Maryse Burgot, grand reporter : « Comment m'imaginer enfermée dans un bureau ? »
Depuis trente ans, elle est sur tous les fronts. Pur produit du service public, Maryse Burgot a imposé son style et sa voix singulière à la télévision.
© Crédits photo : Illustration : Johanne Licard.
Depuis trente ans, elle est sur tous les fronts. Pur produit du service public, Maryse Burgot a imposé son style et sa voix singulière à la télévision.
Quitter l’Ukraine, traverser la Moldavie puis, de Iași, dans l’est de la Roumanie, prendre un avion pour Paris. Courir ensuite sur le plateau de C à vous et sur celui de 20 h 30 le dimanche, avant de répondre à des questions d’internautes sur la chaîne Twitch de France Télévisions. Ça ne l’emballe pas plus que ça (« On n’est pas des stars ! »), mais Maryse Burgot « joue le jeu ». Elle retrace ses trois semaines de mission. La montée des tensions. Cet instant de vérité crue, sous ses yeux, cinq jours avant l’invasion russe : le ministre de l’Intérieur ukrainien pris sous une pluie de bombes. Elle souligne la sidération au matin de l’offensive. Puis la vitesse à laquelle des institutrices se sont muées en industrielles du cocktail Molotov. Dit la vie déplacée sous terre. Les enfants vomissant de terreur dans les sous-sols de Kharkiv. Elle admet de brefs moments de peur : à deux reprises, son équipe a été mise en joue « de façon musclée ». Elle décrit le sifflement caractéristique des tirs d’obus, et l’urgence alors de se coucher.
Maintenant, décrète-t-elle, « ça suffit ». Elle renâcle à s’épancher, à s’étendre sur les difficultés rencontrées : elle aurait l’impression de s’apitoyer sur son sort. De se faire mousser sur le malheur des gens. Et de devenir le sujet. Dans un ascenseur de France Télévisions, elle répète : « On n’est pas des stars… » Un peu, tout de même, et la nécessité de cette dénégation en est le signe. Entre deux grands reportages pour les journaux télévisés, c’est elle que sa direction sollicite pour participer au Téléthon ou pour interroger les candidats à l’élection présidentielle sur les questions internationales : à 57 ans, Maryse Burgot est une figure majeure du service public.
« Elle incarne la femme grand reporter, mais ce n’est pas une gravure de mode en saharienne, analyse son collègue Pascal Golomer. Maryse ne se déguise pas. Elle a un côté madame Tout-le-Monde, c’est la mère de famille qui prend des risques dans le cadre de son métier, ce qui offre au public la possibilité de s’identifier. »
La voici : frêle silhouette dans le vent, visage familier, mains en mouvement, empathie contenue. Et cette voix si singulière. « Dans un aéroport, il suffit qu’elle ouvre la bouche pour que les gens la reconnaissent », témoigne Stéphane Guillemot, le JRI (journaliste reporter d'images) qui l'a accompagnée en Syrie, en Irak, au Haut-Karabakh et en Ukraine. « Sa voix, dit-il, c’est sa signature. »
Dans les commentaires qu’elle pose sur les images, Maryse Burgot compose avec ses faiblesses : évitant les aigus, elle force un peu vers les graves et frôle la brisure au point d’assourdir, souvent, la fin de ses phrases. Elle ménage des silences, économise ses mots. Son style, c’est aussi cette diction parfois théâtrale, qu’elle croit « sobre » pourtant. « Quand, à la télé, 70 % des gens parlent avec la même intonation, sa différence est un atout, estime Étienne Leenhardt, le chef du service Enquêtes et Reportages. Mais c’est vrai que la diction de Maryse divise : certains adorent, d’autres la trouvent insupportable. »
Bertrand Badie se classe sans conteste dans cette dernière catégorie. Parce qu’il s’intéresse à « la manière dont les événements internationaux sont livrés à l’opinion publique », cet universitaire est un téléspectateur assidu : « Je regarde France 24 à 19 heures, France 3 à 19 h 30, France 2 à 20 heures et, le lendemain matin, Franceinfo: à 5 heures avant de basculer sur Euronews et, à 6 h 30, à nouveau sur France 24. Ma femme trouve que cela fait beaucoup. »
Aux médias « en général », le professeur Badie reproche « une espèce d’ostentation du danger » et un goût pour « le malheur-spectacle ». À Maryse Burgot en particulier, « un ton très professoral ». « Plutôt que de faire réfléchir les gens, sa rythmique donne l'impression qu’elle veut faire pénétrer des phrases dans leur tête. » Il lui trouve aussi « des accents qui feraient passer le renchérissement du kilo de tomates pour un drame épouvantable ». Bref : « À écouter Maryse Burgot, pense-t-il, le dentiste de Romorantin est persuadé que la guerre thermonucléaire est pour demain. Cette journaliste a quelque chose d’anxiogène dans la voix. »
Maryse Burgot connaît ces critiques. Il y a trente ans, elle a entendu son lot de jugements définitifs. Des constats froids : « Avec une voix pareille, impossible de faire du journalisme télé. » Des enterrements prématurés : « Tu n’y arriveras jamais. » Des prophéties compatissantes : « Ça va pas être facile. » Menacée de ne pas être reconduite à ses débuts sur Antenne 2, elle s’est effondrée. Puis elle est allée voir un coach vocal et a redoublé d’ardeur pour que la qualité de ses sujets fasse oublier le reste. Comme une bernique à son rocher, elle s’est accrochée. Elle avait déjà franchi tant d’étapes…
La première avait consisté à nommer son désir ; la deuxième à ne pas le censurer. À l’adolescence, une envie de journalisme avait visité Maryse Burgot, nourrie par la lecture de Ouest-France, le goût de l’écriture, et une curiosité pour l’ailleurs. Mais elle s’était empressée de la chasser : ce n’était pas pour elle, la petite Bretonne, la fille d’agriculteurs de Bazouges-la-Pérouse. Entourée de ses trois sœurs et de cochons élevés en batterie, elle s’était inventée une vocation plus accessible : professeur de français. Pour financer ses études de lettres, elle est devenue « pionne » dans un lycée d’enseignement professionnel, à Saint-Brieuc. Elle a réalisé qu’elle s’égarait. Elle s’est mise à observer une autre surveillante qui, chaque jour, prenait des notes en lisant Le Monde, Libération et Le Figaro : elle préparait les concours des écoles de journalisme. L’envie enfouie est remontée d’un coup. « Cette fois, dit Maryse Burgot, je me suis autorisée à penser que c'était possible. »
Elle se présente aux concours. Échoue. Tente à nouveau sa chance l’année suivante et se retrouve, à la rentrée 1986, sur les bancs du Cuej (le Centre universitaire d’enseignement du journalisme), rue Schiller, à Strasbourg. Sa promotion compte un curé défroqué, une femme pasteure, et nombre de jeunes gens déterminés à profiter de la vie. « À l’époque, on fait beaucoup la fête, se souvient Blandine Grosjean, l'une de ses condisciples. Avec des étudiants en théâtre et avec ceux de l’école de chimie, on se retrouve sur des péniches et dans un HLM de Cronenbourg. Mais Maryse ne vient jamais. » Elle n’a pas de temps à perdre, encore moins d’argent à gaspiller — elle a contracté un emprunt pour financer sa scolarité. Elle préfère se balader le long des quais de l’Ill. « Je la revois, un peu moustique dans son grand manteau noir, me parler du Timor oriental », dépeint Laurence Claudepierre.
D'abord attirée par la presse écrite, Maryse Burgot est peu à peu aimantée par une poignée d’étudiants passionnés par l'image, très ambitieux, déterminés à « bouffer la télé française ». Jugés insupportables par les « gauchos festifs » de la promo, ils vont former un groupe très soudé. Il y a là Eric Monier, Philippe Pécoul, Philippe Denis, Corinne Boulloud et Pascal Golomer. « Golo », c’est le premier de la classe et, bientôt, son « amoureux ». La télé leur apparaît « plus fun », « plus ludique », évidemment moins solitaire que les autres médias. Et puis — tout le monde le dit — c'est l'avenir.
Ils prennent leurs repas au Fec (le Foyer des étudiants catholiques) et, après dîner, font une halte chez Corinne Boulloud. Grand luxe : son studio est équipé d’un téléviseur. Alors, chaque soir, la petite bande s’agglutine devant le poste quand retentit le générique du journal de 20 heures. Tous rêvent de grands reportages sur une chaîne nationale. En attendant, ils écument la région pour FR3 Alsace, empruntant des 104 et des 205, n’évitant pas toujours les sangliers.
À Strasbourg, les jours de gel s'enchaînent. « À la demande des profs, on s’entraînait à faire des plateaux en extérieur afin d’être opérationnels par tous les temps, mais on pouvait à peine parler tellement on avait froid », se souvient Corinne Boulloud. Le week-end, le « groupe télé » s'invente des exercices supplémentaires pour s'améliorer. Maryse Burgot est loin d'être la meilleure, mais tous sont frappés par sa « rage de réussir ». Elle est certaine d'avoir trouvé sa voie.
La sortie du Cuej est une école de patience. Après un CDD à RTL Télévision, au Luxembourg, elle enchaîne les contrats courts dans les stations régionales de FR3 : Rouen, Dijon, Amiens, Nancy, Rennes, Nantes, Montpellier, Lyon, Grenoble…
« C'était marrant, commente-t-elle, mais je rêvais de Paris. » « Télématin » l'y conduit : pour l'émission matinale d'Antenne 2, elle rédige des commentaires sur des images de télévisions étrangères reçues pendant la nuit. Les critiques pleuvent, elle fait le dos rond. Elle s'enthousiasme pour les sujets dont personne ne veut. Elle est volontaire pour les astreintes. Et parce qu'elle est toujours partante pour travailler les week-ends, elle tourne ses premiers reportages pour le « 13 Heures » et le « 20 Heures » de la chaîne qui, en 1992, est rebaptisée France 2. Maryse Burgot raconte les banlieues et le scandale du sang contaminé, la surpopulation carcérale et les inondations, les faits divers et les attentats.
Trois jalons : en septembre 1993, elle signe son premier sujet pour « Envoyé spécial », l'émission de Paul Nahon et Bernard Benyamin qui, à l'époque, représente tout ce à quoi elle aspire ; en octobre 1994, elle effectue son premier grand reportage sur la peste en Inde ; en 1997-98, elle est détachée pendant neuf mois aux États-Unis — aux premières loges pour chroniquer l'affaire Clinton-Lewinsky.
Maryse Burgot intègre ensuite le service de politique étrangère. Avec le JRI Gilles Jacquier, elle part en Bosnie, au Monténégro et au Kosovo, où elle documente l'exode de milliers de civils fuyant la guerre.
Au retour de ce reportage, qui lui vaudra le prix Bayeux des correspondants de guerre, elle confie trois souvenirs à ses amis. Le bonheur de quelques réfugiés qui, après avoir été coupés du monde pendant trois semaines, ont pu échanger des nouvelles grâce à son téléphone satellitaire. Tous ces bébés morts de froid et le visage déchirant d’une fillette, déjà trop faible pour manger le Mars que la reporter venait de lui offrir. Et ce moment d’abattement : au troisième jour de marche dans la montagne, dont deux et demi sans manger, elle s’est assise dans la neige, incapable de continuer. De sa poche, alors, Gilles Jacquier a sorti un carré de chocolat noir qu’il avait précieusement conservé. Ils l’ont partagé. Elle a trouvé la force de se relever.
Le désespoir l'assaille de nouveau un an plus tard. Venue interviewer les amateurs de plongée sous-marine détenus, sur l'île philippine de Jolo, par le groupe terroriste Abu Sayyaf, Maryse Burgot est capturée à son tour, avec le JRI Jean-Jacques Le Garrec et le preneur de son Roland Madura. Plusieurs otages livreront un récit de leur séjour dans cette « prison verte » : la diarrhée, les scorpions, les serpents, les marches dans la jungle, la soif et la faim, les tirs incessants, le harcèlement des ravisseurs et leurs mains baladeuses, l'angoisse qui ne s'éteint jamais. Libérée au bout de sept semaines, Maryse Burgot accepte de témoigner sur le plateau du « 20 Heures » de sa chaîne. Mais elle en dit le moins possible. Elle ne veut pas faire de peine à ses parents.
Très vite, elle exige de repartir. Pour ne pas offrir à ses ravisseurs la victoire d'une vie diminuée. Pour ne pas laisser s'installer dans la tête de ses chefs l'idée qu'elle serait « une petite chose fragile » qu'il conviendrait de protéger. « Ma terreur, dit-elle, c'était de me retrouver dans un placard doré. » En parallèle, elle repousse toutes les invitations à s'exprimer en tant qu'ex-otage : « Les associations d'anciens otages ne m'ont pas trouvée très confraternelle. Mais ça a été ma méthode pour tourner la page. Ne pas en parler. Ne plus y penser. »
Elle fait deux enfants, aussi. Et ça change tout. Les séparations, notamment, sont plus cruelles. « À la chute de Saddam Hussein, je suis restée six semaines d'affilée en Irak. En rentrant, j'ai vu mon bébé, je me suis dit : "Tu ne peux pas continuer comme ça." J'avais l'impression de tout mal faire. Alors qu'on ne critique jamais les absences des pères, je sentais dans le regard des autres une espèce de reproche permanent. Je suis pourtant très solide, mais ça a fini par m'ébranler. »
Sa hiérarchie lui offre un cadre plus adapté à une vie avec de jeunes enfants : elle est nommée correspondante permanente à Londres en 2005 puis, quatre ans plus tard, à Washington. En janvier 2010, Haïti est ravagée par un séisme. Le surlendemain, dans la soirée, Maryse Burgot arrive à Port-au-Prince. Partout : des corps mutilés. L'un des sujets qu'elle tourne la mène dans les ruines d'un orphelinat. Les enfants rescapés, qui ont parfois passé plusieurs jours sous les décombres, se reposent sur le trottoir. Elle s'inquiète du sort d'un petit garçon gravement blessé. Et propose d'utiliser son véhicule pour l'évacuer. « Il fallait faire quelque chose », dit-elle.
À l'écran, on la voit de plus en plus en mouvement. « Les modes changent. La manière de faire de la narration à la télévision a beaucoup évolué. L'autre jour, relate-t-elle, je suis tombée sur des sujets que j'avais faits sur la reine d'Angleterre. J'ai trouvé que c'était catastrophique. Pourtant, à l'époque, c'était très bien. Mais ça a vieilli. C'était très écrit, un peu ampoulé. » Elle pense avoir gagné en simplicité. « Les gens regardent le journal en mangeant leur fromage. On n'est pas là pour faire de la littérature. »
Alors qu'elle traîne des pieds pour rentrer des États-Unis, elle est nommée correspondante… à l'Élysée. Dont elle s'échappe au bout de deux ans. « J'aime trop le reportage », avance-t-elle. Elle n’a pas la culture du scoop (elle en a pourtant décroché) mais elle a le sens du témoignage. « Sa grande force, juge Étienne Leenhardt, c’est sa capacité à faire oublier aux gens la présence de la caméra, et à leur faire raconter leur histoire, qu’elle soit dans une maison de retraite ou sur une ligne de front. » Stéphane Guillemot la voit faire : « Elle prend toujours le temps de comprendre la situation des gens qu'elle rencontre avant de commencer ses interviews. »
Elle connaît son pire ennemi : la propension des téléspectateurs à se désintéresser d’un événement. « On va finir par les lasser avec notre tapis de bombes et cette souffrance permanente des Ukrainiens, prévoit-elle. C’est ce qui s’est passé en Syrie. » Quand ses rédacteurs en chef anticipent cette lassitude, elle voit ses reportages « relégués à 20 h 35 ». Pour continuer à « faire vivre » un sujet, elle s’escrime alors à trouver des histoires toujours plus fortes, parfois choquantes. En octobre 2021, alors que la situation en Afghanistan avait cessé de captiver le public, Maryse Burgot a choisi d’exposer le cas de parents décidés à vendre leur bébé pour nourrir leurs autres enfants.
Au fond, elle mène la vie dont rêvait le « groupe télé » à Strasbourg à la fin des années 1980. Corinne Boulloud a fait carrière sur Europe 1. Les garçons, eux, sont tous devenus chefs : Éric Monier dirige la rédaction de TF1, Philippe Pécoul celle de « 7 à 8 », Pascal Golomer est directeur délégué aux sports à France Télévisions, et Philippe Denis, rédacteur en chef du « 19/20 ». Tous les ans, Maryse Burgot reçoit elle aussi des propositions pour rejoindre l'encadrement. Elle les repousse systématiquement. « J'ai tout eu, énumère-t-elle : "Tu vas diriger je ne sais combien de personnes", "Tu auras un meilleur salaire", "Tu auras du pouvoir"... Ou encore : "Attention, Maryse, le temps passe." Mais comment m'imaginer enfermée dans un bureau ? Ce métier est un tel privilège… »
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