Durant quarante ans, Pierre Assouline a publié dans de nombreux médias de presse écrite : France-Soir, Lire, Le Magazine Littéraire, L'Express, L'Histoire, mais a aussi fait de la radio : RTL, France Culture, France Inter… Depuis 2005, il tient un blog littéraire, « La République des livres ». Avec l’avènement d’internet et des réseaux sociaux, il a vu de nouveaux critiques faire leur apparition, parfois au détriment des journalistes. Ce sont les critiques amateurs ou, du moins, des critiques non-journalistes.
Quel est l’état de la critique aujourd’hui ?
Pierre Assouline : Vaste question. Disons que la critique, en France, n’a plus le statut qu’elle avait autrefois : la place qui lui est dévolue s’est rétrécie dans les grands médias. Elle n’existe quasiment pas à la télévision et s’est rabougrie à la radio, où ce n’est pas de la critique mais l’invitation d’un auteur à parler de son œuvre. En presse écrite, là où elle demeure, elle est reléguée en fin de journal. Son déclin est aussi dû à la disparition des grands critiques. Les personnalités très fortes dont les articles étaient attendus chaque semaine et qui pouvaient influencer la vente d’un livre ou la réputation d’un auteur n’existent plus. C’était Bertrand Poirot-Delpech au Monde des Livres ou Angelo Rinaldi à L’Express. Ou Jean-Jacques Gautier, qui pouvait vider ou remplir un théâtre avec un seul article au Figaro. Les critiques d'aujourd'hui n’ont ni leur statut très prestigieux ni leur influence. Il ne faut pas se créer d’illusion, un article dans le Monde des Livres, ça ne sert à rien, à part faire plaisir à l’auteur. Ça ne fait pas vendre. C’est un peu triste, mais ça a été remplacé par une bipolarisation du discours sur les livres, c’est-à-dire des interviews, des reportages chez l’écrivain, des portraits, toutes ces choses qui permettent d’éviter de faire une critique.
À quoi sert donc la critique? Peut-on vraiment dire qu’il s’agit de journalisme ?
C’est du journalisme car c’est publié dans un journal. Un critique littéraire est d’abord un journaliste. Il apprend son métier avec des faits divers, puis, éventuellement, se tourne vers la critique. Angelo Rinaldi, pour ne citer que lui, a été pendant des années chroniqueur judiciaire à Nice-Matin. C’est l’exemple-type, mais il y en a beaucoup d’autres. Quand on écrit une critique, il faut l’aborder en journaliste, c’est-à-dire avec de la curiosité pour tout ce qui est artistique. Sans curiosité, il n’y a pas de journaliste. Il faut aussi savoir ce que signifie « critiquer ». Ce n’est pas dire « j’aime » ou « je n’aime pas » : il faut avoir une familiarité avec l’art en question, replacer l’œuvre dans le contexte du travail de l’auteur, voir dans quelle tradition elle s’inscrit, et aussi avoir une capacité d’écriture et de synthèse.
Beaucoup d’internautes préfèrent les sites agrégateurs de critiques, comme SensCritique, Babelio ou Allociné, pour se faire un avis sur les œuvres qui les intéressent plutôt que de se tourner vers la presse.
Malheureusement, vous avez raison. Cette tendance existe par la médiocrité de l’époque. Les plateformes que vous citez sont des sites marchands ; c’est aussi absurde que de croire les avis postés sur Booking.com pour réserver un hôtel. On imagine pas que les internautes puissent dire : « Cet hôtel est à chier, j’ai mal dormi », non, les sites ne laissent pas passer ça. Les avis sont sollicités, ils n’ont pas de valeur.
Pourtant, ces plateformes restent complètement libres, elles laissent les membres dire ce qu’ils veulent, tant que le texte reste cordial.
C’est vrai, sauf quand vous dites : « Les membres peuvent dire tout et n’importe quoi. » Très souvent, ils sont téléguidés par le produit, la marque. Ça ne se voit pas toujours, mais ça se devine. Deuxièmement, la plupart du temps, quand je vais sur ces sites, c’est « j’aime » ou « je n’aime pas ». Ça va avec l’idée, qui est bien de notre temps, que tout le monde peut tout faire. Tout le monde fait des photos mais ce n’est pas parce qu’on fait des photos qu’on est photographe. C’est valable pour beaucoup de choses. En ce moment, tous les Français sont épidémiologistes. Tout le monde peut dire comment se soigner ou se protéger sans se dire un seul instant qu’il faut être qualifié pour ça. La critique, c’est pareil.
Les critiques amateurs se concentrent sur la réception d’une œuvre, le « j’aime » ou « je n’aime pas », comme vous le disiez, tandis que les journalistes se détachent de l’avis à chaud pour créer une réflexion sur l’esthétique d’une œuvre. Doit-on atteindre un équilibre entre ces deux formes de critique ?
Non, il n’y a pas d’équilibre. Dans un cas c’est un métier, dans l’autre, ce sont des avis personnels. S’il y a des gens assez naïfs pour les prendre pour argent comptant, tant mieux pour eux, mais la critique n’a rien à voir là-dedans. Sur les réseaux sociaux, on s’improvise journaliste et on s’estime compétent.
« Sur les réseaux sociaux, on s’improvise journaliste et on s’estime compétent »
Pourtant, parmi ces critiques-là, certains sont beaucoup plus lus et prescripteurs que la plupart des médias.
C’est normal, ça va avec la crise de confiance qu’ont les gens envers les médias. Ils s’informent de plus en plus par eux-mêmes, sur Facebook et Twitter. Sur ces réseaux, ils ne suivent que des gens qui pensent comme eux, donc ça tourne en rond. C’est rare qu’on s’intéresse à des gens qu’on méprise ou qu’on déteste. La seule chose que je trouve bien chez ces dilettantes, c’est quand ils participent à des jurys. Il y a beaucoup de prix littéraires qui sont des prix de lecteurs et je trouve ça très bien. Ils n’ont pas la prétention d’être des critiques mais des bons lecteurs. Ça m’intéresse plus que ce qu’on trouve sur les plateformes de critiques.
Vous dites qu’on tourne en rond sur les réseaux sociaux, c’est vrai, mais les internautes en question vous répondront qu’eux veulent lire uniquement des critiques de gens qui leur ressemblent pour être sûrs que l’œuvre traitée leur plaira.
S’ils ne veulent voir que des choses qui leur ressemblent, je les plains. Je lis des critiques de tas de gens que je n’aime pas parce que je sais qu’ils penseront autre chose que moi. Il n’y a rien à entendre de quelqu'un qui pense comme nous.
Avant, on attendait les articles des grands noms de la critique, aujourd’hui, les jeunes attendent les vidéos des YouTubeurs critiques. Leur point commun est de mettre en avant leur style, leur personnalité ou leur image. A-t-on besoin de s’identifier au critique pour accepter son travail ?
Dans la critique traditionnelle, le public a un rendez-vous régulier avec une personnalité, il l’aime ou il ne l’aime pas mais à force de le lire, il commence à le connaître et une complicité se crée. Il lui fait confiance, même s’il n’est pas d’accord. C’est typiquement le cas dans l’émission « Le Masque et la Plume ». Cette complicité induit un contrat de confiance.
Cette complicité peut-elle passer par autre chose que l’image renvoyée par le critique ?
Elle s’établit uniquement si le récepteur croit en la légitimité de la personne. Sur internet, pour la plupart, ce sont des anonymes.
Concernant les vidéastes sur YouTube, c’est à peu près le même cas que ce que vous décrivez. Ils font leurs critiques face à la caméra, avec leur personnalité, et un rapport d’amicalité se crée entre le vidéaste et son public, qui croit en sa légitimité. Ça en fait de bons critiques, selon votre définition.
C’est possible, surtout s’ils acquièrent une certaine notoriété et qu’ils créent leur public. Enfin, pour l’instant, c’est relativement limité, je crois. Ça atteint une niche d’une certaine génération uniquement.
En attendant, cette niche-là est plus massive que le public des revues critiques.
Oh, vous savez, les revues critiques, il n’y en a quasiment plus.
Justement, pensez-vous que la critique est un texte de niche ?
Elle ne l’a pas toujours été, il y avait des journaux dans les années 1950 et 1960 où des grandes signatures écrivaient des critiques. Aujourd'hui, c’est lointain et je ne vois pas qui pourrait succéder à tout ça. Si ce sont les YouTubeurs, je pense que le métier est fichu. Ce n’est pas un jugement de valeur, je dis ça parce qu’ils font autre chose.
Les critiques amateurs sont-ils en concurrence avec les journalistes ou bien complémentaires ?
Je pense qu’ils aimeraient être en concurrence, mais du point de vue d’un éditeur et de son équipe marketing, ils sont complémentaires. Les YouTubeurs ne traitent pas des mêmes œuvres et n’ont pas le même état d’esprit. Il ne peut pas y avoir de rivalité. Il faudrait poser la question à un éditeur pour savoir lequel influence le plus les ventes.
« Les YouTubeurs ne traitent pas des mêmes œuvres et n’ont pas le même état d’esprit »
La critique de presse est régie par des impératifs de forme que ne connaissent pas les amateurs. Cela vous a-t-il déjà frustré ?
Je ne suis pas frustré car j’ai mon blog et j’y fais ce que je veux.
Justement, les blogueurs privilégient le plaisir et le relâchement dans l’exercice critique et c’est pourquoi on y trouve autant d’amateurs que de journalistes. Est-ce ainsi que vous envisagez votre blog ?
Le relâchement, certainement pas, car j’y écris de la même manière que dans un journal. Il arrive d’ailleurs que je publie sur mon blog d’anciens articles publiés dans la presse. C’est le même niveau d’exigence.
Quelle est la différence alors ?
Je ne touche pas le même public. Deuxièmement, je peux bien plus enrichir les articles de mon blog avec des photos ou des liens hypertextes, par exemple. Je suis complètement libre, je fais tout et j’ai le courrier des lecteurs immédiatement avec les commentaires.
De nombreux critiques amateurs préfèrent le rester pour garder cette liberté, quand bien même ils ont les capacités d’être publiés dans les médias. Qu’en pensez-vous ?
Je ne sais pas comment ils vivent. C’est très joli mais il faut avoir le luxe de pouvoir garder la critique comme hobby, avec un travail à côté. Ce n’est pas le cas du journaliste, qui doit en vivre.
La critique doit-elle se renouveler ?
Bien sûr. Elle doit à la fois s’adapter à l’époque tout en y évitant ce qui l’insupporte. Elle ne doit rien céder de son exigence professionnelle. Elle ne doit pas céder aux terrorismes intellectuels ni à la tyrannie de la mode.
Les journalistes sont-ils encore prescripteurs ?
Pas beaucoup, non… Ce qui est prescripteur, c’est la nébuleuse dans laquelle il y a la critique, la télévision, la radio, etc. Ce qu’on appelait auparavant « le bouche-à-oreille » et qu’on appelle maintenant « le buzz ». C’est ça qui fait le succès d’une œuvre. Pendant des années, ce buzz a été alimenté par les journalistes. Maintenant, c’est un réseau de choses, avec les réseaux sociaux en premier lieu.
Quel est le but de la critique si elle n’est plus prescriptrice ?
Le journaliste fait son métier, s’il se pose des questions sur la réception, il est fichu.