Un char de la milice Wagner

© Crédits photo : STRINGER/AFP

« La nature explosive de la situation justifiait une édition spéciale »

Pendant moins de vingt-quatre heures, la rébellion du groupe paramilitaire Wagner s'est imposée aux journalistes. Des déclarations enflammées d'Evgueni Prigojine à sa volte-face, comment France Info a-t-elle organisé son édition spéciale ?

Temps de lecture : 6 min

Vendredi 23 juin 2023, Evgueni Prigojine, chef de la milice privée Wagner, accuse l’armée russe d’avoir bombardé plusieurs de ses camps. Il est 21 heures, l'info est encore floue. Tout s’accélère dans la nuit : on parle de 25 000 paramilitaires partis du front ukrainien en direction de Moscou. Ils ne rencontrent presque pas de résistance sur leur chemin, capturent la ville de Rostov-sur-le-Don, et se trouvent à un moment à 400 kilomètres de la capitale. Les mots du chef de guerre sont durs, ses intentions très claires : il veut renverser le commandement militaire. France Info, la radio d’info en continu du groupe Radio France, décide de déclencher son édition spéciale aux alentours de 10 heures samedi. Retour sur une journée d’une actualité extrêmement tendue et incertaine avec Marina Cabiten, la rédactrice en chef de la tranche « 10h-14h ».

Comment et pourquoi êtes-vous passé en édition spéciale le samedi 24 ?

Marina Cabiten : Il y a différentes façons de passer en édition spéciale. Parfois, on sait qu'à telle heure, tel jour, se déroulera un évènement important comme une grosse journée de mobilisation contre la réforme des retraites, un vote de motion de censure, des annonces attendues du président Emmanuel Macron...  Il y a aussi les spéciales que l'on déclenche dès que l'on a une alerte AFP, comme lors de l'attaque au couteau d'Annecy.

Pour Prigojine et Wagner, c'est encore différent. Nous avions très peu d’informations vérifiables sur ce qui se passait, au-delà des déclarations des uns et des autres. Nous avons eu un premier invité pour évoquer le sujet dans le 21h/minuit du vendredi, et d’autres ont été programmés pour le lendemain matin. Mais même samedi, en arrivant, nous ne savions pas trop sur quel pied danser. Nous sommes en week-end, les grands chefs ne sont pas là physiquement. Je suis en régie et le chef des infos, qui est au-dessus de moi, en liaison avec les cadres, vient me dire que l'on bascule.

C'est l'accumulation d'éléments qui nous pousse à passer en édition spéciale : Wagner déclare être arrivé à Rostov-sur-le-Don, Prigojine publie une nouvelle vidéo dans laquelle il explique avoir pris la ville sans verser de sang, Vladimir Poutine prend la parole, et enfin on apprend que les forces de la milice sont à 400 km de Moscou.

Qu’aviez-vous prévu ce jour-là ?

En arrivant le matin à 6 heures pour préparer l'antenne, j'avais un invité de programmé pour évoquer l’anniversaire de la révocation de l’arrêt de « Roe V. Wade » [arrêt de 1973 de la Cour suprême des États-Unis qui protégeait le droit à l'avortement, NDLR], un autre pour parler des opérations de police à Mayotte. Plus ça allait, plus on a « trappé » le reste des infos pour devenir monomaniaques sur Prigojine, jusqu’à décider à un moment de ne pas diffuser les chroniques prévues et de convoquer des invités. Mais ce n’est pas le cas de toutes les spéciales, on peut garder une partie des rendez-vous, celle-ci était particulière.

Quel est concrètement votre rôle dans ce genre de situation ?

Je suis le lien opérationnel entre la décision de lancer l’édition spéciale et la mise en musique. La spéciale repose sur deux piliers dans ce cas-là. D'un côté, on s'organise avec le chef des infos et la rédaction internationale [composée essentiellement des envoyés spéciaux et des envoyés permanents, qui travaillent pour toutes les chaînes de Radio France, NDLR] pour savoir ce qu'on peut faire avec nos journalistes. Qu’ils soient à Paris pour faire du desk et de l'antenne, ou sur place à Moscou comme notre envoyé spécial permanent Sylvain Tronchet. En miroir, il y a les invités que nous faisons réagir. L'un ne va pas sans l'autre : il ne peut pas y avoir d’invités sans travail journalistique.

Tout ça doit être coordonné. Entre les journaux et les tranches, nous devons alterner : si Sylvain Tronchet fait un papier dans le journal du midi, il ne peut pas faire de contenus longs dans la tranche du midi-10. La grille devient un vrai Rubik's Cube. Pour le résoudre je suis accompagné de l'attachée de production, dont le métier est de trouver et de caler les bons interlocuteurs sur les sujets d'actu. Nous étions sur le sujet depuis la veille au soir, nous avions prévu de continuer à nous y intéresser, et je la préviens qu'il va falloir inviter davantage de gens, multiplier et diversifier les profils. Car nous devons aborder le sujet par différents angles : il y a l'aspect militaire, mais aussi le côté diplomatique, des analyses de la société et du pouvoir russe, le récit des liens entre Evgueni Prigojine et Vladimir Poutine, etc. Les interventions doivent être complémentaires, il faut trouver un équilibre, sans faire doublon avec le travail de nos journalistes. Dans ce contexte, la grille se fait en flux tendu, cinq minutes par cinq minutes, et j'informe le présentateur en direct au fur et à mesure.

Il est très difficile de savoir ce qu'il se passe dans les arcanes du pouvoir russe, dans l'armée, et chez Wagner. Comment travailler sur ces sujets dans l'urgence ?

Sur Prigojine, nos journalistes ont passé beaucoup de temps à contextualiser les différentes infos que nous rapportions. « Un tel a dit ça, mais nous ne pouvons pas confirmer ; un autre a publié une vidéo sur Telegram, mais nous n'avons pas pu vérifier ». Les journalistes assument de dire « voilà ce que l'on sait, c'est très peu, voilà toutes les questions que nous nous posons, et nous n’avons pas encore de réponse. »

C’est un exercice d’écriture complexe, et il demande un background important. Pour ce qui est des interviews, nos invités parlent pour eux, mais il faut aussi être capable de les recadrer si besoin. C’est-à-dire d’avertir l’auditeur que nos informations ne cadrent pas avec les déclarations de l’invité. C’est un exercice encore plus exigeant que d’habitude, en termes de rigueur et de bonne connaissance des sujets. Le travail que nous menons depuis un an sur la Russie et le pouvoir de Vladimir Poutine nous a été très utile.

Sur d'autres sujets, nous nous serions dit que nous ne savions pas encore assez bien ce qu'il se passait, qu'il était urgent d'attendre. Mais quand Evgueni Prigojine se rebelle contre Vladimir Poutine, on ne peut pas attendre, c'est impossible journalistiquement. Nous devons transmettre l'importance de l'événement. Sylvain Tronchet est sur place depuis quatre ans, il ne sait pas très bien ce qui est en train de se passer. Mais il sait, avec sa connaissance du contexte russe, que c'est hors-norme. C'est un travail analytique de mise en perspective.

Aurait-il été envisageable de ne pas passer en édition spéciale ? Wagner n’évoquait alors peut-être pas grand-chose pour le grand public...

À ce moment-là, l’enjeu ne porte pas sur ce qu'est et représente Wagner. La question est plutôt que le pouvoir de Poutine, engagé dans la guerre en Ukraine, n'existera peut-être plus dans deux heures. Il y a un moment le samedi où je me dis que le lendemain, lorsque j'arriverai à 6 heures pour ma tranche, Poutine sera peut-être mort. Car il y a beaucoup de choses dans les déclarations de Evgueni Prigojine qui laissent entendre qu'il est prêt à aller au bout.

Par ailleurs il y avait aussi l’hypothèse que tout ça ne soit qu’une grande manœuvre d’intox, ce qu’évoque clairement Lorrain Sénéchal dès l’ouverture de son journal à 7 heures le samedi.

Lorsque l’édition spéciale se termine, que Prigojine annonce faire demi-tour, on ignore en effet si c’est une manipulation — et on ne le sait toujours pas d’ailleurs au moment où nous nous parlons [lundi 26 juin dans l'après-midi, NDLR]. Mais même s’il s’avérait que tout ça a été fabriqué de toutes pièces, la nature explosive de la situation justifiait à elle seule de lancer une édition spéciale.

Est-ce plus compliqué de coordonner une édition spéciale, si l’on compare à une journée « normale » ?

La rapidité d'évolution de la situation rend l'exercice compliqué, avec la pression à produire de la bonne radio tout en faisant face à plus d'incertitude que d'habitude. Mais il est aussi compliqué de construire une grille dans une journée lambda, sans actualité particulière. La gymnastique n'est pas la même.

En édition spéciale, on ne se pose pas de question : on se concentre sur un sujet en particulier. On sait que l'on doit faire vite et bien. La situation peut changer très vite, il y a en permanence de nouvelles choses à expliquer, à analyser. Nerveusement, on ne sort pas de quatre heures de studio en spéciale dans le même état qu'après quatre heures « normale »

Avez-vous fait un bilan de cette édition spéciale, pour voir ce qui avait bien marché et ce qui pouvait être amélioré ?

On regarde régulièrement dans le rétro pour voir ce qui nous a plus ou moins satisfaits. Sur Prigojine, je pense qu'il est encore un peu tôt. Nous sommes sortis de la spéciale, mais pas de la séquence. Augustin Arrivé [le présentateur de la tranche 10h-14h, NDLR] et moi nous sommes dit que nous avions réussi à donner l'information que l'on avait aux auditeurs, tout en ne laissant pas penser qu'on communiquait des choses dont on n'était pas sûrs, ou à la volée, juste pour remplir. Je pense que nous avons réussi, non à informer de façon objective parce que ça n'existe pas, mais de façon équilibrée et transparente.

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