Un phénomène de masse
Il est difficile de se référer à des chiffres solides concernant le marché de l’autoédition : beaucoup de ceux qui circulent sont initiés par des entreprises du secteur dont ils viennent nourrir la communication. D’autre part, le caractère parallèle de l’autoédition, dont les publications échappent largement aux circuits traditionnels de l’industrie, fait que l’évaluation de la situation reste particulièrement complexe à établir. En dépit de ces difficultés, il est possible de constater une massification du phénomène, dont les signes les plus tangibles se situent après 2010.
Scruté avec attention en raison des perspectives qu’il représente, notamment du point de vue des technologies numériques, le marché du livre américain a connu un essor remarquable de l’autoédition depuis moins d’une décennie. L’entreprise Bowker, en charge d’enregistrer les ISBN aux États-Unis, fournit des statistiques précieuses sur l’évolution de cette pratique dans le pays. La progression du nombre de livres autoédités se voyant attribuer un ISBN année après année témoigne du caractère florissant du secteur. Entre 2010 et 2015, le nombre d’ISBN accordé à des titres autoédités a augmenté de 375 %, pour venir s’établir à 727 000 titres disponibles en format papier ou numérique. Aussi spectaculaire soit-elle, cette donnée ne permet de saisir qu’une partie de la réalité de l’autoédition dans la mesure où l’obtention d’un ISBN ne constitue pas une démarche obligatoire sur certaines plateformes, au premier rang desquelles Amazon Kindle Direct Publishing (KDP). À cet égard, 30 % des e-books achetés aux États-Unis n’auraient pas reçu d’ISBN en 2014,
ce qui conduit à exclure ces livres des statistiques de l’industrie. Selon toute vraisemblance, le niveau de production des autoédités devrait donc être plus élevé encore.

Le marché de l’autoédition aux États-Unis (2007-2015)
Nombre de livres autoédités (papier et numérique) ayant obtenu un ISB
Pour appréhender la situation française, l’analyse produite par la BnF à partir des données du dépôt légal nous apporte des enseignements
sur la dynamique en cours. En France, les publications relevant de l’autoédition ayant fait l’objet d’un dépôt légal représentaient 6 % du total des nouveautés éditoriales en 2005 (soit 4 000 titres) contre 15 % en 2015 (soit 11 500 titres). Telle qu’elle se présente cette année-là, la production des autoédités se distingue de celle de l’édition traditionnelle par une représentation plus forte des fictions romanesques, qui constitue la catégorie dominante avec 40 % des ouvrages, mais aussi de la poésie et des récits biographiques. Il est également admis que la littérature de genre, portée par les romans sentimentaux, la science-fiction, les polars, les thrillers ou encore la fantasy, tire son épingle du jeu. Si les chiffres tirés du dépôt légal soulignent la vitalité du secteur, ils ne suffisent pas à rendre compte avec exhaustivité du périmètre de l’autoédition, nombre d’auteurs n’effectuant pas cette démarche.
Au milieu de la masse des titres autoédités, quelques réussites incontestables et fortement médiatisées sont à souligner : Hugh Howey, Anna Todd, E.L. James, Amanda Hocking, John Locke, Rachel Abbott du côté anglo-américain ; Agnès Martin-Lugand, Amélie Antoine, Aurélie Valognes, Jacques Vandroux, Alice Quinn en langue française, pour ne citer que quelques écrivains qui se sont invités sur les listes des best-sellers. Leurs œuvres sont souvent repérées par des maisons d’édition traditionnelles qui les récupèrent et leur assurent une seconde vie, faisant de l’autoédition un moyen de prospection à part entière et transférant sur la communauté des lecteurs une partie du travail de sélection. Mais les succès d’envergure restent rares et doivent être considérés avec circonspection, ceux-ci n’échappant pas à l’attention des opérateurs de plateformes, qui ont tout intérêt à faire émerger et à valoriser des auteurs qui deviennent les porte-étendards des services qu’ils proposent.
Parmi ceux-là figure Hugh Howey, un auteur américain dont la série romanesque
Silo a été un succès mondial d’autoédition sur Amazon. En 2014, Hugh Howey a suscité la controverse
en publiant une série de rapports consacrés aux revenus des auteurs, basé sur des données issues de la liste des meilleures ventes d’e-books sur Amazon. Effectuée à partir d’un échantillon de 120 000 titres, la version de juillet 2014 montrait que les auteurs autoédités représentaient 25 % des livres figurant dans les meilleures ventes d’Amazon et 31 % des ventes unitaires, ce qui leur permettait de capter 39 % des revenus destinés aux auteurs. Dans le même temps, les écrivains du «
Big five », c’est-à-dire ceux dont les livres sont édités par l’une des cinq maisons d’édition américaines les plus importantes, pesaient à eux tous 16 % des titres publiés, 38 % des ventes unitaires et 37 % des royalties du Kindle Store. En d’autres termes, les auteurs autoédités seraient en voie de dépasser les principales maisons d’édition traditionnelles sur le segment du livre numérique. De tels arguments ont suscité la polémique et ont été contestés tant pour des raisons méthodologiques que pour la démarche en elle-même, qui a pu être comparée à une opération de communication en faveur d’Amazon. Surtout, cet épisode souligne encore une fois
le manque de données fiables et l’absence de transparence de la firme de Seattle à propos de ses activités.
Tous les livres autoédités n’accèdent pas au succès et à la notoriété
S’il est clair que l’autoédition représente un domaine avec lequel il faut de plus en plus compter, il semble que ce marché se signale par une asymétrie significative dans la répartition des retombées financières, avec une concentration sensible des ventes et des revenus sur un nombre réduit d’auteurs à succès. L’enquête menée par Dave Cornford et Steven Lewis auprès d’un millier d’auteurs autoédités donne un aperçu intéressant de leur situation économique. Cette année-là, le revenu moyen des auteurs interrogés s’élevait à 10 000 dollars, mais en réalité la moitié d’entre eux avait gagné moins de 500 dollars, tandis que les 10 % les plus riches avaient capté les trois quarts des revenus. Cette inégalité dans la répartition des ressources nous rappelle s’il était besoin que tous les livres autoédités n’accèdent pas au succès et à la notoriété, la majorité des textes restant noyée dans l’immensité des propositions. Avec l’absence de filtre éditorial et l’abaissement de barrières l’entrée, l’accès au marché s’en est trouvé facilité, ce qui a entraîné l’inflation de la production dont nous avons précédemment rendu compte. L’explosion de l’autoédition s’accompagne d’une concurrence accrue pour ressortir d’une économie de l’attention dans laquelle l’offre est abondante mais les ressources disponibles pour la consommer nettement plus réduite. Cet écart entre l’offre et la demande se pose de façon accrue sur le marché français, où le livre numérique, pourtant porteur de multiples promesses du point de vue de l’autoédition, peine à décoller. Selon le Syndicat National de l’Edition (SNE), seulement 3,1 % du chiffre d’affaires de l’édition grand public
venait du numérique en 2015. Dans un contexte où le marché du livre numérique progresse mais reste malgré tout limité, les opportunités de séduire un lectorat s’en trouvent forcément réduites pour les auteurs qui font le choix de ce type de publication.