Dans la nuit du 23 au 24 février 2022, Vladimir Poutine déclenche son « opération militaire spéciale » en Ukraine. La sidération s’empare des États, des opinions internationales et des médias.
La Russie n’en est pourtant pas à son coup d’essai en Ukraine. Mais lors de l’annexion de la Crimée en 2014, l’organisation d’un référendum avait jeté le trouble sur ce qui se jouait : « À l’époque, tout cela entretient une sorte de doute sur le fait que l’on puisse parler ou non de guerre », rappelle Anna Colin Lebedev, politologue spécialiste de la société post-soviétique et maîtresse de conférences en science politique à l’université de Nanterre.
Si le 24 février 2022 les caméras se braquent sur l’Ukraine, pour la chercheuse, c’est parce que l’événement est « très facile à catégoriser et à raconter d'emblée : il s'agit d'une agression interétatique. Le type de guerres dont on pensait qu’elles n’auraient plus cours dans le monde occidental. »
Bien qu’il n'existe pas de règle en matière de médiatisation d’un conflit, plusieurs éléments y contribuent fortement. La guerre en Ukraine rassemble « un cocktail de facteurs » qui font que les médias français vont s’emparer de cette actualité, selon Arnaud Mercier, chercheur au Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias (Carism). À commencer, selon lui, par le fait que la guerre est une rupture par rapport au cours normal de la vie. Une identification à l’un des deux camps émerge, dans « une guerre de valeurs entre un régime démocratique agressé par une dictature », ajoute-t-il. Ce récit est aussi incarné par Vladimir Poutine, qui tient les clés de la guerre, et par Volodymyr Zelensky, comédien devenu président ukrainien, porté par son peuple et érigé en « héros de guerre ». Enfin, c’est une situation génératrice d’angoisses pour le public qui connaît bientôt les répercussions directes de cette guerre avec, notamment, l'inflation des denrées alimentaires et énergétiques.
Deux ans après, alors que la guerre a toujours cours en Ukraine, où en est sa médiatisation ?
Sur une période courant du 3 janvier 2022 au 31 décembre 2023, nous avons étudié la médiatisation du conflit ukrainien sur 13 médias : cinq stations de radios au moment des matinales (de 6 heures à 9 heures), quatre chaînes historiques au moment des journaux télévisés du soir et quatre chaînes d'information en continu sur toute la journée.
Sur une autre période, entre février 2022 et avril 2023, nous avons également étudié la hiérarchie d’apparition des sujets sur l’Ukraine dans les journaux télévisés du soir de TF1, France 2, France 3 et M6 (voir détails méthodologiques en bas de l’article).
1. En dehors des stratégies éditoriales spécifiques, le conflit opposant la Russie et l’Ukraine est moins couvert
Entre janvier 2022 et fin décembre 2023, les chaînes d’information en continu (BFMTV, LCI, CNews et France Info) mentionnent le conflit à raison de 22 130 fois en moyenne par semaine. Dans les matinales radio (Europe 1, France Info, France Inter, RTL et RMC), il en est question 1 830 fois en moyenne par semaine et, dans les JT du soir (TF1, France 2, France 3 et M6), 430 fois en moyenne par semaine.
Mais cette guerre de haute intensité n’est pas suivie avec la même acuité tout au long de la période. Peu importe la typologie de médias, des phénomènes de pics et de traînes s’observent, comme le montrent les graphiques ci-dessous.
Des phénomènes qui s’expliquent par le séquençage même de la guerre avec la phase initiale de la conquête russe, puis la deuxième phase de la résistance ukrainienne, la troisième phase de reconquête ukrainienne sur toute la partie de Kharkiv et tous les événements dramatiques qu'on découvre, comme dans la ville martyre de Boutcha, avant d’entrer « pour des raisons tactiques et climatiques dans une guerre de position », décrypte Arnaud Mercier. Il constate d’ailleurs « une indexation quasi parfaite entre une réduction de l'intensité du feu militaire et de l'intensité de la couverture médiatique ».
Anna Colin Lebedev ajoute : « On a eu sur la première année et demie des attentes de basculement qui ont créé des pics d'attention. » La chercheuse cite par exemple celui de l'été 2023 qui correspond à la mutinerie du groupe paramilitaire Wagner menée par Evgueni Prigojine et aux manœuvres militaires russes sur le barrage hydroélectrique de Kakhovka qui approvisionne la centrale nucléaire de Zaporijia.
En dehors de ces fameux moments de tensions, la chercheuse constate une routinisation de la couverture, « comme un match où l’on compte les points. Et forcément, c’est plus difficile de construire un récit original. »
« Il y a une indexation quasi parfaite entre une réduction de l'intensité du feu militaire et de l'intensité de la couverture médiatique »
Un constat que partage Muriel Pleynet, directrice de la rédaction nationale de France Télévisions, qui met en perspective ces résultats avec une réalité du terrain : « C'est vrai que l'Ukraine était un peu moins présente dans nos JT en octobre et début novembre 2023, compte tenu de l'actualité au Proche-Orient, ce que certains de nos téléspectateurs ont pu nous reprocher. » Mais elle nuance en mettant en avant la présence continue d’une équipe en Ukraine et en Russie, même si « la guerre s’est quelque peu embourbée, au sens propre du terme, avec l'hiver ».
Une adaptation médiatique qui se vérifie statistiquement. Au cours de la seconde année du conflit, la couverture du sujet par les JT de 20 heures a été divisée par 3,6, par 2,5 sur les matinales radio et par 1,7 sur les chaînes d’information en continu.
Vient aussi l’épineuse question de l’audience. Comment ne pas provoquer la lassitude du public ? Franck Mathevon, directeur de l'information internationale à Radio France, partage ses interrogations : « Évidemment, un conflit qui dure comme celui-ci comporte des temps faibles. On se demande alors s’il est bien raisonnable de continuer à investir autant sur l'Ukraine, alors qu'on va peut-être avoir du mal à soutenir l'attention. » Muriel Pleynet complète : « En deux ans, on a quand même traité un certain nombre d’angles. À un moment donné, on a rencontré des difficultés à trouver des sujets un peu différents, mais ça fait partie du job. » Cependant, elle concède qu’« il arrivera un moment, nécessairement, où la question va se poser de savoir si on s'autorise à ne plus être présent quotidiennement sur ce terrain, mais seulement à y retourner régulièrement. »
2. Le service public se démarque dans les matinales radio…
À elles seules, les stations France Info et France Inter représentent 62 % des mentions de la guerre en Ukraine dans les matinales radios (36 % pour la première, 26 % pour la seconde). Viennent ensuite Europe 1 (14 %), RMC (12 %) et RTL (12 %). Entre janvier 2022 et décembre 2023, chaque station a en moyenne mentionné l’Ukraine près de 38 000 fois. Chaque semaine, en moyenne, le conflit était évoqué à l’antenne près de 650 fois dans la matinale de France Info, 480 fois sur France Inter, 260 fois sur Europe 1, 230 fois sur RMC et 210 fois sur RTL.
Franck Mathevon explique que Radio France a fait le choix d’être sur place bien en amont de l’invasion russe. « Au moment où l'invasion se déclenche, on avait déjà trois ou quatre équipes sur le terrain composées d’un technicien et d’un reporter. Je pense qu'on est l'un des rares médias généralistes à avoir été non-stop en Ukraine depuis le début du conflit, avec jusqu'à six équipes sur le terrain simultanément », ajoute-t-il. Aujourd’hui encore, des équipes se relaient par période de deux mois sur le poste de Kiev où elles travaillent avec Yachar Fazylov, leur fixeur sur place.
Arnaud Mercier met aussi en évidence l’offre de podcasts d'information qui s’est développée en complément des programmes de flux, sur France Culture, RTL, BFM TV, mais aussi dans des journaux comme L’Heure du Monde et Courrier international : « Il y a eu une vraie volonté de proposer une continuité dans le traitement médiatique grâce aux podcasts, y compris à des moments où la médiatisation sur les écrans habituels baissait. » Franck Mathevon dévoile d’ailleurs que Radio France a décidé de prolonger le podcast sur la guerre en Ukraine.
3. … et n’a pas de quoi rougir dans les journaux télévisés du soir
Un peu plus d’un tiers de la médiatisation du conflit dans les journaux télévisés du soir a eu lieu sur France 2 (34 %), suivi de M6 (23 % des mentions), France 3 (22 %) et TF1 (21 %). Entre janvier 2022 et décembre 2023, chaque chaîne a en moyenne mentionné l’Ukraine près de 11 110 fois. Chaque semaine, en moyenne, le conflit était évoqué à l’antenne près de 140 fois sur le JT de France 2, 99 fois sur M6, et un peu plus de 90 fois sur France 3 et TF1.
Des chiffres que Muriel Pleynet explique par le fait que « l’actualité internationale fait partie de l’ADN du JT de France 2 ». Une couverture renforcée même si sur le terrain, les reporters ont fait face à des problématiques d’accès, détaille-t-elle : « C’est un conflit pas toujours très facile à raconter, car sur toute une période, on avait moins d'autorisations de tournage côté ukrainien. »
Au sein des rédactions de Radio France et de France Télévisions, seuls des journalistes aguerris ou ayant reçu une formation à la couverture de l’actualité en terrain de guerre ont été envoyés sur place, confirment Muriel Pleynet et Franck Mathevon. « Que ce soit côté russe ou ukrainien, il ne faut pas être naïf : quand on nous laisse tourner, c'est aussi à des fins de propagande, rappelle la directrice de la rédaction nationale de France Télévisions. Ça suppose une certaine prudence et distance dans ce que l'on relate. »
Le chercheur Arnaud Mercier souligne une dimension supplémentaire : « Cette guerre est facilement traitable par les médias parce que c'est la guerre la plus documentée qui soit. Les acteurs de chaque côté utilisent les réseaux sociaux pour produire des images, des photos... » Autant de matière qu’il faut vérifier, sourcer, croiser avant de décider de la mettre à l’antenne ou non. « À la rédaction nationale, notre cellule des “révélateurs”, de jeunes journalistes roués aux réseaux sociaux, fact-checke tout ce qui peut circuler en termes d'infos, d'images », explique Muriel Pleynet. Radio France s’est également doté d’une « agence, une sorte de petite AFP, pour que l’on ne sorte aucune information que l'on n’aurait pas vérifiée nous-même préalablement », ajoute Franck Mathevon.
Dans les journaux télévisés du soir de TF1, France 2, France 3 et M6 diffusés entre février 2022 et avril 2023, 46 % des sujets, duplex ou plateaux traitant de la guerre en Ukraine étaient programmés entre la première et la neuvième position du déroulé. À lui seul, le journal de France 2 représente 35 % des formats de tout début du journal du soir (entre la position 1 et 3) sur la période.
Ces sujets, duplex ou plateaux peuvent couvrir aussi bien les avancées sur le front, les conséquences humanitaires de la guerre en Ukraine ou ses répercussions économiques en Europe. Mais pour Anna Colin Lebedev, « aujourd'hui, il faut admettre que l'on a deux récits principaux : le récit combattant et le récit victimaire. Les sujets autour des logiques proprement politiques et de l’évolution d'une société en guerre sont complètement mis de côté. »
4. LCI représente 52 % des mentions du conflit sur les chaînes d’information en continu
Sur les chaînes d’information en continu, la moitié de la couverture se fait sur LCI, suivi de France Info (21 %), BFM TV (19 %) et CNews (8 %). Entre janvier 2022 et décembre 2023, chaque chaîne a en moyenne mentionné l’Ukraine près de 575 300 fois. Chaque semaine, en moyenne, le conflit était évoqué à l’antenne près de 11 600 fois sur LCI, 4 670 fois sur France Info, 4 120 fois sur BFM TV et 1 750 fois sur CNews.
Pour Arnaud Mercier, « la seule surprise, c'est évidemment LCI qui a fait le choix de devenir la chaîne de l'Ukraine. Un autre évènement concurrentiel de même ampleur [les attaques du Hamas contre Israël] a causé une rupture, mais LCI reparle ensuite de la guerre en Ukraine, dans une moindre intensité. » Comme nous le rappelait son directeur de l’information, Bastien Morassi, l’actualité internationale constitue une grande part de l’antenne sur cette chaîne.
Ce traitement intensif du conflit sur LCI et sur les autres chaînes d’information en continu a vu la multiplication des débats et la surreprésentation de certains profils experts sur les antennes. D’autant que, pour Anna Colin Lebedev, « le nombre de spécialistes qui considèrent avoir une compétence sur la Russie est quand même relativement illimité en France ». Dans les médias et sur les chaînes d’information en continu, la chercheuse remarque que l’installation du conflit dans la durée a participé à « sur-sélectionner des intervenants spécialistes ayant une disponibilité professionnelle et personnelle, comme des consultants et des experts des think tanks, dont la visibilité fait partie de leur capital professionnel. Mais aussi les militaires de réserve qui ont à la fois une expertise et une disponibilité personnelle permettant de suivre le rythme de cette couverture en continu. » En effet, les plateaux des différentes chaînes ont vu se relayer des experts des questions de défense et de sécurité comme Jean-Pierre Maulny (expert des questions de défense à l'Iris), le général Jean-Paul Paloméros, le général Dominique Trinquand, le colonel Jérôme Pellistrandi, le colonel Michel Goya...
D’autres profils de chercheurs comme celui d’Alexandra Goujon, maîtresse de conférences à l’université de Bourgogne, sont bien moins présents à l’antenne. La chercheuse est l’une des rares spécialistes de l’Ukraine en France. À ce titre, elle est intervenue dans les médias en 2014 lors de la révolution de Maïdan et plus récemment au moment de l’invasion russe en février 2022. Elle a fait jusqu’à une émission par semaine sur LCI, BFM TV, France 24, C ce soir et France Info les six premiers mois de la guerre en Ukraine. Elle qui travaille sur ce pays depuis près de trente ans a connu bien des écueils : « Une de mes grandes difficultés a été de rappeler sans cesse que j'étais spécialiste de l'Ukraine et pas de la Russie. » Un constat qu’elle explique par un déséquilibre de la couverture sur le terrain : « Les chaînes d'info en continu avaient beaucoup de correspondants sur place en Ukraine. Donc mon analyse sur l'actualité ukrainienne paraissait moins nécessaire. Alors qu'en Russie, il est beaucoup plus difficile de faire du reportage. » En effet, tous les médias n’ont pas forcément de correspondants en Russie, comme c’est le cas à Radio France, France Télévision ou TF1.
Au-delà de la disponibilité exigée par ces médias, un autre facteur de réduction des profils d’experts en plateau s’explique selon elle par le fait qu’« intervenir dans les médias d’information en continu peut être considéré comme vulgaire par une partie des enseignants-chercheurs. » Elle garde un souvenir mitigé de cette période où elle intervenait régulièrement sur les chaînes d’information en continu, basculant d’un statut professionnel à un autre. Jusqu’à ce qu’elle finisse par trancher : « Je suis chercheuse, je suis en train d'écrire un livre sur la construction nationale et la politique mémorielle en Ukraine en temps de guerre. Je ne suis pas commentatrice. Lorsque j’accepte d’intervenir, c’est uniquement pour faire de la pédagogie et de la transmission de savoirs en tant que chercheuse. »