Fanny Noaro Krabé, journaliste à TV5 Monde

Fanny Noaro-Kabré a commencé à travailler au Burkina Faso début 2015, quelques mois après l’insurrection populaire qui a mis fin aux vingt-sept ans de pouvoir de Blaise Compaoré. 

© Crédits photo : Fanny Noaro-Kabré

Rejet de la France au Burkina Faso : une journaliste a décidé de rester

Être pigiste à l’étranger est déjà un défi en soi. D’autant plus lorsque l’on exerce depuis un pays où la défiance envers la présence française est exacerbée et qui a connu deux coups d’État en 2022. À quoi ressemble le quotidien de Fanny Noaro-Kabré, actuellement seule correspondante française au Burkina Faso ?

Temps de lecture : 9 min

Comment travaille-t-on dans un pays qui a connu deux coups d’État en huit mois ? Au Burkina Faso, le quotidien de Fanny Noaro-Kabré, journaliste pour TV5 Monde et la RTS (la Radio Télévision Suisse), s’est quelque peu compliqué. Comme au Mali ou au Niger, l’instabilité politique et la défiance envers la présence française se sont exacerbées dans ce pays où elle vit depuis fin 2014. Alors que le gouvernement burkinabè multipliait les critiques contre la France, il exigeait ainsi en début d'année le départ des troupes françaises venues soutenir la lutte contre le djihadisme dans la région.

Après l’expulsion de deux de ses consœurs, la demande du départ de l’ambassadeur de France, et la suspension de plusieurs médias français, cette journaliste pigiste est actuellement la seule correspondante française installée au Burkina Faso.

Depuis quand constatez-vous une dégradation de vos conditions de travail au Burkina Faso ?

Fanny Noaro-Kabré : Le premier niveau de difficulté vient des conditions sécuritaires liées au phénomène terroriste, avec une menace plus présente au Nord ou à l’Est. Depuis mon installation au Burkina Faso fin 2014, je me suis quand même retrouvée à couvrir trois attentats à Ouagadougou.

Le deuxième niveau de difficulté vient de la vague de défiance contre la politique française en Afrique qui s’est renforcée depuis quelques années. Pour moi, la vraie partie compliquée a démarré après le deuxième putsch de 2022, en octobre, notamment quand l’ambassade de France a été la cible de manifestants. Ça a été la première fois où je n’ai pas pu sortir pendant deux jours pour travailler comme d’habitude. La France était à ce moment-là visée, cela pouvait donc être un risque de sortir en tant que journaliste.

Aujourd’hui, je travaille principalement pour TV5 Monde et RTS. J’ai arrêté Radio France après l’expulsion de mes collègues du Monde et de Libération en avril, pour des raisons de sécurité, notamment, liées aux difficultés que peuvent connaître les médias français dans les pays du Sahel. C’était une décision nécessaire ; je ne le vis pas comme un adieu, si je peux reprendre, je reprendrai. TV5 Monde a une connotation un peu différente, car c’est un média francophone avec une vraie rédaction Afrique. C’est ce qui fait la différence au quotidien. Mais depuis le second coup d’État, il est quasiment impossible pour moi d’aller couvrir les mobilisations populaires, les manifestations, même si elles sont en soutien au régime. Cela fait donc un an que ça s’est compliqué.

« Je pèse chacun de mes mots, pour être sûre d’être intouchable »

Comment cela se traduit-il ?

Avant, je faisais beaucoup de plateaux [une prise de parole face caméra, NDLR], mais je limite, maintenant, pour moins personnifier, moins incarner certains sujets. À chaque fois que j’en fais un, je pèse chacun de mes mots, pour être sûre d’être intouchable. Il faut être béton sur chaque point qu’on avance, sinon on risque de se faire suspendre. Jeune Afrique a d’ailleurs été suspendue au Burkina Faso en septembre à cause de la parution d’articles traitant de tensions au sein de l’armée.

Avant, on arrivait à travailler sur des sujets politiques et sociaux. Aujourd’hui, tout est à l’arrêt, tout est très fermé. Je ne reçois pas toujours des refus catégoriques, mais les reportages ne se mettent pas en place ou cela prend énormément de temps. J’essaye d’aller sur le terrain avec l’armée du Burkina Faso mais je n’ai toujours pas les accords — il était impossible de suivre les forces spéciales françaises de l’opération Sabre, et elles sont de toutes façons parties en début d’année. La difficulté, maintenant, qu’ont les Français, c’est que les accréditations qu’ils peuvent obtenir sont limitées à certaines régions du pays. Vous ne pouvez pas être accrédités pour vous rendre en zone de guerre, au Nord, à l’Est, au Sahel.

 

Comment faites-vous pour être reconnue d’abord en tant que journaliste et non pas comme Française ?

Les journalistes quittent le pays parce qu’il devient difficile de travailler ici. Si je reste, c’est parce que j’ai une particularité : de par mon mariage, j’ai aussi la nationalité burkinabè, j’ai la carte de presse du Burkina Faso, je peux donc travailler en règle, quoi qu’il arrive.

Mon prisme, dans mes reportages, c’est le Burkina Faso. Cela fait neuf ans que je suis là et je m’inclus en tant que Burkinabè. On connaît mon nom, on me voit à la télé quand je fais des plateaux. Je veux être visible malgré tout. Je ne fais pas les choses en cachette. Même pendant les coups d’État, je ne me déplaçais pas en voiture avec des vitres teintées pour prendre des images à la volée, comme certains de mes confrères. Je me déplace à moto, je suis identifiable.

Vous avez été expulsée d’une  rencontre publique à la Maison du peuple de Ouagadougou le 14 mai 2022. Vous êtes-vous déjà sentie menacée au Burkina Faso ?

Je n’ai jamais subi de menace physique, même s’il a pu arriver que je me sente en insécurité à cause d’effets de foule, dans des manifestations. Ma pire expérience a été l’attentat qui a visé l’état-major des armées burkinabè et l’ambassade de France en mars 2018. Je sortais d’un centre médical et j’avais la confirmation que j’étais enceinte. J’étais en plein centre-ville de Ouagadougou quand ça a eu lieu, avec ma caméra. J’avais la peur au ventre. Souvent, le vendredi, c’était le jour des attentats. Je sortais toujours le vendredi avec ma caméra, au cas où. Et ce jour-là, j’ai bien fait.

 

Avez-vous ressenti un avant et un après coups d’État, dans le volume de piges que vous pouvez vendre ?

Surtout après le deuxième coup d’État [le 30 septembre 2022]. J’ai divisé par trois ce que je gagne normalement. J’ai moins de piges parce que je peux traiter moins de sujets, j’ai moins de possibilités de me déplacer, moins d’interlocuteurs enclins à me répondre. Les acteurs sont devenus un peu plus frileux avec les médias internationaux alors que des ONG, par exemple, pouvaient nous amener sur des lieux pour raconter certaines situations. La coordinatrice des Nations unies a été expulsée en décembre 2022, ce qui explique aussi ce climat de méfiance.

Avez-vous constaté une baisse des commandes en raison de la concurrence d’autres actualités (guerre en Ukraine, retrait français du Mali entre février et août 2022, retrait du Niger depuis octobre 2023, guerre entre Israël et le Hamas…) ?

Non, car j’ai toujours visé des médias qui ont un intérêt pour le continent africain. Dès le début, j’ai voulu me protéger de la concurrence des autres actualités internationales. Je savais que les sujets concernant l’Afrique, pour les faire passer dans les médias, c’est la croix et la bannière.

« On peut se retrouver à faire des reportages en ayant le paludisme »

Pourquoi avez-vous décidé de signer la tribune de Mediapart dénonçant la détérioration des conditions de travail des correspondants à l’étranger, avec plus de 170 journalistes, le 14 octobre 2023 ?

Certains de nos médias sont réglos, et c’est vraiment le cas pour moi avec TV5. Mais globalement, il y a quand même d’énormes efforts à faire pour nous permettre de faire notre travail sereinement [voir l’encadré ci-dessous]. Avec cette tribune, on veut notamment dénoncer les pratiques de certaines structures, comme France Médias Monde, qui paient en facture plutôt qu’en salaire. Des collègues se retrouvent dans l’incapacité d’obtenir la carte de presse ou de cotiser pour des congés maladie. On peut se retrouver à faire des reportages en ayant le paludisme ou la dengue.

La couverture santé est justement l’un des problèmes soulevés par les correspondants à l’étranger. Comment est-ce que cela se passe pour vous, si vous tombez malade ?

Dans mon cas, le problème vient davantage de la Caisse des Français de l’étranger (CFE) que des médias pour lesquels je travaille. Quand je suis tombée enceinte, je n’ai pas eu droit à un congé maternité. Cette année, j’ai eu un problème de santé et je n’ai pas eu de salaire pendant un mois. J’ai dû sortir 1 800 euros pour me faire opérer — or, quand on est pigiste, c’est compliqué.

Quand on tombe malade, on a un délai de carence de trente jours : il faut donc avoir un arrêt maladie d’au moins trente jours pour bénéficier d’indemnités journalières [en France, en cas d’arrêt maladie, les salariés du secteur privé perçoivent des indemnités journalières versées par la Sécurité sociale au terme d’un délai de carence de trois jours, NDLR].

Globalement, je m’estime moi-même plutôt chanceuse, mais la situation pourrait être largement améliorée pour les correspondants à l’étranger qui se retrouvent souvent dans une insécurité administrative, financière et sanitaire totale qu’on ne réalise pas forcément au début.

Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir rester dans ces conditions. Je suis bientôt quarantenaire. J’ai un enfant à l’école, et l’école française à l’étranger, ça coûte cher. Est-ce que je préfère rester ici et changer de métier en attendant des jours meilleurs ? Ou bien déménager pour rester journaliste ? C’est une réflexion constante.

« Je me suis installée dans ce pays pour le raconter de l’intérieur »

Pourquoi, au départ, avez-vous décidé de travailler en tant que journaliste à l’étranger ?

Quand j’ai passé les concours des écoles de journalisme, je me rappelle que mon envie d’aller travailler à l’étranger faisait sourire les examinateurs. Mais c’était vraiment ce que je voulais faire. À la fin de mes études, j’ai voulu tester pendant un an si ce choix était viable. J’ai décidé d’aller au Burkina Faso pour plusieurs raisons : il fallait que ce soit un pays francophone, où la vie n’était pas trop chère, parce que je partais sur mes économies, et où il n’y avait pas déjà beaucoup de pigistes. Le choix s’est donc fait sur des pays les moins en vogue dans les médias francophones, dont le Burkina Faso faisait partie.

J’ai également choisi cette voie parce que je trouve qu’être pigiste, c’est la liberté ; et cette liberté on l’a d’autant plus à l’étranger parce qu’on est tout seul, et les rédactions nous font confiance. Surtout dans des pays moins connus, c’est plutôt à nous de proposer des sujets et des angles.

Qu’est-ce qui vous fait rester ?

Avant de m’installer au Burkina Faso, je trouvais qu’on manquait de finesse dans les reportages dédiés au continent africain. Je trouvais qu’on passait à côté de beaucoup de choses et qu’on était très clichés. Un envoyé spécial qui débarque ponctuellement ne peut pas aller en profondeur dans un sujet.

C’est d’ailleurs parce qu’on refuse d’alimenter les clichés que nous avons arrêté, avec des collègues burkinabè, d’être fixeurs pour des médias internationaux : on veut pouvoir gérer de A à Z nos reportages, parce qu’on n’est jamais sûrs du montage final qui sera fait. J’ai déjà vu des journalistes demander à des gens de poser, de jouer les acteurs. Déontologiquement, ça pose problème. Certaines rédactions veulent du sensationnel, sauf que nous, derrière, on reste vivre au pays et on peut en subir les conséquences.

Pour ma part, je prends le temps de parler avec les gens, et ils font la différence : ils savent que j’essaye de faire la part des choses et qu’ils peuvent m’interpeller s’ils veulent réagir à un sujet.

S’il n’y a plus de correspondant pour les médias internationaux au Burkina Faso, je trouve que ce serait vraiment préjudiciable… J’essaye de m’accrocher un maximum à cette idée. Je me suis installée dans ce pays pour le raconter de l’intérieur, et je m’accroche pour qu’on continue à le raconter dans toute sa complexité et toutes ses nuances.

 

  • De 400 à 500 correspondants à l’étranger

« Le journalisme, ce n’est pas un hobby. » « On y laisse des parties de nous. » « On est rares à faire des vieux os dans la correspondance (...). Je voudrais que lorsqu’on part, on ne soit pas terrifiés à l’idée de tomber malade, d’avoir un accident de voiture ou de tomber enceinte. » « Il faut se bagarrer pour le moindre euro… » Les journalistes participant au séminaire organisé au Sénat le 16 octobre 2023 sur les conditions de travail des correspondants ont témoigné de la difficulté à exercer leur métier à l’étranger. Ils sont entre 400 et 500 journalistes à travailler hors de France, avec une minorité d’envoyés spéciaux permanents et une majorité de prestataires ou de journalistes payés à la pige. C’est dans cette majorité que se concentrent les difficultés à être payés en salaire ou à accéder à une couverture santé.
Lors de ce séminaire, syndicalistes et juristes ont formulé des propositions auprès de Mélanie Vogel, sénatrice des Français à l’étranger, pour améliorer les conditions de travail de ces journalistes (voir cette étude de la CFDT sur le sujet). Par exemple : préciser dans le code de la Sécurité sociale que tout journaliste a droit au régime général de la Sécurité sociale française, « quel que soit son lieu de résidence ou d’exercice ».

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