Illustration sur les groupes WhatsApp des ministères

© Illustration : Johanne Licard

Dans les groupes WhatsApp des ministères : « Je vous préviens, ça va être déceptif »

C’est un héritage de la crise sanitaire : plusieurs cabinets ministériels communiquent avec les journalistes chargés de les suivre à travers des groupes WhatsApp. Un détail ? Non : ça change tout.

Temps de lecture : 9 min

La scène se déroule début octobre 2022, dans un groupe WhatsApp réunissant l’équipe de communication du ministre du Travail et plus de 200 journalistes. À cette époque démarre l’événement qui va occuper une grande partie de l’actu des mois qui vont suivre : la réforme des retraites. L'automne doit être consacré à la « concertation », à commencer par des rencontres rue de Grenelle entre représentants des syndicats et des organisations patronales.

À la veille de la première de ces rencontres, le 5 octobre, l’un des responsables de la com’ d’Olivier Dussopt annonce au groupe WhatsApp une mauvaise nouvelle : l’événement ne sera pas ouvert à la presse. Les journalistes ne seront pas autorisés à entrer dans la cour du ministère pour échanger avec les différents participants.

Plusieurs journalistes marquent leur désapprobation. Pour eux, cette décision revient à les faire attendre « sur le trottoir » la sortie des parties prenantes pour d’éventuelles interviews. Le ton monte un peu, une journaliste dénonce des conditions de travail « pénibles », une autre interroge : « Qu’est-ce qui vous empêche de l’ouvrir [la cour], sinon de rendre le travail des journalistes difficile ? » La discussion va même dégénérer quand les journalistes vont réaliser qu’ils sont conviés, à l’heure de la fin de la concertation et par le même communiquant du ministère, à un « brief off par téléphone ».

Off

En novlangue ministérielle, le « brief off » désigne de petites réunions informelles permettant de diffuser à un cercle restreint de journalistes et en amont d’un événement à la fois des « éléments de langage » et un « cadrage sur la philosophie globale d’un projet », nous explique un journaliste politique aguerri. Les journalistes qui s’y rendent espèrent aussi en « tirer quelques infos sous embargo », c’est-à-dire avant qu'elles ne soient diffusées par communiqué de presse.

En choisissant cet horaire, le communicant d’Olivier Dussopt a contraint les journalistes à choisir entre assister à ce « brief off » et tenter leur chance sur le trottoir rue de Grenelle. « Si vous vouliez gêner la parole des syndicats et entraver le travail des journalistes, vous ne pouviez pas faire mieux », tacle une consœur.  Le communicant se montre intraitable : « Certains messages ici dépassent vraiment ce qui est acceptable. »

Selon plusieurs témoins, la hache de guerre a depuis été enterrée. Mais l’épisode est très révélateur. Un événement déterminant qui s’achève sans conférence de presse ni sans un temps d’interviews dignes de ce nom, un « brief off » à fort enjeu proposé uniquement par téléphone et sur un créneau mal adapté tandis que des notifications WhatsApp tombent à longueur de journée... Ces couacs sont des héritages de la crise sanitaire et auraient été inenvisageables avant elle. Dès avril 2021, une tribune signée par treize associations de journalistes s’inquiétait de la pérennisation de certaines habitudes prises depuis début 2020 et dénonçait des « restrictions à la liberté d’informer ».

Langue de bois

Les boucles les plus fréquemment utilisées sont celles qu'animent les équipes de Bruno Le Maire (ministre de l'Economie), Olivier Dussopt (ministre du Travail), Agnès Pannier-Runacher (ministre de la Transition énergétique) et Christophe Béchu (ministre de la Transition écologique). La communication du cabinet de ce dernier ministère reste ainsi « très verrouillée », selon le fondateur du média spécialisé Déchets infos, Olivier Guichardaz. Il décrit son ennui face aux « brief off » téléphoniques qui ont remplacé les conférences de presse : « On pose nos questions à des conseillers en amont sur WhatsApp. On ne peut pas relancer ou rebondir si on nous fait de la langue de bois. Ils nous racontent ce qu'ils veulent et on se débrouille avec ça. » À ses yeux, la crise sanitaire n’a fait qu’aggraver une situation déjà problématique.

Un journaliste politique en agence de presse confirme : « Depuis 2017, il y a une volonté très nette de couper l’accès physique de la presse aux conseillers ministériels. Cet objectif a été totalement atteint depuis 2020, maintenant tout est encadré, tout est à distance. On ne croise plus personne entre deux portes, on ne glisse plus notre carte dans l’espoir de discussions futures. La com’ décide quand et comment on peut parler aux conseillers, il lui suffit pour ça d’un seul message à tout un groupe WhatsApp. »

WhatsApp, encore. L’app de messagerie instantanée cristallise beaucoup de tensions. Les notifications de ces fils ministériels font partie de la vie de ces journalistes et peuvent envahir leurs soirées et leurs jours de repos, au même titre que Twitter ou leur boîte mail pro. Avec quelques spécificités qui donnent des anecdotes amusantes, comme cette consœur dont la fille a emprunté le téléphone et envoyé un selfie accompagné d'émojis licorne à la boucle consacrée aux actualités de Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique.

Questions-réponses

Ces groupes ont parfois été le théâtre de grands moments de transparence politique, qui détonnent avec la situation actuelle. Ce fut le cas dans la boucle WhatsApp du ministère du Travail en mars 2020. À l’époque, témoigne un journaliste, elle permettait d’avoir « de vraies infos » avec « une très grande réactivité ». Elle avait été créée par Antoine Foucher, alors directeur de cabinet de Muriel Pénicaud. « Des décrets et des ordonnances sortaient en permanence. On avait besoin en temps réel d'informer les journalistes, retrace-t-il. On a fait une boucle et on a dit : "Presque tous les jours, la dircom’ et moi, on vous fera une demie-heure de questions-réponses par écrit en direct sur WhatsApp." »

L’ancien directeur général adjoint du Medef estime qu’une forme de confiance régnait : « Il fallait que le pays tienne. Chacun devait jouer le jeu pour l’intérêt général. Moi je ne pipeautais pas, j’étais cash, eux ne cherchaient pas à nous coincer. » S’il n’a pas suivi depuis son départ du ministère le fonctionnement de ces groupes WhatsApp, il concède : « C’est sûr que si les boucles et les briefs off servent juste à réciter les EDL [éléments de langage, NDLR], et pas à donner de l'info, j'imagine que c'est frustrant. »

Malgré tout, WhatsApp reste pratique. Ces groupes de messagerie peuvent être un lieu de revendication, on l’a vu. Il est aussi intéressant et utile d’y lire les questions posées par les confrères et consœurs et les réponses qui leur sont apportées ou non. Le journaliste politique d’agence cité plus haut apprécie de recevoir via WhatsApp les enregistrements des « micro tendus » des ministres lors de déplacements où lui-même n’est pas présent. Un autre journaliste traitant de façon large l’actualité économique et sociale pour un grand groupe audiovisuel estime qu’il lui serait difficile d’être aussi bien informé sans suivre les groupes WhatsApp de plusieurs ministères : « Je suis dans au moins quatre boucles. Toute la journée, je jette un œil aux notifications. Ça me permet de suivre tous leurs événements d’un coup et à un seul endroit. »

Rédactrice en chef à l’agence de presse AEF info, la journaliste Lucie Prusak reconnaît même un mérite aux « briefs off » désormais réalisés par téléphone et tant décriés par ses confrères et consœurs : ils permettent en théorie un égal accès aux informations, ce qui est par ailleurs l’un des combats portés par l’Association des journalistes d’information sociale (AJIS) dont elle est présidente. Ce n’est pas toujours vrai. Un autre journaliste a découvert, quelques heures après un « brief off » long et ennuyeux, qu’un grand quotidien national avait été informé en exclusivité des mesures qui ne devaient être annoncées que le lendemain.

Rythme

Surtout, Lucie Prusak décrypte la manière dont les communicants ont un peu plus pris la main sur le rythme de l’actualité grâce à ces rendez-vous : « Les briefs, au départ, c’est fait pour des projets de loi, des plans contenant de nombreuses mesures ou des moments politiques importants. Aujourd’hui, c'est devenu systématique. Dès qu'il y a un événement ou une annonce, en amont, il y a un brief. On est souvent prévenus assez tardivement, mais on se sent obligé d'y aller pour ne rien rater. »

Les communicants ne se cachent pas de donner peu de « biscuit » aux journalistes. Mercredi 28 juin, un « brief off » réalisé en visioconférence et mené par un conseiller du ministère de l’Agriculture commençait à peu près par ces mots : « Je vous préviens, ça va être déceptif. Nous n’avons pas vraiment d’annonces à vous donner mais plutôt un calendrier des annonces à venir. »

Les journalistes sont tout de même sagement et fidèlement présents aux rendez-vous, quitte à devoir produire des « avant-papiers » au contenu assez creux. Un journaliste se sent pris au piège : « Parfois, on a juste de quoi annoncer qu’un ministre va annoncer quelque chose. En sachant que le lendemain, on fera un nouveau papier avec les vraies annonces du ministre, on se retrouve à écrire deux fois au lieu d’une sur leurs annonces. »

Ces communicants ont-ils conscience des dérives et déboires dénoncés par les journalistes ? Vont-ils revenir sur une partie de ces pratiques, en organisant par exemple à nouveau plus de conférences de presse ? Aucun des six conseillers ministériels chargés de la communication et autres attachés de presse que nous avons contactés ne nous a répondu.

Lors du déplacement d’Emmanuel Macron à Marseille fin juin, des journalistes présents sur place mais tenus à l’écart par la technique dite du pool — qui réserve l’accès au président à un petit groupe de journalistes notamment pour des raisons de sécurité — ont raconté devoir écrire leurs papiers à partir de citations rapportées par des confrères. Elles étaient transmises via une boucle WhatsApp.

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