Danse avec les loops
Pour une brève généalogie du fragment musical, il faut remonter à la numérisation du signal sonore, avec l’apparition dans les studios des premiers
mellotrons dans les années 1960 ou du premier
sampler en 1979. La possibilité du couper/coller offerte par le numérique fait apparaître non seulement une nouvelle manière de concevoir la musique, mais aussi de la percevoir. Désignés depuis comme
samples, échantillons ou autres
loops, ces boucles musicales, à l’intérieur d’un même morceau, viennent désormais composer et recomposer le paysage d’œuvres « originales » – on entre dans « l’ère de reproductibilité infinie ». Faire du neuf avec de l’ancien. Cette définition quelque peu caricaturale du post-modernisme pose néanmoins le besoin de s’accorder sur la notion de « nouveauté » lorsqu’on évoque cette ère du remix.
Dès lors, un certain nombre de phénomènes, que l’on peut qualifier de masse au vu de l’audience et de l’importance qu’ils prennent dans l’espace public et médiatique, vont participer à cette généralisation de la fragmentation de l’œuvre musicale.
Côté mainstream, le disco utilisera beaucoup les techniques de sampling pour créer ses tubes. Côté alternatif, la figure de DJ dans les milieux électro underground se dessinera à mesure que cette pratique prendra de l’ampleur, notamment dans les pays d’Europe du Nord des années 1970. Cette conception postmoderne de la musique sera d’autant plus prégnante que les retentissements qui auront lieu dans les musiques populaires et actuelles de notre société contemporaine se multiplieront sous différentes formes.
Évoquons tout d’abord la part belle faite à la reprise, sous toutes ses formes, dans l’industrie du disque actuelle. De l’album de reprise par genre, à l’album hommage, en passant par l’album de réorchestration et l’album « duo de mes chansons », certains chanteurs n’hésitent pas à bâtir tout ou partie de leur carrière musicale sur cette mode.
Cartographie non exhaustive d’albums de reprises, et de « reprises de soi » entre 2000 et 2013, apparus dans le top 50 des ventes d’albums.
Les
samples sont également et régulièrement réinvestis dans les créations de l’industrie du rap, à l’image de la chanson
Good Feeling, de Flo Rida reprenant la voix suave et rauque de Nina Simone, ou encore la chanson
Otis, de Jay-Z et Kanye West, composée en hommage à Otis Redding. D’une manière plus globale, la démocratisation autant artistique que médiatique des
mashups, autrement appelés
bootlegs, consistant à associer deux chansons préexistantes (ou plus) en une seule, met en lumière l’uniformisation des structures musicologiques de cette industrie.
Otis ft. Otis Redding - JAY Z, Kanye West
Cette fragmentation dépasse le cadre sonore, touchant par là même les clips musicaux qui trouvent une cohérence narrative non plus dans un montage linéaire de leur écriture, mais dans l’esthétisme du morcellement des unités de sens. Pour prendre un exemple, Lana Del Rey s’est fait connaître au travers de
ses clips qu’elle montait à partir d’extraits courts de films connus.
Le marché des compilations relève de la même stratégie du fragment. Depuis le début des années 2000, les radios se sont taillé la part du lion dans ce marché de niche qu’est celui de la compilation de tubes du moment.
Du côté des « artistes » – au sens large et industrialisé du terme –, l’éclatement et le morcellement des unités de sens esthétique est peut-être à interpréter comme un retour aux valeurs « sûres » et connues comme stratégies communicationnelles qui profitent de ce gain de temps – la découverte devenant obsolète, car trop chronophage – pour toucher un large public. Autrement dit, face au paradigme numérique qui a fait éclater un certain nombre de définitions – celles de l’artiste, de l’amateur et du professionnel, du droit d’auteur et de la gratuité, etc. – ce regard jeté dans le rétroviseur peut être interprété comme un besoin de repères culturels auxquels se raccrocher.