plateau de la série L'Affaire d'Outreau

L'Affaire d'Outreau, diffusée en quatre épisodes sur France Télévisions, a recours à des acteurs pour rejouer des scènes devant leurs protagonistes, des personnes acquittées de ce fiasco judiciaire.

© Crédits photo : Agathe Vernet

De Netflix à Prime Video, comment les plateformes transforment les documentaires français sur les faits divers

Du petit Grégory au pacte diabolique du couple Olivier-Fourniret, les plateformes revisitent le documentaire sur des faits divers à la manière du true crime. Ce genre littéraire anglo-américain infuse désormais l’audiovisuel français, des chaînes privées au service public.

Temps de lecture : 7 min

Le 16 octobre 1984, Grégory Villemin, 4 ans, est retrouvé pieds et poings liés dans la Vologne, une rivière des Vosges. À l’époque, la tragédie plonge le pays dans une énigme sans fin : qui est le corbeau (1) qui revendique l’assassinat du petit garçon dans une lettre anonyme adressée à ses parents ? Quarante ans plus tard, alors que le doute plane encore et fait de l’affaire Grégory l’un des plus grands cold cases français, des corbeaux refont surface devant les caméras de Netflix. La mini-série Grégory devient le deuxième documentaire original le plus visionné en France en 2019.

Pour autant, la fascination pour les programmes de faits divers n’est pas nouvelle. En témoigne le succès de l’émission  « Faites entrer l’accusé » sur France 2 : après une vingtaine de saisons, elle continue à réunir jusqu’à 818 000 téléspectateurs (3,5 % du public selon Médiamétrie). L’offre s’est étoffée depuis l’arrivée de la TNT avec des émissions comme « Enquêtes criminelles » sur W9, « Crimes et faits divers » sur NRJ12 ou encore « Chroniques criminelles » sur TFX. À l’époque de la Radiodiffusion française, Frédéric Pottecher avait ouvert la voie avec ses chroniques judiciaires, du procès du nazi Adolf Eichmann à l’assassinat du président américain John Kennedy.

Attirer un public jeune

Si l’intérêt du grand public n’est pas neuf, le fait divers restait peu légitime dans le secteur du documentaire en France — à l’exception d’Un coupable idéal, qui a obtenu l’Oscar du meilleur film documentaire en 2002. « L’image des faits divers en France se résumait à l’émission low cost avec deux archives qui tournent en boucle », ajoute Michèle Fines, co-réalisatrice de la série L’Affaire Fourniret sur Netflix. « Petits moyens pour une petite déontologie », insiste Patricia Tourancheau, journaliste spécialiste des affaires criminelles depuis trente ans et co-réalisatrice de la mini-série Grégory.

Avec ce premier true crime à la française sur Netflix, le fait divers a élargi son territoire, son audience et gagné en légitimité. Peu après, les true crimes — ces histoires criminelles réelles empruntant de façon plus ou moins marquée les codes de la fiction — ont d’ailleurs envahi les plateformes, d’Amazon Prime à Apple TV en passant par HBO.  « Il y a un avant et un après ce documentaire prescripteur. Dans la profession, on a tous pensé qu’il fallait qu’on travaille autrement, qu’on monte en niveau », se souvient la réalisatrice Michèle Fines. « Comment sortir le documentaire des festivals de niche, comment toucher les adolescents et jeunes actifs ? », interroge pour sa part le producteur de L’Affaire d’Outreau sur France Télévisions, Luc Martin-Gousset.

« Je retrouve l’angoisse de la fiction d’horreur, c’est comme si je regardais un film »

Des séries comme Grégory attirent l’attention d’un public jeune, peu friand des faits divers classiques. « Devant ces programmes, je retrouve l’angoisse de la fiction d’horreur, c’est comme si je regardais un film », confirme Kyoka Eguchi, 25 ans, graphiste, passionnée par les true crimes. Netflix concentre désormais 67,6 % de la consommation de documentaires en temps passé en 2022, suivi de Prime Vidéo avec 11,1 %, selon une étude du CNC en 2022, qui nous apprend également que les 25-34 ans sont la catégorie la plus séduite, notamment par la catégorie enquêtes-faits divers. Dans le top 5 des documentaires les plus visionnés, Jeffrey Dahmer : autoportrait d’un tueur.

Une mécanique bien huilée

L’influence des plateformes s’est étendue à la télévision. En attestent les documentaires Disparues de l’Yonne sur TF1 qui retracent l’affaire Émile Louis, et le documentaire en six épisodes Sans issue : la tuerie de Chevaline sur Canal +, qui misent sur la mécanique bien huilée des plateformes : écriture sérielle, absence de voix off, cliffhanger (2), décors chiadés, caméras de cinéma.

Depuis fin 2021, les plateformes ont d’ailleurs l’obligation de travailler en coproduction avec des sociétés de productions françaises. « Le marché du documentaire a changé de dimension avec l’arrivée du true crime. Désormais, c’est la guerre entre les productions : qui achètera en premier les droits de telle histoire, verrouillera la parole de tels témoins… », témoigne Luc Martin-Gousset, producteur du docu-fiction L’Affaire d’Outreau. « Toutes les histoires criminelles françaises ont été rasées ces dernières années », confirme Rémi Lainé, documentariste et réalisateur de Tant qu’ils ne retrouvent pas le corps — L’Affaire Le Roux-Agnelet sur Arte.

Derrière l’écran, les coproductions avec les plateformes impliquent également des méthodes de travail différentes. Si les journalistes ont carte blanche pour l’enquête, « on est très pilotés par la plateforme à partir du montage, avec des pages d’indications pour tricoter quelque chose qui ne ressemble pas au reste », témoigne Michèle Fines. « On travaillait la série à partir d’ateliers d’écriture, dont on rendait compte à Netflix », ajoute Delphine Kluzek, rédactrice en chef chez Capa et productrice de L’Affaire Fourniret. « Avec un diffuseur classique en télé, seul le résultat final est présenté. Avec Netflix, il y a des dizaines de visionnages d’étapes », précise-t-elle.

Le recours aux nouvelles écritures dans le domaine du fait divers s’observe particulièrement avec L’Affaire d’Outreau (France 2). Dans ce documentaire à la forme inédite, à mi-chemin entre reconstitution journalistique et cinématographique, archives et témoignages sont ponctués de scènes rejouées par des acteurs devant leurs protagonistes. La série a réuni 3,5 millions de téléspectateurs, élevant la part d’audience à 16 % : un record de saison pour un prime France Télévisions hors fiction.

Comme France Télévisions, Arte suit aussi la tendance avec sa série en trois épisodes sur l’affaire Le Roux-Agnelet. Elle explore les ressorts d’une affaire judiciaire hors du commun qui a tenu la France en haleine durant trente-sept ans. « De toute évidence, Grégory marque un changement d’époque dans les faits divers. Arte n’aurait probablement pas accroché à la proposition de L’Affaire Le Roux, qui est la première incursion de la chaîne dans le true crime, sans le succès de Grégory », analyse Rémi Lainé, co-auteur de ce documentaire avec Pascale Robert-Diart.

« Assurément, les plateformes ont fait évoluer les récits des chaînes traditionnelles et ont sensibilisé le spectateur à de nouvelles écritures, moins didactiques et “reportages” », explique Renaud Allilaire, responsable des documentaires société et géopolitique chez France Télévisions.

« Davantage de moyens financiers »

Côté budget, là aussi, le documentaire sur des faits divers a changé de dimension. Celui de L’Affaire d’Outreau s’est élevé à 2,4 millions d’euros, soit 600 000 euros pour chacun des quatre épisodes de 52 minutes. « L’équivalent d’un budget Netflix », soutient Luc Martin-Gousset, la plateforme refusant de communiquer sur ce point. En comparaison, le budget d’un épisode de « Faites entrer l’accusé » oscille entre 100 000 et 200 000 euros. « Le documentaire Outreau a non seulement poussé les chaînes de télévision à travailler avec des scénaristes et à décentrer la place de l’auteur, autrefois tout puissant, mais aussi à déployer davantage de moyens financiers », ajoute Luc Martin-Gousset.

Au-delà des moyens déployés, comment de macabres histoires, déjà racontées de nombreuses fois, parviennent à séduire autant de monde des deux côtés de l’écran ? La recette tient en une stratégie simple : faire entrer la fiction dans le documentaire. « Les documentaires portés par de grands réalisateurs de fiction comme Gilles Marchand — réalisateur de Grégory et scénariste de La Nuit du 12 —, ajoutent une dimension cinématographique au projet », explique Dolorès Émile, directrice des séries documentaires et des programmes de flux chez Netflix France.

« Nos témoins deviennent des personnages de fiction »

L’écriture factuelle, propre à la tradition journalistique du fait divers, est ainsi mise de côté, pour centrer la narration sur les personnages qui emmènent le spectateur dans leur combat. « Nos témoins deviennent des personnages de fiction : leur trajectoire doit évoluer au fil des épisodes », résume Patricia Tourancheau. Dans I Don’t Like Monday, sur Prime, la narration est centrée autour de Brenda Spencer, 16 ans, accusée de meurtre dans la fusillade à l'école primaire de Cleveland, que l’on suit des aveux troublants jusqu'à son emprisonnement. « Si vous suivez la quête du coupable, de la mère d’une victime ou d’un procureur, l’engouement sera plus fort », insiste Dolorès Émile, de Netflix.

La plateforme américaine n’a pourtant pas tout inventé.  « Soupçons de Jean Xavier de Lestrade en 2004, comme Un coupable idéal en 2002, avaient revisité le documentaire de faits divers. Netflix, à l’origine, ce sont des loueurs de DVD. Ils récupèrent ce qui a été expérimenté », avance Rémi Lainé. Si les plateformes sont bien devenues des sources d’inspiration, leur traitement original des faits divers ne fait pas toujours l’unanimité.  « Il y a plein de choses que le service public ne ferait pas, comme se mettre dans la peau d’un criminel », nuance ainsi Renaud Allilaire. « Je m’interdis la petite fille avec les bras attachés dans une camionnette, la reconstitution impudique des viols et des crimes », soutient quant à elle Patricia Tourancheau, qui affirme avoir tenu les parents du petit Grégory informés des moindres détails de la série. « Netflix loue tous les décors pour les interviews. Moi, les protagonistes, je veux les filmer dans leur environnement, sans éclairage particulier, ajoute Rémi Lainé. Éclairer, ça veut dire mettre les personnages du réel dans la fiction. C’est tordre un peu la réalité. »


(1) De 1981 à 1984, celui qu’on appelle le corbeau viendra troubler le quotidien de la famille Villemin. Appels menaçants semés d'injures, de calomnies et d'incitations au suicide, il revendique l’assassinat de Grégory le jour de sa disparition.

(2) Procédé qui consiste à terminer l'épisode ou la saison d'une œuvre par une fin ouverte, au moment où le suspense est à son comble.

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