gravitent sans que les articles des grands médias ne s’y réfèrent. Ces textes excentrés archivent en un sens une époque pendant laquelle la définition de l’islamo-gauchisme ne s’était pas stabilisée, où aucune voix n’avait eu l’autorité suffisante pour ménager un espace dédié au concept.
Il faut également noter qu’un nombre conséquent de ces articles provient de médias ou de blogs traditionnellement identifiés plus à droite que Le Figaro, Le Point ou Marianne : Boulevard Voltaire, dreuz.info, Égalité et réconciliation, Riposte Laïque, Résistance Républicaine, Atlantico, Valeurs Actuelles… L’isolement de ces médias traduit l’absence de leur contribution à l’espace discursif embryonnaire dans lequel la notion d’islamo-gauchisme prend son essor.
2017 : une notion devenue stigmate
Figure 7. Cartographie des citations entre les articles du corpus entre le 28 janvier 2017 et le 28 septembre 2017.
Figure 7. Cartographie des citations entre les articles du corpus entre le 28 janvier 2017 et le 28 septembre 2017.
La séquence médiatique suivante donne lieu à un chapelet qui recoupe une forme classique (Figure 7), dans laquelle la citation des pairs prévaut globalement. Le réseau réunit ainsi Le Figaro et Libération mais par l’intermédiaire de 20 Minutes et de L’Express.
Les articles traitent de l’usage du terme « islamo-gauchisme » par Manuel Valls dans son opposition à Benoît Hamon : un usage qui inaugure une période où le concept s’enrichit d’un troisième sens, devenant de plus en plus utilisé comme un stigmate dans les débats politiques (voir Figure 8).
Figure 8. Analyse utilisant des modèles word2vec pour définir les termes qui apparaissent au voisinage de la notion d’islamo-gauchisme (au centre du schéma) dans tous les articles du corpus parus entre le 28 septembre 2017 et le 17 février 2019. La valeur accordée par les différents articles au contexte d’énonciation — personnes politiques, « débat », « publication », « politique », « conviction » — de l’expression « islamo-gauchiste » révèle un nouvel ajustement du concept. Il procède ici largement de la r
Figure 8. Analyse utilisant des modèles word2vec pour définir les termes qui apparaissent au voisinage de la notion d’islamo-gauchisme (au centre du schéma) dans tous les articles du corpus parus entre le 28 septembre 2017 et le 17 février 2019. La valeur accordée par les différents articles au contexte d’énonciation — personnes politiques, « débat », « publication », « politique », « conviction » — de l’expression « islamo-gauchiste » révèle un nouvel ajustement du concept. Il procède ici largement de la rhétorique politique, du calcul, plus que du débat de fond, et agit comme un stigmate.
Figure 9. Réseau des citations entre les articles des médias du corpus sur la séquence du 28 janvier au 31 décembre 2017 (à gauche). Totalité du réseau, regroupant toutes les citations entre les articles du corpus jusqu’au 31 décembre 2017 (à droite). Code couleur : bleu foncé : Le Figaro, bleu clair : 20 minutes, rouge : Libération, violet : Le Monde, jaune : Marianne, vert : L’Express, blanc : Le Nouvel Observateur.
Figure 9. Réseau des citations entre les articles des médias du corpus sur la séquence du 28 janvier au 31 décembre 2017 (à gauche). Totalité du réseau, regroupant toutes les citations entre les articles du corpus jusqu’au 31 décembre 2017 (à droite). Code couleur : bleu foncé : Le Figaro, bleu clair : 20 Minutes, rouge : Libération, violet : Le Monde, jaune : Marianne, vert : L’Express, blanc : Le Nouvel Observateur.
Cet enrichissement de la notion, qui en fait un stigmate dans l’arène politique, marque un tournant. Le réseau représenté à gauche de la figure 9 cartographie cette fois-ci les pratiques de citation entre les articles traitant des polémiques entre Manuel Valls, Alexis Corbière et Jean-Luc Mélenchon au sujet de la loi antiterroriste d’une part, entre Edwy Plenel et Charlie Hebdo d’autre part.
Ce réseau contextuel prend toute son importance une fois rattaché au réseau d’ensemble, soit à toutes les citations recensées entre les articles du corpus parus entre 2002 et le 28 janvier 2017. Le réseau représenté à droite en figure 9 regroupe ainsi toutes les citations entre les articles du corpus d’étude jusqu’au 31 décembre 2017. Les articles qui paraissent suite aux polémiques entre Valls et les Insoumis réconcilient les différents chapelets déjà constatés au sein des réseaux représentés dans les figures 4, 7, et à gauche en figure 9.
Cela signifie que les auteurs des derniers articles en date apparus dans le réseau se sont référés à des contenus passés, parfois très vieux, et ce dans diverses directions. Ainsi, un véritable espace discursif cohérent et large parvient-il à ce moment à émerger autour du concept d’islamo-gauchisme. Quelque part, et en dépit de sa polysémie, la notion d’islamo-gauchisme se trouve enfin forte d’une certaine unité sémantique.
La dernière grande séquence médiatique (Figure 1) qui accorde une place d’importance au concept est l’agression du philosophe Alain Finkielkraut lors du quatorzième « acte » des « gilets jaunes » le 16 février 2019. Beaucoup de contempteurs du mouvement tissent ainsi des liens entre l’événement et l’existence d’un antisémitisme latent qui entacherait les « gilets jaunes ». Mais cette séquence médiatique ne change presque pas la physionomie du réseau d'ensemble des citations. Les articles parus après l'agression du philosophe se citent peu les uns les autres et citent encore moins d'autres articles antérieurs mentionnant l'islamo-gauchisme.
2020 : l'extrême droite la récupère
Figure 10. Cartographie des citations entre tous les articles du corpus d’étude jusqu’au 16 octobre 2020. Code couleur : bleu foncé : Le Figaro, bleu clair : 20 minutes, rouge : Libération, violet : Le Monde, jaune : Marianne, vert : L’Express, blanc : Le Nouvel Observateur.
Figure 10. Cartographie des citations entre tous les articles du corpus d’étude jusqu’au 16 octobre 2020. Code couleur : bleu foncé : Le Figaro, bleu clair : 20 Minutes, rouge : Libération, violet : Le Monde, jaune : Marianne, vert : L’Express, blanc : Le Nouvel Observateur.
Ce dernier graphe (Figure 10) représente le réseau des citations entre articles jusqu’à la date de l’assassinat de Samuel Paty. Il donne ainsi un état des lieux de l’espace discursif formé autour de la notion avant la tragédie de Conflans-Sainte-Honorine. Les trois étoiles isolées qui apparaissent rassemblent des contributions préparées par des médias de droite radicale qui se citent énormément les uns les autres.
De même, les quelques nœuds noirs qui bourgeonnent au sein même de l’espace discursif en citant Le Figaro (les nœuds du Figaro sont coloriés en bleu) se rattachent pour la plupart à la « fachosphère ». Aussi, l’irruption de la droite radicale dans ce réseau et sa contribution à la fondation de l’espace discursif sont-elles relativement tardives. Plutôt qu’elle n’a contribué à forger un espace de discussion et de discours autour de l’islamo-gauchisme, l’extrême droite a profité d’un espace déjà constitué. Un de ses courants se distingue particulièrement par son activisme : sa frange la plus hostile aux musulmans — alors que le courant le plus hostile aux juifs, qui gravite autour du site Égalité et réconciliation, reste relativement à distance du réseau, cela s'expliquant autant par la moindre visibilité de cette autre extrême droite dans l’espace public que par son idéologie.
Dominant désormais la production de contenu discutant de l’islamo-gauchisme, la droite dure est aussi une figure de proue dans le partage de ces contenus sur les réseaux sociaux. Aussi l’interview de Jean-Michel Blanquer au micro d’Europe1 le 22 octobre 2020 est-elle largement relayée par des internautes habitués à partager également Fdesouche, CNews ou Valeurs actuelles (voir Figure 11). Si les relais sur Twitter du Parisien et du HuffPost ont aussi largement partagé Europe1, ceux de Mediapart et de Libération s'en situent beaucoup plus à distance dans le réseau.
Figure 11. Réseau des partages de différents médias sur Twitter le 22 octobre. Deux médias sont liés s’ils ont été partagés par les mêmes ensembles d’utilisateurs le 22 octobre. Les médias fortement liés entre eux sont représentés en couleurs. Plus un média est cité sur Twitter, plus le nœud est gros ; plus un média est lié dans le réseau, plus son titre est gros.
Figure 11. Réseau des partages de différents médias sur Twitter le 22 octobre 2020. Deux médias sont liés s’ils ont été partagés par les mêmes ensembles d’utilisateurs le 22 octobre. Les médias fortement liés entre eux sont représentés en couleurs. Plus un média est cité sur Twitter, plus le nœud est gros ; plus un média est lié dans le réseau, plus son titre est gros.
L’intensité des débats et des conversations qui suivent les déclarations du ministre de l’Éducation nationale se traduit dans le réseau par la densité importante de la communauté centrale (en violet). Cette communauté n’est par ailleurs pas politiquement homogène, signe que de nombreux threads Twitter voient s’affronter des internautes de bords politiques opposés. Les jours passant et le débat s’apaisant, la partition du réseau en communautés s’explique à nouveau par l’affiliation politique des médias et des internautes qui les partagent.
Figure 12. Réseau des partages de différents médias sur Twitter du 22 au 28 octobre 2020. Deux médias sont liés s’ils ont été partagés par les mêmes ensembles d’utilisateurs entre les 22 et 28 octobre. Les communautés de médias fortement liés entre eux sont représentées en couleur. Plus un média est cité sur Twitter, plus le nœud est gros ; plus un média est lié dans le réseau, plus son titre est gros.
Figure 12. Réseau des partages de différents médias sur Twitter du 22 au 28 octobre 2020. Deux médias sont liés s’ils ont été partagés par les mêmes ensembles d’utilisateurs entre les 22 et 28 octobre. Les communautés de médias fortement liés entre eux sont représentées en couleur. Plus un média est cité sur Twitter, plus le nœud est gros ; plus un média est lié dans le réseau, plus son titre est gros.
La cartographie des médias sur les sept jours qui suivent l’intervention de Jean-Michel Blanquer (figure 12 ci-dessus) confirme un résultat déjà apparent dans le réseau des tweets du 22 octobre 2020 : les deux médias ayant accordé une interview au ministre de l’Éducation nationale, Europe1 et le Journal du Dimanche (JDD), sont très relayés et discutés par des internautes largement habitués à partager des contenus issus de médias de droite radicale. Sur Twitter, les paroles de Jean-Michel Blanquer ont donc largement irrigué les milieux réactionnaires.
Dans ces deux réseaux, Le Monde, Le Point et Marianne ont été mis en valeur par un code couleur réservé. La proximité, sur ce schéma, d’un média généraliste comme Le Monde avec l’extrême droite témoigne du fait que la twittosphère d’extrême droite partage aussi fortement certains de ses articles sur le sujet.
Les dynamiques de partages sur Twitter tendant à survaloriser les titres des articles par rapport à leur contenu, les articles factuels du Monde peuvent ainsi tout à fait s’intégrer dans des discussions d’internautes acquis aux idées de la droite radicale. Le même argument fonctionne pour expliquer pourquoi Le Point apparaît régulièrement dans le voisinage de médias de gauche. Les principaux titres parus sur le site de ce journal entre le 22 et le 28 octobre traitent beaucoup de la France Insoumise et de Jean-Luc Mélenchon, selon des formulations qui autorisent tout à fait ses articles à percer dans des discussions d’utilisateurs de gauche.
La notion d’islamo-gauchisme doit donc son usage répété dans l’espace public à plusieurs séquences médiatiques, provoquées par des contextes dramatiques, ainsi qu’à divers promoteurs du terme. Jusqu’à la première moitié des années 2010, l’expression reste ponctuelle dans le débat public. Mais à partir de 2015 se succèdent de courtes séquences médiatiques au cours desquelles le terme se solidifie. Ces séquences procèdent en général d’une actualité lourde pendant laquelle le discours médiatique s’ouvre à des énoncés ou à un vocabulaire moins nuancé que d’ordinaire. Troisième caractéristique importante : le terme incriminé jouit d’une certaine polysémie ; sa définition se fait suffisamment labile pour garantir au concept de bien coller à des contextes forts différents — il est ainsi remarquable que le grand tournant dans la carrière du concept soit provoqué par Élisabeth Badinter, républicaine progressiste et héritière assumée de l’universalisme des Lumières.
Enfin, la banalisation d’un énoncé profite bien souvent d’un dialogue entre des énonciateurs éloignés, parfois antagoniques, tombant pourtant d’accord sur la pertinence du terme en question. Aussi la fortune de la notion d’islamo-gauchisme doit-elle beaucoup à la promotion qu'en ont faite deux traditions politiques différentes : une certaine droite acquise aux idées néoconservatrices et une gauche républicaine défendant une certaine vision de la laïcité.
Merci à Béatrice Mazoyer, Benjamin Ooghe-Tabanou et Guillaume Plique pour leur aide dans la collecte et le traitement des données.