Les chartes sur l'IA passées au crible

La Revue des médias a passé en revue 20 chartes autour de l'IA et en a retiré dix grands principes communs. 

© Crédits photo : montage La Revue des médias

Les médias face à l'intelligence artificielle : 20 chartes passées au crible

La démocratisation rapide de l’intelligence artificielle confronte les rédactions à un défi de taille : comment saisir les opportunités de ces nouveaux outils sans détériorer la déontologie des journalistes et la confiance du public ?

Temps de lecture : 5 min

C'est une éclosion ininterrompue. Depuis l’été 2023, de multiples rédactions se sont mises à expliquer leurs positions éditoriales sur l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA), notamment Le Figaro, qui vient de se doter d’une charte sur l’IA générative, le groupe Les Échos / Le Parisien, The Guardian, la BBC, le magazine Wired, le média Vox Europ, ou encore la radio canadienne CBC.

Les rédactions utilisent des outils d’intelligence artificielle depuis longtemps pour collecter de l’information, investiguer, fact-checker, produire des contenus ou encore distribuer leurs productions. En France, pour couvrir les élections départementales de 2015, Le Monde a utilisé un robot pour rédiger 36 000 articles. En Chine, l'agence de presse gouvernementale Xinhua a utilisé un présentateur virtuel pour son journal télévisé en 2018. En 2021, pour réaliser les « Pandora Papers » en explorant environ 12 millions de documents prouvant des mouvements d’évasion fiscale à l’échelle mondiale, l’ICIJ (International consortium of investigative journalists) a eu recours à un algorithme d’apprentissage automatique.

Une grammaire commune

Reste que les premières expérimentations étaient très coûteuses à mettre en œuvre. Ces derniers mois, le besoin d’auto-régulation est devenu pressant car « les IA génératives ont fait chuter le coût d'accès à ces services en termes d’argent et de compétences », explique Sylvain Parasie, chercheur au Médialab de Sciences Po. « On a très rapidement accès à Chat GPT et Dall-E, ajoute-t-il, et ces programmes peuvent être utilisés sans qu'il y ait de discussion centralisée au sein d'une rédaction. Des journalistes peuvent utiliser ces services-là sans que leurs collègues soient au courant. »

Si les chartes publiées répondent sans doute à un besoin d'affichage des éditeurs de presse vis-à-vis du public, c’est surtout la nécessité de constituer une grammaire commune d’utilisations de l’IA qui transparaît quand on les étudie.

Au Monde, plusieurs discussions ont eu lieu à l'initiative de la Société des rédacteurs depuis le mois de septembre 2023. Le média devrait bientôt rendre publique sa position sur l’utilisation des outils d'intelligence artificielle à travers la mise à jour de sa charte d'éthique et de déontologie. Parmi les principes sur lesquels le journal s'accorde, on retrouve le non-recours à la « création ex nihilo par une intelligence artificielle sans supervision des équipes éditoriales », la publication d'un message pour avertir les lecteurs lorsqu’il aura été fait usage de l’IA, et le refus de publier des images artificielles créées par des outils d’IA génératives, explique Alexis Delcambre, directeur adjoint de la rédaction chargé de la transformation numérique.

À Politico Europe et France Télévisions, des discussions sur l’édification de chartes sont en cours, tout comme à Radio France. Selon Erik Kervellec, chargé de mission sur les usages et les conditions du déploiement d’outils d’intelligence artificielle dans les rédactions de la radio publique, il ne s’agira pas d’interdire l’expérimentation de ces outils « à partir du moment où on est convaincu que ça nous permet de mieux faire nos missions de service public ; mais il ne s'agit pas de laisser une production de contenu complètement automatisée à la place des humains ». La future charte de Radio France doit encadrer les activités de journalistes, mais aussi celles des autres métiers de la radio : « comédiens, animateurs, musiciens… »

« Ce serait un échec si les chartes servaient seulement à protéger des industries »

Initiée par Reporters sans frontières (RSF), la Charte de Paris sur l’IA et le journalisme, publiée en novembre dernier, est le fruit d'échanges entre 32 personnalités issues de 20 pays différents, « des individus et des organisations qui représentent à la fois les enjeux de la presse, mais aussi une expertise technique sur l'IA », décrit Thibaut Bruttin, adjoint au directeur général de RSF. Le « camp du journalisme », observe-t-il, n'était « pas nécessairement très au fait de l’évolution des technologies numériques ». En face, les experts de l'IA étaient « plus fatalistes face à ces changements qui sont déjà là et dont ils doutent que l’on puisse les réglementer moralement puisque les usages s'imposent ».

Les discussions ont notamment tourné autour de « l'indépendance des sources de données, comment sont construits les modèles, la transparence et la traçabilité des données », raconte Pierre Romera, directeur de la technologie à l’ICIJ. « Ce sont des questions que les journalistes se posent déjà quand ils traitent n'importe quelle source, dit-il. On a essayé de remettre tout ça à plat dans le contexte de l'intelligence artificielle. »

Une nécessaire formation des journalistes

Selon Thibaut Bruttin, les débats « les plus vifs » ont porté sur la question de la personnalisation de la diffusion ou de la production des contenus (en créant par exemple un journal en fonction des préférences d'un individu). « C’est intéressant de mesurer à quel point la personnalisation est vécue par certains comme une chance pour intéresser les citoyens et par d'autres comme une disparition de la base commune de la conversation publique », note-t-il.

En revanche, un point fait consensus : la nécessaire formation des journalistes — que ce soit pour participer à la gouvernance des IA, ou simplement ne pas faire un mésusage de ces outils. Certains textes l'ont même inscrit noir sur blanc : c’est le cas de la charte de Paris sur l’IA et le journalisme et celle de l’association des journalistes allemands (DJV). À plus long terme, Sylvain Parasie souligne l'importance de créer des « espaces de discussions communs » entre médias et à l'intérieur des médias sur ces sujets. Il avertit : « Ce serait un échec si les chartes servaient seulement à protéger des industries. »

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