« La culture de la musique en ligne a préparé le terrain à YouTube »
Baby Shark, Despacito, Shape of You… Ces clips musicaux sont les contenus les plus regardés sur YouTube. Depuis 2015, la plateforme a d’ailleurs placé la musique au cœur de sa stratégie. Analyse avec Guillaume Heuguet, auteur de YouTube et les métamorphoses de la musique.
YouTube et les métamorphoses de la musique (Ina Éditions) retrace les évolutions du son et de la musique sur la plateforme vidéo, des parodies des débuts aux clips à plusieurs millions voire milliards de vues. À travers l’étude de la place de la musique sur Youtube, c’est finalement l’histoire de l’éditorialisation croissante de la plateforme que retrace Guillaume Heuguet, chercheur au Celsa Paris-Sorbonne.
Quelle est l’importance de la musique sur YouTube en termes d’audience et de chiffre d’affaires ?
Guillaume Heuguet : Cela dépend des années, mais depuis 2008, les vidéos les plus vues chaque année sont des vidéos musicales. En 2020, ce sont les rappeurs américains Future et Drake, le groupe de pop sud-coréen BTS et le rappeur indien Badsalah qui représentent le plus grand nombre de vues cumulées sur l’année [dans ses résultats du quatrième trimestre 2020, Alphabet affichait 4,7 milliards de revenus générés grâce à YouTube, sans préciser leurs compositions (revenus publicitaires, abonnements payants), NDLR].
Comment cette part a-t-elle évolué ?
L’importance de la musique dans la stratégie de YouTube connaît des hauts et des bas. Il est relativement clair qu’autour de 2008, la diffusion et l’écoute de musique a été un usage particulièrement important de YouTube et a participé à sa croissance, même si on n’en avait pas l’impression à l’époque. YouTube a ensuite multiplié les concours, les cérémonies, les partenariats avec des groupes comme Weezer... C’est plus tard, à partir de 2015, que les contenus musicaux ont été vraiment mis en avant dans sa stratégie commerciale et son positionnement éditorial. Auparavant, c’était une thématique parmi d’autres. Il y a trois façon d’observer la place de la musique : par les usages, par la communication sur les contenus existants, et par l’intégration à la stratégie de l’entreprise.
En mars 2008, YouTube lance la deuxième édition de ses « YouTube Awards » qui récompensent les meilleures vidéos du site, avec une catégorie musicale.
Quelles sont les grandes dates de la musique sur YouTube ?
À partir de 2008, les critiques culturels parlent de leur usage musical de YouTube, ce qu’on peut voir comme l’indice d’une pratique déjà bien répandue. C’est difficile à quantifier, mais des critiques culturels se mettent à en parler et expliquent l’importance que cela a pour eux et comment cela pourrait évoluer dans le futur. En 2013, YouTube apparaît dans les études d’usage en France. Avant cela, les études publiques sur le marché du streaming se concentraient sur des sites qui se présentaient eux-mêmes comme des sites dédiés à la musique. YouTube en était donc absent. C’est à la suite d’une étude de consommation déclarative menée par la Hadopi que cela change. Ce moment a été charnière, y compris pour moi dans mon enquête. Il arrivait que l’on me demande « Pourquoi YouTube pour la musique ? », comme si ce n’était pas évident de lier ces thématiques. Les choses sont parachevées en 2015, lorsque YouTube met la musique en avant dans sa communication et y dédie, en plus de son offre générale sur la page d’accueil, un abonnement sans publicité.
La musique a-t-elle été le premier pôle éditorialisé et mis en avant par YouTube ?
Je ne dirais pas ça. La musique est longtemps présente sur la plateforme, sans que ce soit une catégorie plus mise en avant que d'autres. Et lorsqu'elle l'est, au début du site, c’est plutôt sous l'aspect des loisirs, par des danses ou des parodies. Dans mon livre, je demande aussi ce que l’on entend par « musique ». Pour YouTube, c’est une catégorie assez importante, au même titre que l’humour. Mais ce n’est qu’un peu plus tard que l’on voit arriver des artistes sur la page d’accueil et que YouTube commence à dire : « Nous avons les artistes du monde de la musique chez nous, on les défend, on les accompagne, on leur propose des recours. » Selon moi, la musique a compté d’une manière particulière, même s’il n’y a pas eu dès le début un investissement clair. Au moment où YouTube a créé son player, les utilisateurs ont pu partager des vidéos sur les réseaux sociaux de l’époque. Ça a créé un lien entre ces sites et permis à la plateforme d’acquérir des utilisateurs et de rentrer dans les routines des internautes. Il y a pleins d’autres sites de vidéo à la même époque, comme Vimeo ou Dailymotion, qui n’ont pas marché comme YouTube. Mon hypothèse est que la culture de la musique en ligne a préparé le terrain à YouTube.
Du fait de cette éditorialisation, quels sont les concurrents de YouTube aujourd’hui ?
C’est un service intéressant, car le modèle est moins stabilisé que d’autres types de plateformes. Netflix, par exemple, est une « plateforme club » pour la vidéo, avec des contenus exclusifs développés. YouTube fait quelques contenus exclusifs pour sa formule payante, mais a aussi un modèle gratuit, qui le rapproche finalement d’autres sites publicitaires comme les services de streaming musical. YouTube est à la jonction du streaming vidéo et du streaming musical, tout en touchant également au marché des réseaux sociaux. YouTube est donc un peu concurrent de tous ces sites à la fois. Ce que j’ai trouvé intéressant en écrivant ce livre, c’est que les gens traitent souvent ces questions en silo, en ne s’intéressant qu’au marché du streaming musical ou vidéo. Comme si les secteurs économiques étaient balisés d’avance. Avec cette approche généalogique, j’ai voulu montrer que les repositionnements éditoriaux réguliers faisaient que le marché était réinventé en permanence à l’échelle de la plateforme.
YouTube s’est-il substitué aux programmations musicales qu’on pouvait voir auparavant à la télévision ?
En partie. Selon les spécialistes du clip, il y a eu une énorme réduction de la place de ces programmes à la télévision française. Les créneaux sont devenus moins avantageux, et la durée des émissions s’est réduite. YouTube a occupé un terrain délaissé. Il est intéressant d’observer le réinvestissement du clip comme forme esthétique par les musiciens et le public. On pourrait s’intéresser plus en détail à ce que cela signifie économiquement pour la valorisation des clips : avec ce mode de consommation, il n’y a plus de système de préachat du clip par les chaînes.
Quelles sont les relations de YouTube avec les maisons de disque aujourd’hui ?
À ma connaissance, il n’y a pas de partenariat direct à la manière de Spotify, où les principales majors du disque ont des parts dans la plateforme. Assez longtemps, les acteurs se sont regardés en chien de faïence. Warner était partie de YouTube en estimant que ça ne rapportait pas assez d’argent. Les syndicats de labels, indépendants ou non, menacent toujours YouTube de partir, en disant qu’il y a un écart de valeur par rapport à d’autres plateformes et à ce que devrait générer la musique. En revanche, le système VEVO [un réseau de chaînes musicales officielles né d’un partenariat entre YouTube, Sony Music Entertainment et Universal Music Group, NDLR] offre une rémunération privilégiée pour les labels. La relation entre YouTube et les maisons de disque est donc une « co-pétition », marquée par des rapports de force qui passent par la communication auprès des acteurs publics et, en même temps, des partenariats.
L'accès à la publication ne signifie pas l'accès à la visibilité.
Dans cet écosystème, quelle est la place du créateur lambda ? A-t-il toutes les clés pour se lancer dans la musique à partir de rien… et réussir ?
Selon moi, c’est une fausse promesse. Il y a une espèce de syllogisme : puisqu’on peut tous publier sur un site très consulté, cela créerait une égalité des chances. Mais il y a déjà une inégalité des moyens au départ, en termes de promotion, et il y a un privilège donné à ceux capables de produire à une certaine fréquence, avec une certaine qualité, et selon tout un tas de critères qui répondent aux algorithmes. Aujourd’hui, il est clair qu’il y a une surreprésentation des formats produits par des majors, malgré la personnalisation des pages. L'accès à la publication ne signifie pas l'accès à la visibilité. La plateforme ne met pas en avant des musiciens qui ne connaîtraient pas déjà un succès quantitatif. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de surprise ponctuelle. Mais à chaque fois que j’examinais un cas, je découvrais un entourage professionnel ou d’autres relais médiatiques.
À travers les logiques éditoriales et économiques de la plateforme, YouTube a-t-il influencé les codes de la musique populaire ?
J’aurais tendance à dire que oui, de façon indirecte. La sérialisation des vidéos de rap est un phénomène frappant : les artistes vont publier des singles à échéances plus ou moins régulières, avec toujours les mêmes mots-clés. On a des formes comme le freestyle ou les mixtapes qui passent au second plan. C’est devenu une stratégie récurrente pour des rappeurs comme MHD ou Captaine Roshi. En France, ils sont nombreux à commencer par construire, ou à entretenir, un lien avec le public de cette façon. Pour ce qui est des clips, YouTube donne un répertoire un peu plus varié que ce que permet la télévision. Les artistes jouent avec l’idée qu’on serait dans quelque chose de plus intimiste, domestique, artisanal sur YouTube. Ariana Grande ou Justin Bieber ont choisi ce format alors qu’ils possèdent des moyens artistiques autour d’eux. Il y a des formats plus médiagéniques sur YouTube, sans que les contraintes proviennent directement de la plateforme.
Le rappeur MHD a sorti dix parties de sa série de clips Afro trap en l'espace de deux ans.
Que dit l’évolution des indicateurs les plus observés (vues, watchtime…) de la transformation du rapport de YouTube avec ses contenus et ses utilisateurs ?
Pour YouTube, la valeur de la musique n’a rien à voir avec le fait que certaines personnes préfèrent certains morceaux en particulier. Il y a un décrochage par rapport aux conventions de la radio et du disque, où la prévalence et le succès des morceaux étaient liés à l’idée qu’on préférait une certaine musique — on achetait un album pour l’écouter à la maison, participait à des sondages pour les radios qu’on écoutait et choisissait un morceau pour lequel voter. YouTube prend en compte la présence de la musique dans une vidéo, peu importe si elle est musicale ou pas. Ainsi, un morceau qui apparaîtrait dans une vidéo populaire pourrait potentiellement remonter dans les statistiques, même si la vidéo n’est pas musicale. Il est difficile d’isoler les facteurs de réussite de tel ou tel contenu.
YouTube est-il un cas typique de plateforme qui exerce, dans les faits, un rôle d’éditeur mais qui refuse de le reconnaître ?
D’un point de vue légal, d’autres sites ont été reconnus comme des éditeurs dans le passé, alors qu’ils assuraient les mêmes fonctions que YouTube. Il suffit de regarder en détail la communication publique de YouTube pour voir qu’ils se sont aussi contredits plusieurs fois à ce niveau-là. Ils affirment n’être qu’une plateforme technique, et le lendemain, ils revendiquent de mettre en avant certains styles de musique, de favoriser la visibilité de certains créateurs.
Comment la société défend-elle son statut d’hébergeur ?
Le sujet a été évoqué récemment, dans le cadre des débats sur l’article 17 [de la directive européenne sur les droits d’auteur, adoptée en mars 2019, NDLR]. Son discours ne consistait pas à justifier philosophiquement qu’ils étaient un hébergeur et pas un éditeur. Elle a préféré insister sur les conséquences : « Si nous sommes qualifiés d’éditeur, on va devoir durcir le contrôle de ce qui circule sur notre plateforme. » Alors qu’il y a déjà un contrôle assez avancé et pionnier de leur plateforme. Mais c’était une régulation privée, en concertation avec leurs partenaires, et ils ne voulaient pas de régulation juridique trop contraignante de l’Union européenne là-dessus.
Quel impact ont eu ces outils de contrôle, dont ContentID, sur la plateforme ?
Développer ces outils a été essentiel pour que YouTube continue d’exister sous cette forme. La Gema [équivalent allemand de la Sacem, NDLR] a porté plainte en 2012 et obtenu de YouTube le retrait de certaines de ses vidéos. On s’y est habitué, mais ce modèle dit : « On publie en grande quantité et on contrôle a posteriori. » C’est presque la raison d’être de YouTube qui était mise en cause avec cette question du droit d’auteur, et le problème n’est pas encore complètement réglé.
TikTok suivra-t-elle une voie similaire à YouTube dans son rapport à la musique ?
Il me semble que TikTok n’applique pas le contrôle du droit d’auteur pour l’instant, sûrement parce que les vidéos comprennent des extraits plus courts [les vidéos TikTok ne durant que jusqu’à une minute, NDLR]. Pour l’instant, comme au début de YouTube, il y a un certain intérêt des maisons de disques qui choisissent de laisser faire ou qui y voient un moyen de faire de la promotion. La question est : à quel moment va-t-on atteindre le point où se posera la question de la monétisation ? Si une vidéo atteint des millions de vues à l’aide d’un morceau, est ce qu’on se dit que cela va susciter du streaming sur d’autres plateformes et donc que cela vaut le coup ? Ou bien cet extrait de trente secondes sur TikTok représente une expression artistique et est soumis aux droits voisins ? Dans le deuxième cas, on connaîtrait une normalisation de la plateforme, à la façon de YouTube [TikTok a conclu au cours de l’année 2020 des accords avec des majors comme Sony Music Entertainment pour l’utilisation et la rémunération de leur catalaogue, NDLR].
TikTok change-t-elle aussi la façon dont on consomme ou crée de la musique ?
Certains considèrent que les plateformes comme Spotify, conduisent à faire disparaître les intros des chansons de pop pour arriver plus vite à une accroche. La durée des morceaux dans certains genres a tendance à se raccourcir, car cela permet d’arriver plus vite au seuil qui fait que cela compte comme une écoute. La structure couplet-refrain est aussi remplacée par une structure « track and hook », où on va essayer de multiplier les accroches : refrain, mot, ou même façon de prononcer une syllabe, comme dans Umbrella de Rihanna. On peut se demander si une « tiktokisation » de la pop pourrait avoir lieu, avec une multiplication des accroches, des points de synchronisation dans le montage, des danses hyper dynamiques, des poses ou des grimaces. Mais on a aussi des effets contradictoires ou ambivalents, avec en ce moment beaucoup de morceaux mélancoliques sur TikTok. Ce n’est pas parce qu’il y a des effets ou des normes suggérées par ces plateformes qu’il n’y a pas plusieurs réponses esthétiques possibles.