C’est officiel : le 23 juin, Geoffroy Lejeune est devenu directeur de la rédaction du Journal du dimanche (JDD). Le transfuge de Valeurs Actuelles, fraîchement débarqué de l’hebdomadaire dont il avait fait un soutien au candidat d’extrême droite d’Éric Zemmour lors de l’élection présidentielle de 2022, retombe donc sur ses pattes. L’ombre de Vincent Bolloré, propriétaire du titre depuis 2021 au travers de sa participation dans le groupe Lagardère News, est dans tous les esprits.
L’arrivée d’une telle personnalité à la tête d’un titre comme le JDD inquiète. À tel point que la société des journalistes du titre a annoncé, le 22 juin, se mettre en grève (une première depuis 2016). Une trentaine de sociétés de journalistes et de rédacteurs a par ailleurs apporté son soutien au journal.
Christian Delporte, spécialiste de l’histoire des médias nous explique les raisons de cette mobilisation.
Pourriez-vous nous rappeler ce qui a fait jusqu’à présent l’identité du Journal du Dimanche ?
Christian Delporte : Le Journal du dimanche a pendant longtemps été le seul « quotidien du septième jour » — Le Parisien a repris la formule par la suite. Un hebdomadaire, sous la forme d'un quotidien classique, en kiosque le samedi et le dimanche matin [diffusion payée 2022 : 131 770 ex., NDLR]. Ce qui compte dans un journal, ce n’est pas forcément son tirage ou ses ventes, mais l'écho qu'il peut avoir auprès d’autres médias. La notoriété d’un journal comme Libération par exemple, la façon dont on le lit, va bien au-delà de ses chiffres de diffusion [diffusion payée 2022 : 96 551 ex., NDLR]. Le JDD a ce monopole de l'espace médiatique pendant un moment très particulier de la semaine, le week-end. Il est donc repris partout. Le week-end est par ailleurs un moment privilégié pour les grandes interviews politiques, notamment aussi à la télévision ou à la radio.
Des reproches particuliers sont-ils faits au journal ?
Le reproche le plus récurrent est qu'il est lié au pouvoir. Tous les ballons d'essai des gouvernements, toutes les informations importantes du pouvoir pouvaient passer par le JDD. Du fait, encore une fois, de son positionnement temporel et de la reprise potentielle des informations qu'il publie.
L’annonce de l’arrivée de Geoffroy Lejeune inquiète bien au-delà des journalistes du JDD. Comment comprenez-vous ces réactions ?
On peut voir, derrière tout ça, l’ombre de Vincent Bolloré et de la toile qu'il tisse dans l’univers des médias. L'écrit, dans l'imaginaire médiatique, se trouve toujours tout en haut de la hiérarchie de l'info, au-dessus de l'audiovisuel — Europe 1 et Cnews dans le cas du réseau Bolloré. Paris Match est déjà tombé dans son escarcelle, mais cela fait longtemps que le magazine n'est plus considéré comme un grand titre d'information, alors que le JDD oui. Il y a encore des journalistes là-bas. Tous ces éléments-là entrent en jeu dans l’intensité des réactions observées depuis quelques jours. Elles auraient été bien plus intenses s’il avait acheté Le Figaro.
Qu'un grand industriel achète un média, ce n'est pas franchement nouveau. Dans le monde anglo-saxon, lorsque des industriels achètent un média, ils ne s'intéressent pas à la ligne éditoriale. Mais Vincent Bolloré n'est pas n'importe quel industriel : il est très interventionniste, beaucoup plus que Robert Hersant à son époque par exemple, et il nomme des gens qui sont politiquement très colorés. Les rédacteurs du JDD ont vu comment ça s'était passé à iTélé, à Europe 1, avec une reprise en main de la rédaction, et ils se sentent évidemment menacés. Ils n'ont pas totalement tort.
Un homme comme Vincent Bolloré peut-il vraiment avoir un effet sur la ligne éditoriale d’un média comme le JDD ?
C'est une évidence. Une personne commande à dix autres, qui elles-mêmes commandent à cent. Pour exercer une influence sur la ligne éditoriale, il suffit de nommer des responsables de journaux qui eux-mêmes vont modeler des rédactions. Ce qui a inquiété les journalistes de iTélé à l'époque de la reprise en main, c'est lorsque Bolloré a commencé à nommer des gens comme Serge Nedjar.
Il y a toujours une inquiétude quand on nomme à un poste clé une personnalité qui ne vient pas des médias. Autre cas de figure, des frictions peuvent apparaître parce que l'on conteste la compétence de la personne nommée ou qu'il y a un problème de relationnel avec elle. Geoffroy Lejeune est un journaliste, oui, c'est vrai. Mais il a un engagement, on sait d'où il vient, et les journalistes du JDD, forcément, s’en inquiètent.
Sur les réseaux sociaux, certains y voient une garantie de pluralisme d’opinions. Qu’en pensez-vous ?
Le pluralisme de la presse ne passe pas nécessairement par le rachat d'un journal pour en modifier la ligne éditoriale — on peut créer son propre journal. Les journalistes de la rédaction du JDD, à tort ou à raison, estiment qu'ils sont dans une neutralité journalistique. L’arrivée de Geoffroy Lejeune risque de leur imposer une ligne éditoriale dont ils ne veulent pas.
Par ailleurs, ce ne seront peut-être plus les mêmes lecteurs qui achèteront le journal. Les journalistes s'adresseraient donc à des personnes qu'ils ne connaissent pas, mais dont ils imaginent ce qu'ils pensent. Et ils n'ont pas du tout envie de s'adresser à des gens qui lisent Valeurs Actuelles.
Y a-t-il eu des précédents de ce genre ?
Non, je n'en vois pas avec un écart si fort. Il y a pu y avoir des motions de défiance des journalistes lorsqu'arrive un nouveau responsable de la rédaction, mais c'est rarement pour des raisons très politiques. Il faudrait qu'on ait un exemple d'un journal d'information qui deviendrait brutalement un journal politique extrémiste. Il peut y avoir, lors de rachats de médias, des infléchissements de la ligne éditoriale. Là c'est un virage à 180 degrés.