Etats généraux de l'information - scénario obscur

Scénario 2 : en 2050, le chaos informationnel

[Scénario 2/3] Dans vingt-cinq ans, les citoyens auront décroché de l’information, devenue trop volatile. C'est le scénario le plus pessimiste envisagé dans l'étude prospective de l'Institut national de l'audiovisuel, pour les États généraux de l'information. 

Temps de lecture : 7 min

RIP l’info

En 2050, l’information est morte trois fois. 

Les conditions de l’indépendance de l’information sont les premières à avoir été balayées. Dès la fin de la décennie 2020, les grandes entreprises du numérique ont définitivement capté le marché de la publicité. L’assèchement des recettes publicitaires a conduit tous ceux qui en dépendaient, même partiellement, à la faillite. Plusieurs acteurs de l’information autrefois essentiels sont devenus une cible de choix pour ceux-là mêmes qui les ont privés de cette source de revenus. Certains ont été intégrés, dans une logique de concentration horizontale, à ces grandes firmes du numérique qui contrôlent désormais toute la chaîne de valeur, des matières premières aux terminaux en passant par l’infrastructure. Les autres sont réduits à un rôle de sous-traitants, fournisseurs de données dites « propres ». Dotée jadis d’une valeur commerciale directe (par la publicité, la vente au numéro ou à l’abonnement), l’information n’a plus, pour ces grands acteurs du numérique, qu’une valeur indirecte. Au premier rang desquelles l’information résumée à sa plus stricte expression, sa plus stricte valeur d’usage : de la data – et encore : de la data moins qualifiée que celle récoltée directement par ces entreprises de la tech auprès des publics, en aspirant leurs données (émotionnelles, de santé, communication, travail, consommation, etc.) du berceau à la tombe. L’information indépendante d’intérêts économiques n’existe donc plus.

C’est ensuite la vérification qui est devenue impossible. La désintermédiation initiée par les réseaux sociaux au début du XXIe siècle, couplée aux progrès de l’intelligence artificielle générative a donné naissance à une industrie du faux sans précédent. Parler de « faits », de « vrai » qui serait opposé au « faux », est, depuis le début des années 2030, devenu impossible. Au-delà des tentatives de manipulations géopolitiques, au-delà de son exploitation par des acteurs politiques internes, ce sont finalement les publics eux-mêmes qui ont donné le coup de grâce à la notion de vérification, en décrochant de l’information. Ils ont tout simplement fini par s’en détourner complètement, démunis devant le coût de plus en plus élevé de vérification leur incombant en bout de chaîne. Pris en étau entre le déluge d’informations et l’indistinction des contenus, les citoyens ont fait un choix radical : celui de l’évitement. 

Conséquence logique : la capacité des journalistes à endosser la moindre responsabilité vis-à-vis de l’information est tombée d’elle-même. Quel sens donner à un quelconque engagement de la part de journalistes quand plus personne n’est capable de distinguer le vrai du faux ? Comment imaginer la possibilité pour un journaliste de s’engager à produire une information la plus vraie possible ? À corriger une erreur ou une fausse information qu’il aurait éventuellement relayée ? Ce concept de correction et de transparence vis-à-vis des audiences a disparu au moment où l’information est devenue dépourvue de valeur par elle-même.

Et aucun salut à chercher du côté des médias de service public ! Sous l’effet d’une double pression croissante, à la fois budgétaire et politique, ils ont été démantelés. Faute de pouvoir marquer leur singularité et leur utilité, ils ont été purement et simplement cédés au tout début des années 2040, après dix années de mise en concession, tels des autoroutes.

Dépassé par les progrès technologiques, acculé à l’impuissance économique, l’État s’est résolu à déléguer la régulation de l’espace informationnel à l’oligopole de la tech. Sans parvenir à lui imposer autre chose qu’une obligation de moyens a minima.

Volatilité

L’instabilité informationnelle est devenue totale. Dans son rapport de juin 2030, le Reuters Institute a forgé un nouveau concept clef : celui de l’information liquéfiée. Comprendre : une information dont les conditions de production, de consommation ou de financement se modifient, avant même que les moindres procédures ou habitudes soient adoptées.

Preuve de la pertinence du constat du Reuters Institute millésime 2030 ? Un simple coup d’œil au paysage des innovations médias de l’année 2031 :

→ Il y a d’abord, au Royaume-Uni, la naissance de ContextAI, qui développe des algorithmes capables de réécrire les informations contextuellement en temps réel. Ces algorithmes analysent les environnements sociaux, politiques et économiques et modifient les articles, les rapports et tous les contenus, même ceux postés de manière éphémère sur les réseaux sociaux, en fonction de ces contextes. Résultat : les informations changent continuellement, pour s’adapter aux nouvelles données et aux nouveaux contextes, empêchant toute forme de stabilisation. Cette réécriture perpétuelle rend les faits insaisissables et les analyses impossibles, les utilisateurs étant constamment exposés à des versions différentes et changeantes de la réalité.

→ À Lyon, dans les locaux de Station R, la dernière-née des déclinaisons de la Station F parisienne, en France, c’est VolatiChain, qui propose une solution blockchain dans laquelle les contenus et les informations sont enregistrés de manière décentralisée, mais avec une volatilité programmée. Les données inscrites sur cette blockchain changent automatiquement après un temps donné, ou en réponse à des événements spécifiques et empêchent la fixation des informations : les données et les transactions enregistrées sont conçues pour évoluer constamment. L’utilisation de cette technologie pour la distribution de l’information crée un environnement où les faits et les données sont en perpétuel flux, rendant impossible toute forme de consolidation ou de stabilité.

→ À Francfort, à deux pas de la bourse, la sensation de l’année 2031, c’est InfoTrade, une plateforme de trading à haute fréquence des informations. Elle fonctionne comme une bourse de valeurs où les nouvelles et les données peuvent être achetées, vendues et échangées instantanément. Les prix des informations y fluctuent en fonction de la demande et de l’actualité, rendant l’information hautement volatile et éphémère. Les journalistes, mais plus généralement tous les producteurs de contenus, deviennent des traders d’information, modifiant et adaptant leur production pour maximiser les profits à court terme. Les consommateurs d’information sont constamment exposés à des données en évolution rapide, sans possibilité de stabiliser ou de consolider des connaissances fiables.

→ Enfin, à Los Angeles, tous les créatifs de la Côte Ouest ne parlent, depuis janvier 2031, que de StoryFlow : des algorithmes de narration dynamique capables de réécrire des histoires et des articles en temps réel, en fonction des retours des utilisateurs, mais aussi des nouvelles tendances et informations. Ces narrations dynamiques changent continuellement, s’adaptant aux émotions et aux réactions des lecteurs, rendant chaque version d’une histoire unique et éphémère. Les utilisateurs ne peuvent jamais lire la même version d’un article ou d’une nouvelle, car le contenu évolue constamment. Cette instabilité narrative empêche toute forme de stabilisation ou de mémorisation des informations, renforçant l’idée d’une information liquéfiée et insaisissable.

Classes techno-informationnelles

Résultat ? Vingt ans plus tard, en 2050, l’information oppose des classes techno-informationnelles.

Avec, d’un côté, une intégration totale de la production chez les entreprises de la tech, où règne l’information liquéfiée et sans valeur. Les grands acteurs de la tech offrent à leurs utilisateurs un niveau minimum d’information, au milieu de contenus et services (banque, assurance, e-commerce, etc.) de toutes sortes qui, eux, sont hyper personnalisés. Le tout, dans un univers clos, limitant l’interopérabilité.

De l’autre, quelques rares médias indépendants subsistent et produisent une information plus traditionnelle. Mais ils ont évidemment perdu toute visée généraliste, et tout caractère universaliste. Ils sont financés par une élite, capable de payer, cher, pour de l’info. Plus que véritablement intéressé par l’info, elle en fait un usage d’abord quasiment professionnel, voire de distinction sociale. Dans l’immense majorité des cas, cette information de niche, produite par des consortiums de journalistes internationaux hyper spécialisés, est pensée pour des communautés hyper ciblées – quand elle n’est pas produite directement à partir d’une demande ! – glissant de l’économie de niche à celle du luxe et du sur-mesure.

L’interface clé d’accès à l’information ? Notre assistant personnel, qui nous accompagne dans tous les aspects de notre vie. Il en existe bien évidemment toute une gamme. Du plus basique au plus sophistiqué. Conséquence logique ? Les assistants personnels sont devenus un reflet de la hiérarchie sociale au sein de la société et l’IA, présente dans toutes les sphères de la vie, a rigidifié ce tableau. Si, sous l’Ancien Régime, on pouvait identifier l’ordre ou la corporation d’un individu grâce à ses vêtements, en 2050, c’est du type d’assistant personnel d’un individu que l’on inférera sa position sociale : « Dis-moi quel est ton assistant personnel, je te dirai qui tu es ! »

Les grands acteurs de la tech veulent même aller plus loin. Ils ont ainsi commencé à commercialiser des implants neuronaux, qui promettent de retrouver voire d’augmenter nos capacités d’attention, nos capacités cognitives… Autant d’arguments qui portent, notamment auprès d’une population devenue en grande partie âgée. Ils ouvrent également la voie à une nouvelle dimension de l’information : l’information sensorielle. Celle-ci devient une expérience divertissante ou effrayante – un nouveau type d’infotainment, à haute valeur addictive. D’abord accessibles aux plus fortunés, ces implants naturalisent les inégalités sociales, en scindant le monde entre ceux qui peuvent se les payer et les autres. Cela accentue les tensions au sein de la société. Des mouvements néo-luddites émergent et s’en prennent à différentes infrastructures sensibles et autres centres d’insertion d’implants. Depuis peu, certains équipementiers proposent des implants low cost, d’une qualité inférieure, dont l’objectif est de capter un maximum de données personnelles à des fins mercantiles. Fabriquées pour la plupart à l’étranger, ces puces offrent aussi un levier inédit de déstabilisation (perturbation des raisonnements, perceptions faussées, brouillard cognitif…).

Le monde de l'information en 2050 : des scénarios possibles

L'autoplay ou la naissance de l'information liquéfiée 

Après de nombreux débats, les universitaires des années 2030 ont réussi à déterminer l’innovation précise qui a fait entrer l’information dans cette ère nouvelle de la liquéfaction. Au jour près. Et tout le monde, à l’époque, était passé à côté. C’était le 12 septembre 2013, quand le réseau social alors dominant sur la planète, Facebook, a, pour la première fois, annoncé faire consommer des vidéos à ses utilisateurs suivant la fonctionnalité de l’autoplay – comprendre : des vidéos qui se lançaient seules, sans autre action nécessaire de la part de l’utilisateur que celle d’un simple scroll sur son smart-phone, et quasi exclusivement visionnées sans le son. Anodin ? Au début, clairement. Cette modification, apportée dans une équipe produit chez un géant de la tech, visait à répondre aux attentes des annonceurs. Mais en modifiant les conditions de diffusion de l’information chez un de ses principaux canaux de distribution, ce battement d’aile de papillon allait provoquer des conséquences inédites sur l’information elle-même ! Car, avec l’autoplay, naissait une nouvelle grammaire de l’image : produire de l’information sous forme vidéo pour être lue sans son et comprise grâce à du texte. La nécessité de débuts de vidéos ultra catchy dont le seul objectif était de dépasser les trois secondes de visionnage, métrique clef pour déclencher la comptabilisation d’une vidéo comme « vue », devait suivre – plus question de nuance dans ces conditions. Et avec l’autoplay, ce sont finalement de nouveaux médias qui, plus habiles que d’autres à comprendre cette révolution en cours, ont prospéré. Bref, ce 12 septembre 2013, ce que personne n’avait vraiment compris, c’est que tout un écosystème informationnel, qui s’est révélé florissant jusqu’au mitan des années 2020, naissait. Un vrai cas d’école d’information liquéfiée…

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