La caisse de grève du JDD lors du meeting de RSF organisé pour l'indépendance des médias.

© Crédits photo : Christophe Archambault / AFP

À quoi servent les sociétés des journalistes ?

Depuis la Libération, les journalistes s’organisent pour défendre la ligne éditoriale et la déontologie de leurs médias. Une façon de contrebalancer le pouvoir des propriétaires, avec une efficacité qui varie d’une rédaction à l’autre.

Temps de lecture : 7 min

Après l’annonce de la nomination de Geoffroy Lejeune à la tête de la rédaction du Journal du dimanche, les journalistes de l’hebdomadaire ont fait grève pendant six semaines. Ils se sont opposés en vain à l’arrivée de l’ancien directeur de Valeurs Actuelles, évincé du titre par son propriétaire Iskandar Safa pour sa ligne jugée zemmouriste. La rédaction a estimé que ses « valeurs sont en totale contradiction avec celles du JDD », et demandé d’« offrir aux journalistes des garanties d’indépendance juridique et éditoriale ». Elle a été soutenue par les sociétés des journalistes (SDJ) des grands médias français.

Qu’est-ce qu’une SDJ ?

Aussi appelée société des rédacteurs pour certains titres en presse écrite (Le Monde, La Vie, Marianne…), le rôle de la société des journalistes est de garantir l’indépendance journalistique et le respect de la déontologie au sein d’un média. Elle veille sur les décisions prises par la direction de la rédaction et le choix du nouveau propriétaire de leur média. 

Plusieurs rédactions revendiquent d’être à l’initiative de la toute première SDJ. Celle de France-Soir est née à la Libération, mais, comme le rappelle Jean Schwoebel dans La presse, le pouvoir et l’argent (Seuil, 1968 ; rééd. 2018), elle n’a jamais eu d’activité. La SDJ de Sud-Ouest, créée en 1947, n’a pas rempli sa fonction en ne cherchant ni à participer à la désignation des dirigeants, ni au contrôle de leur gestion. On considère donc que la première vraie SDJ a été constituée en 1951, au sein du quotidien Le Monde, en réaction à la démission du directeur de la rédaction Hubert Beuve-Méry. La SRM (société des rédacteurs du Monde) inspire d’autres journaux au moment où partent les dirigeants qui datent de la Libération : Le Figaro crée sa SDJ en 1965, suivi par Ouest-France deux mois plus tard. Au bout d’une année, on dénombre la création de seize sociétés des journalistes dans la presse écrite : L’Alsace, Combat, Le Courrier de l’Ouest, Les Echos, L’Echo de la mode, l’Equipe, l’Est républicain, Nord-Eclair, Le Parisien libéré, Paris-Normandie, Presse-Océan, Le Télégramme de Brest, l’Union de Reims, La Voix du Nord… Mais aussi en radio (Europe 1) et en télévision (l’Association des journalistes de la télévision).

Quel est le statut d’une SDJ ?

Le journaliste Bertrand Verfaillie a déterminé quatre catégories des statuts d’une SDJ. Les sociétés de participation (sociétés civiles dont les administrateurs sont aussi les gérants), qui ont un poids dans l’entreprise en donnant aux journalistes leur part dans le capital de l’entreprise (Le Monde, Le Figaro…). Les sociétés de personnels et apparentés, qui ont les mêmes statuts, « siègent dans les mêmes instances, bénéficient des ressources correspondantes et sont parties prenantes du capital et représentent la totalité du personnel des entreprises concernées ». Mais elles représentent tout le personnel de l’entreprise, pas uniquement les journalistes (comme la société des journalistes et du personnel de Libération). 

La plupart des SDJ sont toutefois des sociétés ordinaires, avec un statut d’association loi 1901 (Le Parisien, Le Progrès…). Leur adhésion est conditionnée à la possession d’une carte de presse, à un contrat de travail (CDI et CDD), à des piges régulières ou dans certains cas à une ancienneté dans l’entreprise. 

À quoi sert une SDJ ?

Cela diffère selon les médias et les statuts des SDJ. Elle défend la déontologie de son média, notamment avec des chartes éthiques, comme celle proposée par la SDJ du JDD à Lagardère pour se prémunir de propos racistes à l’occasion de l’arrivée de Geoffroy Lejeune. Ou en se dotant d’une charte qui les engage à mieux traiter des sujets, comme Le Monde et sa charte Climat & Environnement en avril 2023. Les sociétés de journalistes peuvent, en théorie, rejeter la nomination d'un directeur de la rédaction. Toutefois, la direction peut imposer une nomination, comme le démontre l’arrivée de Geoffroy Lejeune au JDD. Ou la grève de la rédaction des Échos, en juin 2023, pour défendre ce droit prévu dans l’accord d’indépendance signé avec LVMH en 2007, et qu’ils ont estimé menacé. Rien n’oblige les propriétaires des médias à se tenir au droit de véto de la SDJ. A l’exception du Monde, où la SRM peut refuser la nomination d’un directeur proposé par le Conseil de surveillance. 

Les SDJ permettent également de renforcer la solidarité interprofessionnelle : plus d’une trentaine de sociétés des journalistes (télévision, presse écrite et radio confondues) ont apporté leur soutien au JDD. Dans un communiqué publié le 7 juillet, la SDJ de l’Express annonce avoir fait un don de 1 000 € à celle de l'hebdomadaire, qui avait mis en place une caisse de grève

Autre cas particulier pour Le Monde : la SRM a négocié il y a quatre ans un droit d’agrément, qui empêche tout nouvel actionnaire d’entrer dans le capital du quotidien sans son accord. Quand, en 2019, l’homme d’affaires tchèque Daniel Křetínský rachète 49 % des parts de de la société détenant la participation de Matthieu Pigasse dans Le Monde Libre, la SRM se bat jusqu’à obtenir ce droit, qui l’empêche d’acquérir plus de parts. Désormais, tout nouvel actionnaire doit être accepté par la SRM. « Aucune décision ne peut être prise sans notre accord » affirme Raphaëlle Bacqué, journaliste depuis 25 ans au Monde. « Je n’ai jamais vu la direction aller à l’encontre de la SRM ». Les 25 % de parts qu’elle détient via le pôle d’indépendance lui suffisent pour utiliser la minorité de blocage, qui permet aux actionnaires minoritaires de bloquer l’adoption de décisions votées.

Quelle différence avec les syndicats de journalistes ou le CSE ?

Les syndicats de journalistes et les SDJ se retrouvent sur un certain nombre de valeurs, ou de combats en leur qualité d’organisations de journalistes, en signant des textes nationaux comme lors de la grève du site franceinfo.fr en 2021 ou celle de son service sport en 2022. Outre le premier syndicat des journalistes, le SNJ, plusieurs organisations les représentent, comme dans d’autres professions (CGT, CFDT, FO…). Toutefois, leur nature juridique est différente : le syndicat n’est pas une association et est dédié à la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux. Il peut se constituer partie civile en cas de préjudice à l’intérêt collectif. « Les deux sont complémentaires, les syndicats ont accès à des instances comme le conseil d'administration ou le CSE et certaines SDJ, au conseil de surveillance », observe Antoine Chuzeville, membre du secrétariat national du SNJ passé par la SDJ de France 3. Le syndicat se bat pour les droits sociaux des salariés, la société des journalistes, pour la ligne éditoriale. Dans certaines SDJ, les membres du bureau (présidents ou vice-présidents) ne peuvent pas cumuler avec une représentation syndicale au sein de l’entreprise.

Tous les médias comptent-ils une SDJ ? Dans quel type de médias les trouve-t-on ?

Toutes les rédactions peuvent constituer une SDJ, mais on les retrouve principalement dans les grands médias nationaux, pour lesquels les enjeux capitalistiques et/ou de ligne éditoriale sont plus importants. Il n’existe pas de décompte à jour du nombre de SDJ. Celles-ci sont constituées dans tous types de médias : radio, télévision, presse écrite (nationale ou régionale), web et agences de presse. On en trouve par exemple dans les médias suivants : Agence France-Presse, Arrêt sur images, BFM Business, BFMTV, Challenges, Courrier International, Les Échos, Epsiloon, Le Figaro, France 2, France 3 National, franceinfo.fr, franceinfoTV, Konbini, L’Express, L’Est Républicain, l’Humanité, L’Informé, Jeune Afrique, Journal du Dimanche (JDD), LCI, LCP, Libération, JT de M6, Marianne, Mediapart, Le Média TV, Midi Libre, Le Monde, NRJ Group, L’OBS, Le Parisien, Paris Match, Public Sénat, Premières Lignes, Radio France, RFI, RMC, RTL, Sud Ouest, Télérama, TF1, La Tribune, TV5Monde, La Voix du Nord, Ouest-France

Est-ce une spécificité française ? 

Nées en France, les SDJ se sont étendues à des pays voisins, notamment la Suisse (La Liberté) et la Belgique (Le Soir, La Libre Belgique…). 

Edit 27/11/2023 : suppression de France 24 de la liste des médias disposant d'une SDJ. Celle-ci n'existe plus depuis 2021, selon Le Monde.

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