Captures d'écran de "cop shows"

Dans ces programmes, les caméras suivent les courses-poursuites de la police, traquant petits délinquants et criminels recherchés pour contrefaçons, trafic de drogue et prostitution.

© Crédits photo : Captures d'écran TFX / Spica Life / C8 / Studio Pallas / montage La Revue des médias

« Enquête d'action », « Appels d'urgence »… Ces émissions où la police fait la loi

Visionnés par la police avant diffusion, les programmes en immersion avec les forces de l’ordre continuent à captiver le public. Objets médiatiques clés dans la représentation de l’institution policière, ils nourrissent le fantasme d’une insécurité galopante et passent les bavures sous silence.

Temps de lecture : 6 min

Le 27 juin 2023, un smartphone capture le coup de feu du policier Florian M., qui coûtera la vie à Nahel, un adolescent de 17 ans. Visionnée plus de trois millions de fois, la vidéo place le sujet des bavures policières à la une des médias. Mais loin des caméras citoyennes, des programmes télévisés façonnent, depuis le début des années 2000, une image plus romancée de la police.

Les émissions positionnées sur ce créneau pullulent : « 90' Enquêtes » (TMC), « Enquête d'action » (W9), « Appels d'urgence » (TFX), « Enquête sous haute tension » (C8), « Au cœur de l’enquête » (CStar), « 100 jours avec les policiers du Var » (RMC), sans oublier certains numéros de « Zone interdite » (M6) ou « Enquête exclusive » (M6). Et le public est au rendez-vous. En octobre dernier, avec un sujet consacré au commissariat de la ville d'Orange, dans le Vaucluse, l'émission « 90' Enquêtes » battait son propre record d'audience en réunissant plus de 500 000 téléspectateurs. « Enquête d’action », qui attire 700 000 téléspectateurs en moyenne, est à son meilleur niveau d’audience depuis trois ans.

Camaraderie

D'un programme à l'autre, la recette narrative est assez similaire : du journalisme embarqué dans les courses-poursuites de la police, traquant petits délinquants et criminels recherchés pour contrefaçons, trafic de drogue et prostitution. Pour ce faire, un JRI est envoyé dans un commissariat et doit revenir avec des séquences sensationnelles sous le bras. « Sur place pendant cinq semaines, le cadreur tutoie les flics, un petit lien se crée entre eux, la camaraderie s’installe », explique Thibault, un ancien producteur dont le prénom a été modifié à sa demande.

Les sociétés de production qui fabriquent ces programmes se nomment Tony Comiti, Patrick Spica, Pallas et TV Presse. Pour obtenir les autorisations de tournage dans les commissariats, le deal est simple : signer une « convention de tournage » avec le Service d’information et de communication de la police nationale (Sicop), qui garantit un droit de regard de la police avant diffusion. « Il y a dix ans, les visionnages étaient partiels, seuls les citations et les éléments de la procédure étaient vérifiés », assure Thibault. Désormais, policiers et journalistes assistent ensemble au « visionnage technique ». Justification avancée : « éviter des erreurs de jargon », défend Éric Pierrot, directeur de Pallas Télévision.

« Le producteur ne doit en aucun cas fâcher les forces de l’ordre »

Pour continuer à vendre ces sujets aux diffuseurs, les sociétés de production n'ont pas intérêt à se mettre la police à dos. « Le producteur ne doit en aucun cas fâcher les forces de l’ordre, mais mettre en avant leur travail », explique Thibault. Pour un producteur, assurer une vingtaine d’épisodes avec les commissariats représente une garantie de trésorerie non négligeable (autour de 70 000 euros un épisode de 52 minutes, selon les professionnels interrogés).

Entretenir de bonnes relations avec la police est d'autant plus crucial que la production de ces programmes ne bénéficie plus d’aides publiques. « Nous ne sommes pas assez bien-pensants pour toucher un centime du CNC », tacle Éric Pierrot. Avant 2014, explique-t-on au CNC, certaines de ces « flic stories » étaient subventionnées ; depuis, « les programmes qui ont une visée magazine/reportage » ont été exclus du champ des documentaires de création.

Alors depuis cinq ans, les sociétés de production ont trouvé un moyen de se financer autrement : publier sur leur chaîne Youtube les extraits les plus sensationnels des émissions et monétiser les vidéos, une fois les droits télévisés échus (environ quarante mois après la première diffusion). La vidéo Métro parisien : le terrain de jeu des délinquants sur la chaîne Youtube Spica Life (de la société Patrick Spica Production), cumule à elle seule 1,3 million de vues.

« Une censure inacceptable »

Dans ces films, la voix off de l’émission, omniprésente, souligne l’imprévisibilité d’un danger constant, annoncé dès le titre ou les premières secondes. « Il faut quitter la cité au plus vite », « Interventions à risque pour la police de Grenoble »... Mesurés et résilients malgré les mises à l’épreuve, les policiers ne cèdent jamais à l’abus de pouvoir. À coups de superlatifs, ils sont présentés comme indispensables à l'ordre social dans une France gangrenée par l’insécurité. Un peu comme dans une téléréalité, leurs hobbies et des pans de leur vie privée sont parfois mis en scène (« Bruno aime les motos, il a trois enfants… »).

Depuis 2017, la justice a restreint les modalités de tournage. À la suite d’une émission sur « un duo d’escrocs » diffusée en 2015 sur TF1, la Cour de cassation a estimé que la captation d’une perquisition par un tiers portrait « atteinte aux intérêts de la personne qu’elle concerne ». Ainsi, ces programmes ne peuvent plus diffuser de perquisition, ni de garde à vue. « C’est une censure inacceptable des magistrats. Avant, on pouvait filmer les perquisitions et les gardes à vue, en floutant les voyous », s’indigne Éric Pierrot.

« On est formés à mettre de l’enjeu là où il n'y en a pas »

Pour corser le récit, des dashcams (petites caméras) sont apposées sur les véhicules policiers ; un indispensable pour placer le téléspectateur dans l’action lors des filatures ou poursuites motorisées. Cela marche aussi avec les images récupérées des bodycams, placées sur le torse du policier, qui nous mettent (presque) dans sa peau.

Si rien d’exceptionnel ne se passe au moment du tournage, le montage peut sauver les meubles. « On est formés à mettre de l’enjeu là où il n'y en a pas. Une séquence peut être bidon, on a quelques techniques pour faire monter la sauce. C’est du divertissement pur et dur », témoigne Antoine, monteur indépendant et intermittent du spectacle basé dans le sud de la France, dont le prénom a été modifié à sa demande. Son dernier exemple en date ? Une traque de jeunes en plein rodéo urbain à Grenoble, suivie d’une séquence d’arrestation d’individus sans lien avec les cibles initiales. « Il peut ne rien se passer pendant les trois-quarts du tournage. Les quelques minutes d’action seront mises en avant : c’est une loupe déformante », insiste un réalisateur.

« Des gens normaux »

C’est la chaîne américaine Fox, propriété du conservateur Rupert Murdoch, qui a inauguré ce format en 1989 avec « Cops », programme hybride à mi-chemin entre téléréalité et reportage. En direct, des scènes de chasse à l'homme, saisies le plus souvent par hélicoptère, renvoyant une image d'une Amérique balafrée par la violence. En France, M6 déclenche les hostilités en 1998 avec Gendarmes de choc, un reportage sur les élites du GIGN diffusé dans « Zone interdite », qui, à l’époque, attire 5,6 millions de curieux. L'année suivante, une « spéciale prostitution » de « Zone interdite », réalisée avec la brigade des mœurs, recevra même le « 7 d’Or » de la meilleure émission d’information.

L’immersion dans des univers nébuleux explique en partie le succès de ces programmes, par ailleurs riches en rebondissements. « Ces émissions donnent à voir des catégories sociales souvent invisibles à la télévision. Mais rarement dans une position favorable », estime Thibault. Les policiers, eux, apparaissent comme « des gens normaux », qui détonnent avec les célébrités des talk-shows.

« La télévision n’a jamais fait d’élections »

Reste une grande absente : la violence policière. « J’ai vu passer des rushs d'un flic qui moleste un mec entre deux voitures, ou qui presse son genou au niveau du cou. Mais ça, jamais on ne le montre », regrette Antoine, qui voit ces émissions comme un job alimentaire. Dans les bandes-son qui arrivent en salle de montage, dit-il, les propos racistes sont légion. « Le pire était peut-être un flic qui dit “on va choper le gris” », continue-t-il.

Après la mort de George Floyd en 2020, l’émission « Cops » a été arrêtée par son diffuseur, Paramount Network. En France, une tribune publiée sur France Info la même année dénonçait le contrôle de ces tournages en immersion dans les services de police ou de gendarmerie. « J’ai déjà pensé à arrêter car parfois, quand je me réveille le matin, j’ai l’impression de faire monter l'extrême droite », confie Antoine. Pour Éric Pierrot, la responsabilité de ces programmes dans la diffusion d'un puissant sentiment d'insécurité ne se pose pas : « Quand vous lisez un roman policier, il y a des crimes. Là, c’est pareil. Et puis, la télévision n’a jamais fait d’élections. »

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