Antoinette Gomis et Manuel Tissier se sont longuement préparés avant les épreuves de breaking, discipline présentée pour la première fois aux Jeux olympiques.

Antoinette Gomis et Manuel Tissier se sont longuement préparés avant les épreuves de breaking, discipline présentée pour la première fois aux Jeux olympiques.

© Crédits photo : F. A.

Commenter le breaking aux Jeux olympiques, « c'est tout un art »

Cette année, le breaking (appelé à tort « breakdance ») rejoint les épreuves des Jeux olympiques de Paris. Durant plusieurs mois, nous avons suivi le travail du duo chargé de commenter cette nouvelle discipline.

Temps de lecture : 9 min Sommaire

L’un ne va pas sans l’autre. Pour commenter les grandes compétitions sportives, il est de coutume d’associer un journaliste, souvent chevronné, à un consultant, souvent un ancien grand nom du sport. Grégoire Margotton et Bixente Lizarazu au football, Anne-Sophie Bernadi et Alexis Bœuf au biathlon, ou encore Matthieu Lartot et Dimitri Yachvili au rugby…

Il faut maintenant compter avec Antoinette Gomis et Manuel Tissier. Ce duo commentera les épreuves de breaking aux Jeux olympiques, les 9 et 10 août 2024, depuis la place de la Concorde. Une grande première pour eux. Nous les avons suivis lors de moments charnières de leur préparation à cet exercice unique. Unique parce que le breaking ne sera déjà plus une discipline olympique dans quatre ans, aux Jeux de Los Angeles.

Acte 1 : la rencontre

Mi-octobre 2023, lunettes de soleil sur le nez, Manuel Tissier marche d’un pas assuré. Avec sa grande taille et sa large carrure, il aurait pu être basketteur, mais voilà plusieurs années qu’il pratique la boxe anglaise.

Le quinquagénaire s’installe à l’extérieur d’un restaurant du XXᵉ arrondissement de Paris, à deux pas de son domicile. Il salue les gens qu’il croise, leur parle. Mais il ne sourit pas pour autant, l’air toujours concentré.

Manuel Tissier est journaliste chez France Télévisions depuis vingt-deux ans. Il a travaillé pour le service société où il prenait par exemple plaisir à montrer le quotidien des quartiers. Il a ensuite passé les six derniers mois de l’élection présidentielle de 2017 au service politique. Mais le journaliste a surtout consacré dix ans de sa carrière à tourner des sujets liés au sport pour les journaux télévisés du groupe.

Désormais, il apparaît autant sur le plateau de « Tout le sport » pour une chronique qu’en reportage à travers le monde pour « Stade 2 ». De la voile au foot en passant par l’athlétisme… « J’aime me plonger dans une nouvelle discipline », assure-t-il. Pour la radio puis la télévision avec des reportages, il a couvert les JO de Sydney (2000), d’Athènes (2004), de Pékin (2008), de Londres (2012) depuis Paris comme coordinateur, de Rio (2016) puis de Tokyo (2021). Mais il n’a jamais commenté d’épreuves olympiques. Pour l’événement organisé en France cet été, il voulait vivre cette expérience.

Alors, quasiment un an avant l’échéance, entre un reportage auprès du basketteur Victor Wembanyama aux États-Unis et une virée à Grenoble avec le biathlète Martin Fourcade au sujet de sa pièce de théâtre, Manuel Tissier a proposé ses services à Fabrice Colin, rédacteur en chef de l’événement pour France TV, pour commenter le breaking. Personne n’avait encore été désigné et Fabrice Colin apprécie particulièrement lorsque « quelqu’un vient se proposer de lui-même ». Selon lui, c’est le signe d’une certaine motivation et d’une implication dans la discipline.

« On me l’avait présentée comme une référence »

Dans la foulée, Manuel Tissier part en reportage aux Mureaux, commune des Yvelines décrite comme le « Clairefontaine du breaking ». « J’avais vu dans la presse qu’ils lançaient une formation diplômante pour être prof de break là-bas avec un niveau bac. »

Il y découvre ces formations, des cours d’initiation pour des collégiens, mais aussi les entraînements d’un groupe, les Funcky Ladies, dirigé par Antoinette Gomis. « On me l’avait présentée comme une référence dans le milieu et à l’international », raconte le journaliste.

Après quelques échanges, il est marqué par sa connaissance du milieu. Il lui trouve rapidement « du charisme ». « Je me suis dit, “putain, mais ça ferait une super consultante !” » Le journaliste en parle à Fabrice Colin. « Pendant quelques jours, j’ai regardé des interviews d’elle, sur quoi elle a travaillé. Chorégraphe, danseuse, elle sait raconter des histoires : c’est tout à fait ce qu’on cherchait ! », s’enthousiasme le chef d’orchestre de la diffusion des Jeux sur les chaînes officielles (France 2, France 3 et la chaîne numérique de France TV).

Acte 2 : les premiers échanges

De l’autre côté du périphérique, dans une salle de répétition de la Maison populaire de Montreuil, Antoinette Gomis raconte : « J’étais vraiment très flattée ! Mais je me demandais s’il ne fallait pas plutôt qu’ils prennent quelqu’un d’expérimenté là-dedans. C’est du niveau, les Jeux olympiques ! » Son mari l’encourage. « Il m’a dit “c’est une fois dans une vie, si tu en as envie, fonce !” »

En attendant les épreuves olympiques, elle travaille sur de nombreux projets, dont un spectacle mêlant hip-hop, football freestyle et musique classique qui sera joué à la Philharmonie de Paris. À ce moment-là, elle n’est d’ailleurs même pas certaine d’en avoir encore parlé à sa mère. « Je crois que je n’ai pas encore compris que j’allais commenter les Jeux ! »

« Le public de la danse n’aime pas qu’il y ait des commentateurs qui parlent ! »

L’artiste ponctue toutes ses phrases d’un petit rire. Avec son grand sourire et sa prestance, elle assure vouloir faire honneur au breaking : « Il faut que je fasse les choses bien, c’est quelque chose d’important que ça entre aux Jeux olympiques ! »

D’ailleurs, ne lui parlez pas de breakdance : « Quelqu’un qui s’y intéresse dit “breaking” et non “breakdance”. » Elle souhaite faire un point d’honneur à ce que la culture du hip-hop soit transmise lors de la compétition. Et cela commence par les bases : « La première chose que j’ai dite à Manu, c’est qu’on parle d’un battle et non d’une battle ! C’est important. » Astuce pour s’en souvenir : « Ce n’est pas une bagarre, mais un défi. » Nous aussi, on prend note.

Athlétique et musclée, Antoinette Gomis porte toujours un tissu sur les cheveux et des boucles d’oreilles en anneaux particulièrement visibles. Sa simple présence communique de la bonne humeur : c’est l’idéal pour transmettre les énergies du breaking aux commentaires des Jeux.

Alors, même s’il n’y a pas d’exemple sur lequel s’appuyer pour cette compétition, « je vais m’inspirer de ce que j’entendais lors des épreuves d’athlétisme. » À l’image de cette énergie positive, Antoinette Gomis cite en référence Nelson Monfort, dont les commentaires « restent en tête ! »

Mais le break, ce n’est pas l’athlétisme. Un « MC », un « maître de cérémonie », s’occupe de mettre l’ambiance et d’annoncer les danseurs appelés b-boys et b-girls. « Normalement, c’est une discipline complète, on n’a pas besoin de commentateurs », explique Yasmina Benbekaï. Elle est la première à avoir posé sa voix sur des battles. C’était en septembre 2021, à l’occasion des championnats de France officiels. Entendue lors de sept compétitions dont trois internationales aux micros de France TV, L’Équipe ou encore BFM Paris, elle conseille de « trouver un bon rythme sans donner trop d’infos et d’anecdotes. »

Lors des battles, le temps de parole est limité. Alors entre la musique du DJ, les commentaires du MC et les réactions du public, pas facile de trouver l’espace pour que journaliste et consultant puissent ajouter leurs commentaires.

Antoinette Gomis en a bien conscience. « Ça va être un gros enjeu pour nous de décrire l’énergie sur scène sans venir parasiter. Parce qu’il y a la musique qui guide le danseur donc si on parle trop, on va cacher ça. On va devoir créer une musicalité en étant précis. » Le défi est de taille : il faut pouvoir parler aux curieux qui découvrent la discipline et aux amateurs initiés. Sachant que « le public de la danse n’aime pas qu’il y ait des commentateurs qui parlent ! » précise Antoinette Gomis.

Acte 3 : l’entraînement

Pour que l’harmonie soit présente entre le journaliste et sa consultante, une complicité doit se créer. Antoinette Gomis et Manuel Tissier ont régulièrement pris contact dès l’officialisation de leur duo.

Le journaliste s’est rendu aux événements organisés par l’artiste. Il a écouté de la musique urbaine, qu’il prenait « déjà plaisir à écouter avant », tout en se documentant sur les techniques, les termes, mais aussi les personnalités phares du break. Via les réseaux sociaux, des livres et les discussions avec Antoinette Gomis, il s’est immergé dans ce milieu apparu en France il y a une quarantaine d’années.

En février, pour se mettre dans le bain sans la pression du direct, les deux ambassadeurs du breaking tournent un reportage : une vidéo immersive d’une douzaine de minutes filmée dans un studio du Nord-Est parisien pour expliquer les bases de la discipline.

Le duo s’appuie sur la démonstration du b-boy Damani pour expliquer les groupes de mouvements, comme les « power moves », des gestes dynamiques, ou les « freezes », lorsque le danseur maintient une position statique.

Avant d’allumer la caméra, Antoinette Gomis s’entraîne à bien articuler. Quant à Manuel Tissier, il profite de la présence de personnalités du milieu pour engranger le maximum d’informations : « Comment le DJ choisit ses sons ? », « D’où vient le terme “break” ? »… Chaque question donne lieu à une réponse de DJ Senka. « Comment on fait la vague avec ses bras ? » demande aussi le journaliste à sa co-équipière. Antoinette Gomis rigole en décortiquant le geste, avant de l’improviser ensemble.

Les premières prises enregistrées, le constat est à la hauteur de leurs espérances : leurs échanges sont fluides, comme un ping-pong de commentaires. Mais tous deux ne réalisent pas encore qu’ils feront un exercice assez similaire lors des Jeux, « ça nous paraît loin ! »

Quatre mois plus tard, les voilà à Montpellier, en live Twitch sur la chaîne de France TV Slash pour commenter les épreuves du Festival international des sports extrêmes, le Fise. « On était à l’aise, on a réussi à trouver un bon rythme », se réjouit Antoinette Gomis après deux heures de commentaires. « L’échange était naturel, Manuel me donnait la parole dès qu’il y avait du technique. »

La compétition a aussi permis à la danseuse de présenter Manuel Tissier auprès des b-boys et b-girls rencontrés. « Après notre live, on s’est revu pour établir une liste des termes techniques pour mieux expliquer ce qu’il se passe pendant les battles », raconte-t-il. Le journaliste est méticuleux. Il se demande si le volume des micros convient par rapport à celui du MC et aux sons d’ambiance. Il faut entendre leurs commentaires tout en laissant vivre le reste. Yasmina Benbekaï l’assure : « Commenter le breaking, c’est tout un art. »

Une fois les retours des quelques milliers de « viewers » sur Twitch, des connaisseurs du milieu et de la direction de France Télévisions pris en compte, le duo se donne un ultime rendez-vous fin juin.

Acte 4 : la dernière répét’

23 juin 2024, dans les immenses locaux de France Télévisions, sur les bords de Seine, une voix nous attire vers le studio : la présentatrice Cécile Grès est en direct, depuis la régie. Face à elle, les équipes techniques et le rédacteur en chef Fabrice Colin.

Au programme : les derniers tournois de qualification olympique, les « TQO » organisés à Budapest. La journaliste doit jongler entre la compétition de skateboard, d’escalade, de BMX freestyle et de breaking. Face à la caméra, elle annonce : « Manuel Tissier et Antoinette Gomis, on vous retrouve dans l’après-midi avec les quarts de finale à 16 heures. D’ici là, on marque une petite pause et on va vers le skate. »

Diffusion des tournois de qualification olympique
Fin juin, France 3 puis France 4 ont diffusé les derniers tournois de qualification olympique en direct. Photo F. A.

Tout le monde est sur le qui-vive. Particulièrement la consultante. Elle vit l’événement à fond. Au micro, elle s’enthousiasme, encourage. Si elle le pouvait, elle rejoindrait les b-boys et b-girls pour enchaîner quelques pas. Son exaltation est équilibrée par les relances de Manuel Tissier qui lui demande d’expliquer des mouvements, des décisions du jury et d’en dire plus sur les danseurs. Quelques heures avant, elle était au téléphone avec la mère de B-girl Sissy, Sya Dembélé, alors en course pour récupérer un ticket olympique.

Pour le binôme, ce fut le premier exercice de commentaire dans des conditions réelles. « Le sentiment que j’ai après quelques heures, c’est que c’est un duo qui va bien fonctionner, je suis assez content, commente Fabrice Colin en fin de journée. J’aime bien la façon de commenter d’Antoinette. Je n’ai pas d’inquiétude, je suis totalement rassuré sur leur duo. » Le « patron des JO » a l’habitude de « caster » les consultants, il est à ce poste pour toutes les olympiades, d’été et d’hiver, depuis 2012. Cette année, il en a recruté 80.

Une chose est certaine, pour Manuel Tissier : il est désormais le nouveau visage des reportages de breaking. Le journaliste enchaîne les tournages comme avec le portrait de B-girl Sissy diffusé dans l’émission « Tout le sport ». Il se dit « passeur » : « Je veux en faire quelque chose de compréhensible pour le public sans que ce soit caricatural. »

Manuel Tissier et Antoinette Gomis
À l’occasion du dernier tournoi de qualification olympique, fin juin, Manuel Tissier et Antoinette Gomis se sont entraînés une dernière fois au commentaire de l’épreuve de breaking. Photo F. A.

Pour Antoinette Gomis, tout se jouera les 9 et 10 août depuis la place de la Concorde. « Il y a tout un monde à expliquer ! » Elle espère que le breaking ne va pas se dénaturer, se codifier avec des critères précis, « un peu comme au patinage artistique ».

Elle veut transmettre la culture du hip-hop, au-delà du sport. Cela passe par une mise en avant du côté historique. « J’essaie aussi de glisser le nom des “crews”, ces groupes dans lesquels chacun danse. » Ces noms sont d’ailleurs inscrits dans les notes qu’elle garde sous les yeux pendant le commentaire. Juste à côté, elle a aussi écrit les critères des jurys : la musicalité, l’originalité, la technique, le répertoire et l’exécution. « Pour que je n’oublie pas d’en parler ! »

Pressée de vivre les Jeux olympiques, la danseuse souhaite plus que tout « mettre des étoiles dans les yeux ! Qu’il y ait un enfant dans un village en train de regarder du breaking qui se dise “oh, c’est trop bien, j’ai envie d’en faire !” »

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