David Dufresne : « Le journalisme, c’est un sale métier qu’on peut faire proprement »
Fanzine, roman, webdoc, chronique, serious game… Rares sont les journalistes à avoir expérimenté autant de formes narratives. Dans ce long entretien, David Dufresne revient sur son parcours, des fanzines adolescents aux tweets Allô Place Beauvau, qui ont fait de lui un des observateurs de référence des violences policières.
L’entretien, réalisé à Metz en novembre 2019, a été relu et amendé dans sa forme par David Dufresne à la demande de l’auteur. Il a été complété en mai 2020 pour évoquer les « Corona Chroniques ».
« Je m’intéresse à la police depuis qu’elle s’intéresse à moi. » Depuis qu’il a entrepris, fin 2018, le recensement des violences policières commises pendant les manifestations des « gilets jaunes », le journaliste David Dufresne a souvent répété cette phrase. Cet intérêt mutuel remonte au début des années 1980 : adolescent féru de punk-rock et de culture do it yourself, il dirige, à Poitiers où il grandit, un fanzine qui lui vaut une convocation par les renseignements généraux. Puis c’est la montée à Paris pour les études, et le traumatisme de la mort de Malik Oussekine, tué par la police en 1986 en marge d’une manifestation à laquelle David Dufresne participait. Sous forme de livres (1)
ou de documentaire (2)
, il enquête sur le travail de la police et ses répercussions.
C’est à l’issue du troisième week-end de mobilisation des « gilets jaunes », que David Dufresne publie sur Twitter la première occurrence de son désormais célèbre « Allô @Place_Beauvau - c’est pour un signalement ». Plus de 900 autres suivront, repris et complétés sur Mediapart et récompensés par le Grand Prix des Assises du journalisme 2019, et dont il tirera aussi la matière de son premier roman, Dernière sommation (Grasset, 2019).
Il serait cependant trompeur de réduire la carrière de David Dufresne à cette obsession pour la police et les libertés publiques. En effet, rares sont les journalistes à avoir touché à autant de formes narratives, en puisant aussi bien dans les grandes traditions (reportage, enquête, gonzo) que dans les innovations techniques liées au web. À son arrivée à Paris, il travaille pour le label rock Bondage, et s’éprend du rap et du sampling au point d’en faire la matière de son premier livre (3)
Après avoir collaboré avec plusieurs journaux (dont le magazine Actuel), il pousse la porte de Libération, en 1994, avec le projet un peu fou de raconter la vie dans le métro parisien — il y passera six mois(4)
. Il transforme ensuite la chronique télé du quotidien en espace de dissection d’une métamorphose à l’œuvre, celle de l’arrivée de la téléréalité(5)
.
Bascule de l’écrit à l’image : un temps rédacteur en chef adjoint d’i-Télé, il participe en 2006 au lancement de Mediapart. Bascule vers le web ? Elle était amorcée de longue date, avec notamment le webzine La Rafale (1995-1996), et prend toute sa mesure avec le webdocumentaire Prison Valley, récompensé par le World Press Photo, ou encore le newsgame(6)
. Quand il revient à l’objet livre, le travail de David Dufresne atteint une exceptionnelle qualité littéraire, comme lorsqu’il conte plus d’un siècle d’histoire d’un cabaret de Pigalle(7)
, ou entre en immersion à Vesoul sur les traces de Jacques Brel(8)
. Bien plus qu’une rupture, le choix du roman pour Dernière sommation apparaît donc comme une étape logique dans le parcours d’un infatigable arpenteur des formes de narration.
Tenir chronique, repérer des moments de bascule
Dans votre travail, j’ai l’impression qu’il y a une tension permanente entre, d’une part, ce qui serait de l’ordre de tenir chronique, d’opérer le suivi d’un événement au jour le jour ; et, d’autre part, la volonté de s’inscrire dans une histoire plus large dans laquelle vous repérez des moments de bascule. C’est l’avènement de la téléréalité vu à travers la chronique quotidienne du Loft, le dévoiement de la lutte antiterroriste révélé par l’affaire Tarnac, les sables bitumineux de Fort McMoney qui constituent un nouveau mode d’exploitation des énergies fossiles, et bien sûr tout récemment les violences policières avec Allô Place Beauvau et Dernière sommation. En utilisant, à chaque fois, des moyens adaptés au sujet : la télévision augmentée par Internet où le Loft est diffusé 24 h/24, le jeu à la Sim City pour comprendre l’évolution d’une ville en Alberta, les routes empruntées par les suspects de Tarnac et les procès-verbaux (PV) de la police les concernant, les réseaux socionumériques et les vidéos virales aujourd’hui.
David Dufresne : Ce que j’essaye de faire, à chaque projet, c’est de pétrir la forme, de la peser et de la soupeser — systématiquement, pendant des mois, des années. En ce sens, l’idée de chronique m’est importante. Ce que j’aime, c’est être dans la mêlée. Pas à l’extérieur de l’événement, mais vivre avec. Quand j’avais 6-7 ans, j’habitais en Dordogne, je jouais au rugby. J’étais une crevette, je n’ai pas pu rester longtemps talonneur, mais c’est cette image qui me revient. Le talonneur, c’est celui qui, dans la mêlée, sort le ballon et le donne aux autres : c’est l’idée de saisir la balle, pour la transmettre.
« J’ai abandonné le journalisme d’actualité, au milieu des années 2000, lors de son accélération sans fin, mère de toutes les imprécisions »
Tarnac(9)
, c’est effectivement l’irruption de l’antiterrorisme dans le mode d’action de la police, de la justice et… du politique. Il y a dix ans, l’appareil répressif désigne des épiciers de Corrèze, pour tester des méthodes antiterroristes . Ce sont les prémisses de ce qui existe aujourd’hui, où l’antiterrorisme façon pré-crime a été versé dans le droit commun. Bien sûr, aucun sujet ne surgit ex nihilo : l’exploitation des sols par l’homme, ça ne date pas de Fort McMurray, l’exploitation de l’homme par l’homme, ça ne date pas de Prison Valley quand l’industrie carcérale privée fait construire des cellules à des prisonniers de prisons publiques. En matière de journalisme, il y a cette idée tenace que la nouveauté serait mère de tous les intérêts, alors que c’est justement autant la nouveauté que le continuum qui sont décisifs. À partir du moment où vous labourez un champ, vous faites remonter des sédiments plus importants que ce que vous aviez perçu à la surface, de prime abord. C’est la raison pour laquelle j’ai abandonné le journalisme d’actualité, notamment au milieu des années 2000, lors de son accélération sans fin, mère de toutes les imprécisions. Ce journalisme de pesticides, qui consister à asperger des engrais sur la nouveauté, à cramer les sols et les gens, et à attendre que ça repousse pour reparler d’autres choses, en évitant soigneusement de sillonner les profondeurs, soulever les couches. Aujourd’hui, des types brossent des portraits en rencontrant deux heures leur sujet, font les malins avec trois sources circulaires, une méchanceté et deux clichés, avant de passer à autre chose. C’est d’une médiocrité.
Mais vous ne choisissez pas n’importe quel sujet…
David Dufresne : Je ne m’empare que des sujets où, dès la genèse, je comprends intuitivement que je pourrai m’y plonger à corps perdu. C’est ce qui m’intéresse : non pas foncer tête baissée, mais plonger. Il y a littéralement cette idée de forage, d’obsession. Quand je commence New Moon (Seuil, 2017), je ne sais pas que je vais remonter jusqu’au XIXe siècle, mais le jour où je récupère les plans de l’immeuble, je me dis : quand même, quelle aventure… Dire qu’on pogotait au-dessus du café de Manet, de Degas… vertigineux ! Et c’était parti : et si on essayait de raconter un bout de Paris par l’entremise d’un seul immeuble ?
« Dans l’enquête, c’est autant le résultat que le processus qui importe »
Vous le racontez d’ailleurs dans le livre, qui est construit sur le jeu entre les différentes périodes historiques, mais aussi sur la mise en scène de vos découvertes, la recherche des documents…
David Dufresne : Dans l’enquête journalistique, c’est autant le résultat final que le processus qui importe. C’est l’une des différences majeures avec l’enquête de police — et certains investigateurs de presse l’oublient parfois, je le crains. Quand j’écris Tarnac, personne ne connait le fin mot de l’histoire judiciaire, et pour cause, elle sera établie huit ans plus tard ; en revanche, c’est un livre sur : qu’est-ce que c’est qu’une enquête ? Comment mène-t-on une enquête, par quels doutes, quels cheminements ? Quelles sont les limites d’une enquête journalistique ? C'était aussi l'objet de nos discussions animées avec Mireille Paolini, mon éditrice, qui m'a soutenu dès le départ.
Vous dites que ce qui est le plus réfléchi, c’est la forme. Est-ce qu’elle précède le sujet ?
David Dufresne : Non : au commencement était le verbe, quand même ! Mais tant que je n’ai pas les deux, je n’arrive pas à me jeter à l’eau. J’ai appris récemment l’étymologie du mot « informer » : « mettre en forme »… je n’y avais jamais pensé. Pour moi, informer c’était simplement donner des informations. Ça a été une révélation ! « Mettre en forme »… Les partenaires et amis avec qui je travaille, un monteur, un producteur, un éditeur… je vois parfois dans leur regard plein de tendresse : « Le pauvre coco, il n’a toujours pas trouvé sa forme, mais il cherche, l’âme en peine… » En fait, grâce à cette étymologie, je comprends le lien direct entre l’idée de chercher la forme et le désir de raconter le fond. Ça m’a rassuré : je ne suis pas totalement fou ! Cette recherche formelle, c’est aussi un espace, un temps qui se crée. Pour réfléchir au contenu, autrement, par d’autres perspectives.
En 2006, après huit ans à Libération puis quatre ans à i-Télé (groupe Canal +, devenue Cnews), vous quittez une première fois le travail en rédaction pour réaliser le documentaire Quand la France s’embrase (avec Christophe Boquet. France 2, 2007), consacré aux émeutes de 2005, et qui se prolongera dans le livre Maintien de l’ordre(Hachette, 2007). Qu’est-ce qui déclenche cette rupture ?
David Dufresne : À l’époque, j’habite à Saint-Denis, et le grand écart n’est plus possible entre ce que je vis en banlieue et ce que je vois à l’antenne. Ce sont les débuts de la normalisation d’i-Télé. Bernard Zekri, le directeur de la rédaction, m’avait appelé en me disant : « Toi qui as regardé la carrosserie de la télévision avec ta chronique télé de Libération, viens donc mettre les mains dans le cambouis. » Et il avait ajouté : « On va faire une chaîne rock d’info. » Au départ, le but à peine voilé de Canal +, c’était d’emmerder TF1 qui venait de lancer LCI.
J’étais intéressé par la télévision comme machine, j’y ai appris la culture de l’image, écrire avec et sur l’image. Mais quand cela devient un enjeu politique, que Bertrand Meheut, PDG de Canal +, commence à nous dire : « Ce serait bien de mettre Nicolas Sarkozy dans les plans de coupe des matches du PSG… » Là, je me barre.
Mon seul regret d’i-Télé, c’est d’y avoir passé une année de trop. Parce que la télé, c’est un piège : elle arrive à attirer des gens bien, que la structure transforme en rouages. J’ai vu des individus se comporter comme des chiens pour passer à l’antenne. Quand je refuse, pendant les « gilets jaunes », d’aller à BFMTV, je n’entre pas dans les détails de ma décision. Elle est simple : avec mon bagage d’i-Télé, je sais comment ça marche, je ne veux pas participer à ces débats où on court après deux contre-vérités et trois lâchetés. Je ne veux pas aller sur leurs plateaux, parce que je sais combien c’est fabriqué, combien c’est faux. Ce rejet transparait dans mon roman, notamment quand deux des héros se font face sur un plateau télé.
Pourquoi réaliser alors un documentaire ?
David Dufresne : La découverte. La pulsion d’« aller voir », comme disait Brel.
« Je ne suis plus fait pour travailler en rédaction »
Après ce film, prolongé par un livre, vous rejoignez l’équipe de Mediapart.
David Dufresne : C’est le moment où je fais la jonction entre ma passion de longue date pour le web et ma vocation de journaliste. Je suis dans l’équipe au tout début, je lance le pré-site depuis les bois où je vivais, en Normandie — j’avais quitté la région parisienne, et le monde médiatique deux ans auparavant. Ce que j’apprécie à ce moment-là chez Edwy Plenel, c’est qu’il met en jeu son argent, son nom, sa réputation, avec, d’un côté, des gens très capés, très reconnus, ses amis, et de l’autre des gens très jeunes dont on ne sait rien — un garçon comme Fabrice Arfi, il n’est pas connu à ce moment-là.
J’aime bien ce côté patron de presse à l’ancienne. Venus d’horizons parfois différents, ces gens ont une forme de conviction viscérale pour la chose publique, la res publica, et le désir de peser. Jean-François Bizot (avec qui David Dufresne a travaillé à Actuel, NDLR), ça sera de peser sur la nuit, et les esprits ; Serge July (Libération) sur la société ; et Edwy Plenel, sur le politique. Ce sont des bourreaux de travail, qui marchent au coup, à l’intuition. Chez Bizot, il y avait un affect extrêmement chaleureux ; chez July, un côté un peu goguenard et souriant. Plenel, c’est probablement celui qui est le plus habité. Évidemment, quand vous vous retrouvez avec ces gens-là, les autres directeurs de rédaction paraissent souvent fades.
Ça ne m’a pas empêché de quitter ces titres, à un moment ou à un autre… Mediapart, c’est au bout de deux ans… Je me rends compte que je ne suis plus fait à l’idée de la rédaction. L’idée du collègue de bureau, de la réunion de prévision, de la machine à café, c’est fini pour moi. Je pars aussi parce que je suis en rupture avec une approche comme celle de Fabrice Lhomme (ancien du Monde, qui y retournera en 2011, coauteur de plusieurs livres avec Gérard Davet, NDLR). On a deux visions du métier opposées. Il croit en la vérité de la procédure judiciaire ; moi beaucoup moins. Je vais écrire le livre sur Tarnac en partie pour cette raison, pour aller au bout de mon approche.
Mais pour cela, il faut énormément de temps...
David Dufresne : Je pratique un journalisme pas bien rentable. À Libération, vous pouviez avoir trois semaines, un mois, deux même, pour réaliser une enquête. Aujourd’hui, à part Mediapart et Le Monde, marasme économique oblige, peu de titres s’autorisent un tel élan. Ce qui ravive cette idée de journalisme au long cours, c’est le travail collaboratif des rédactions européennes, ou, par exemple, l’enquête « Féminicides » du Monde. Ils mettent le paquet, et le résultat est sans appel, c’est fantastique. Cela fait longtemps qu’un journal n’a pas pesé autant sur un sujet.
David Dufresne : Ce qui me fascine sur le web, c’est l’idée même d’hypertexte. Or, Mediapart reste, dans son essence, un journal. C’est sa force, mais j’étais attiré par d’autres rives…
L’idée de délinéariser est ancienne. Mon premier travail de ce type date d’avant ma découverte des webdocumentaires. Le livre Maintien de l’ordre comporte des chapitres classiques, entrecoupés soit de rapports, soit de souvenirs, comme des passages sur Malik Oussekine. C’est encore timide, mais c’est le début. Et ce qui me bouleverse complètement, c’est le travail de Samuel Bollendorff et Abel Ségrétin, Voyage au bout du charbon. Cela me fait découvrir les travaux d’Upian, notamment Thanatorama. Je les contacte, et on se tombe dans les bras.
« Mes projets fonctionnent comme des braquages : je constitue une équipe, et on y va »
Parallèlement, mon complice Philippe Brault sort d’une boîte à chaussures, dans laquelle il conserve de vieux articles, un papier signé Jean-Paul Dubois, aujourd’hui prix Goncourt, paru dans Le Nouvel Obs, et qui parle de cette ville étrange dans le Colorado (10)
, et nous sommes partis. C’est un moment fabuleux où je mets à profit toute ma culture, celle du gonzo journalisme, des fanzines, du do it yourself. C’est tout ce que j’aime : on ne demande pas grand-chose à personne, on y va, on invente, on se trompe, on commence à zéro, on bosse comme des dingues. Et puis… ce sentiment de partager un moment de création collective.
« Le stade naturel du journalisme, c’est la pige »
Même si vous êtes parti d’i-Télé, puis de Mediapart, parce que vous pensez ne plus être fait pour travailler en rédaction, une production comme Prison Valley ne peut s’envisager seul. Vous êtes deux coréalisateurs, soutenus par les équipes d’Upian.
David Dufresne : Mes projets fonctionnent comme des braquages : je constitue une équipe, et on y va. On monte le projet comme les brigands montent un coup. L’équipe ne s’inscrit pas nécessairement dans la durée, mais je crois beaucoup à la notion de retrouvailles. On travaille ensemble, et on continue, chacun commet d’autres fric-frac, puis on se retrouve sur un nouveau coup. Pour Allô Place Beauvau, un des tout premiers courriels que je reçois, c’est Hans Lemuet, que j’avais perdu de vue, qui était un des programmeurs, à l’époque junior surdoué, de Prison Valley. Il m’avait écrit avant Noël 2018 en me disant, si tu as besoin d’aide, contacte moi. Entre Prison Valley et son e-mail, Hans avait monté Etamin Studio, à Clermont-Ferrand, et c’est lui et son équipe qui vont ensuite construire la moulinette de data visualisation d’Allô Place Beauvau publiée par Mediapart. Il y a Philippe Rivière, un pionnier du web indépendant, initiateur de Spip et du Mini-Rézo, un vieil ami, aujourd’hui cartographe, c’est lui qui va produire les cartes. Et Karen Bastien de WeDoData, croisée à la grande époque du magazine web Transfert. C’est comme un groupe de rock : toi, tu sais faire des cartes, toi, tu sais jouer de la guitare, toi, tu sais faire du code, toi, t’es un bon batteur… On va jouer ensemble ! J’adore ça, et puis laisser passer du temps, voir comment chacun change, réfléchit… Ne surtout pas s’enfermer dans la routine et faire entrer dans la danse de nouveaux comparses.
« Les rédactions sont des cimetières de la pensée »
C’est ainsi que dans Dernière sommation, le héros Étienne Dardel dit que, pour lui, les rédactions sont des cimetières de la pensée. Je le crois intimement. Ce qui faisait la force de Libération, et qui aujourd’hui ne la fait plus, était que la somme des individus était inférieure au collectif. Le collectif avait quelque chose de magique, y compris dans ses dissensions. Aujourd’hui, la précarité économique de la presse semble renforcer un penchant naturel du monde journalistique : une vision mortifère, cynique souvent, et suffisante parfois, une vision cassée, conservatrice. Il y a une véritable souffrance au travail chez les journalistes, à la fois terrible pour eux, et cinglante pour leurs sujets.
Le World Press Photo, l’un des prix de photojournalisme le plus prestigieux au monde, crée en 2011 une catégorie « multimédia » et récompensePrison Valley en le qualifiant d’« opus magnum sur le plan visuel, conceptuel et en matière de reportage et d'informations proposés ».
David Dufresne : C’est un moment extraordinaire pour toute l’équipe. Dans ce projet, on est tous des autodidactes. C’est le rock’n’roll : ce qui compte, c’est l’énergie. Récolter des prix, constitue une aide pour les futurs projets. Le plus dur, quand on est indépendant, est d’être à chaque instant en quête de son écosystème. C’est épuisant. Salarié, vous ne vous posez pas la question, le chèque tombe. Mais est-ce qu’au bout de dix ans, votre vision du monde n’est pas aussi tronquée et faussée ? C’est la fameuse sentence de Marx : « Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, c'est la vie qui détermine la conscience. » C’est la seule que je connaisse [rires], mais je l’aime beaucoup. D’une certaine façon, pour moi, le stade naturel du journalisme, c’est la pige. Évidemment, c’est facile de dire ça quand on a l’âge que j’ai. À un jeune de 20 ans, je ne vais pas dire ça. Mais je reste persuadé que nombre de journalistes seraient plus lumineux s’ils se séparaient un peu de leur confort, s’ils faisaient plus corps avec la réalité chaotique dans laquelle on est. Si les rédactions faisaient tourner leurs effectifs dans les services, peut-être aurions-nous une presse plus imaginative et plus libre ? Quand des journalistes traitent depuis dix, vingt, trente ans, de la police ou de la politique, comment éviter la connivence ? J’en ai croisé tellement ces deniers mois. C’est confondant.
Mais dans les conditions actuelles de production de l’information, il est difficile d’être un pigiste épanoui comme vous le décrivez.
David Dufresne : Bien entendu, et c’est le plus terrible dans la situation actuelle : ce sont les pigistes qui morflent les premiers. Quand la pige est subie, on fait peser sur vous toute la précarité du système.
« J’ai fait Allô Place Beauvau parce que cette actualité était niée »
L’impulsion pour Allô Place Beauvau, c’est la double sidération face à l’ampleur des violences policières contre les manifestations de « gilets jaunes », et face au silence médiatique vis-à-vis de ces violences. Et la forme, l’idée de ces tweets numérotés interpellant le ministère de l’Intérieur, d’où vient-elle ?
David Dufresne : C’est l’idée de proposer un travail clinique, froid, et d’utiliser Twitter en partie pour ce qu’il est : la nouvelle agora de ceux qui s’intéressent à ce qu’il se passe, et le nouveau fil AFP des journalistes. L’homme le plus puissant du monde ne s’y est pas trompé : il tweete, il tweete, parce qu’il sait que tous les journalistes sont accros. Il s’agit donc 1) s’adresser à tout le monde, 2) aux journalistes. Et ce, sans commentaire. D’une certaine manière, Allô Place Beauvau n’a pas de style d’écriture, c’est un travail d’agencier, factuel. « Allo @Place_Beauvau - c’est pour un signalement – numéro tant », avec les « 5 W », qui, quand, quoi, où, comment, dans la mesure du possible.
David Dufresne : Oui… Au départ, ce sont des tweets, puis Mediapart finance une moulinette qui aspire mes tweets, les met dans un tableau, récupère les mots-clés. On consolide, on ajoute des informations, on vérifie encore et encore, et on envoie sur une page hébergée par Mediapart, et le tout produit une infographie qui évolue au fur et à mesure. Et là, on voit apparaître qu’on fait face, non pas à une simple succession d’incidents, mais bien au produit d’un système. Une véritable répression, inégalée depuis au moins cinquante ans sur le sol métropolitain. J’ai fait Allô Place Beauvau parce que cette actualité était niée. C’était une sorte de contre-programmation, de contre-actualité, qui va devenir avec le travail d’autres gens, de collectifs, de pages Facebook, un sujet d’actualité
Le livre, par contre, est en solo. Même s’il y a un éditeur qui vous y pousse et a repéré votre potentiel d’auteur de roman depuis longtemps.
David Dufresne : Pour l’écriture de Dernière sommation, on se donne une méthode avec l’éditeur, Christophe Bataille : je lui envoie mes chapitres tous les vendredis. J’ai des retours le vendredi soir, parfois le week-end. C’est un moment de création concrète, on discute des personnages, des situations… Il comprend que l’écriture, chez moi, marche à l’énergie, ça me vient des années fanzine, il faut donc que ce soit écrit dans l’urgence. Dans un rythme qui n’est pas celui de l’écrivain qui part dans la montagne écrire son affaire et qui redescend quand il a fini. On est dans la mêlée.
Pendant l’écriture de Dernière sommation, vous recevez pour Allô Place Beauvau, en mars 2019, le Grand Prix des Assises du journalisme, qui « distingue le journaliste et/ou la rédaction qui ont le mieux incarné la pratique du journalisme et ses valeurs lors de l’année écoulée ».
David Dufresne : Je dois vous avouer que c’est étonnant… Les deux fois où je suis primé aux Assises, pour Tarnac (prix du livre de journaliste en 2012, NDLR) et Allô Place Beauvau, ce sont les deux travaux où je suis le plus frontal contre la fabrication de l’information. Tarnac se fait quand même, en partie, contre Libération. La Une de Libération« L’ultra-gauche déraille » (12 novembre 2008), ce n’est pas possible : je raconte d’ailleurs qu’à Beauvau, ils avaient sorti le champagne… Le livre est en opposition avec cette pratique du journalisme de procès-verbal. Quant à Allô Place Beauvau, c’est vraiment pour combler un manque, contre le journalisme de préfecture. Quand je reçois le prix, je suis heureux, mais ce que je vois, en face de moi, ce sont beaucoup d’étudiants et d’apprentis, et je veux leur dire : « Vous, la prochaine génération, ne faites pas la même chose que la mienne, qui tient les rênes de la presse, et qui n’a rien foutu sur les violences policières. » C’est plutôt à eux que je m’adresse, quand je dis : « Faites votre boulot, merde ! » One-two-three-four, let’s go !
Un roman pour se détacher du journalisme ?
Dans le fait d’écrire un roman, n’y a-t-il pas aussi l’envie d’être reconnu comme auteur, de dépasser, peut-être, la frustration que les livres précédents n’ont été reconnus que pour leur qualité d’enquête, et pas aussi pour leur qualité littéraire ?
David Dufresne :New Moon a eu droit à deux pages fantastiques de Claire Devarrieux dans Libération, du grand art de critique littéraire, où j’ai compris le sens... de mon travail. Avec Dernière sommation, je cherchais moins à être reconnu en tant qu’auteur qu’à me détacher du journalisme, pour retraverser encore une fois ce qui s’est déroulé avec cette police en roue libre dans les manifestations. Comprendre, et donner accès à ce que nous venions de vivre, par une autre perspective. La littérature comme poste d’observation du réel, la littérature comme lieu de l’intime…
Hier soir, lors de la rencontre à la librairie Autour du monde, à Metz, l’animateur vous entraînait sur le terrain littéraire et beaucoup de gens dans la salle — j’imagine que ça doit être souvent le cas —, posaient des questions politiques, sociales, venaient pour entendre les critiques sur les violences policières, mais pas forcément le romancier que vous pouvez aspirer à devenir.
David Dufresne : Les violences policières, c’est tellement brûlant, tellement d’actualité, tellement pesant… Chaque rencontre est l’occasion d’une telle libération de parole... Reste que parmi les gens hier soir, l’un m’a dit : « C’est la première fois que j’entre dans une librairie. » Un autre : « Votre livre, c’est le seul livre que j’ai fini de ma vie. » Et un autre : « Regardez, j’achète ce livre, c’est la première fois que j’achète un livre. » Là, on se dit que, malgré tout ce que l’on voudrait faire croire, la littérature possède encore quelques vertus. Ce qui m’amène en ville, c’est le livre. C’est lui qui m’amène dans une librairie, qui amène le débat. L’objet du délit, comme diraient les policiers, c’est le livre. Avec ce biais particulier qu’à Metz, une jeune lectrice a été contrôlée par la police, devant la gare, parce qu’elle tenait dans ses mains mon roman.
Donc je viens de me faire contrôler par les flics juste parce que je lisais le livre de @davduf ?? C'est donc ça la répression "En marche"
Rencontre à la librairie entre David Dufresne et Zoé Linden, la lectrice contrôlée. Crédits : Maxime Gonzales / La Revue des médias.
De quoi est-ce que cela protège d’écrire « roman » sur une couverture ?
David Dufresne : Dans la fiction, il y a d’abord le plaisir immense, pour la première fois de ma vie, d’écrire certes après un très long de travail de documentation, mais en s’affranchissant de la pesanteur des notes. J’en ai quelques-unes, les essentielles, mais cela tient sur une page quand j’écris un chapitre, alors que New Moon, j’en ai tout autour de moi ; Brel, c’est des jours et des jours d’entretiens, de carnets, de retranscriptions ; Tarnac, n’en parlons pas... Bien sûr, Dernière sommation repose sur des faits, mais les personnages permettent d’inventer, de composer — et c’est une grande joie. Un sentiment de purge, de liberté immense. J’aime le terme « composer » qu’utilisait le modérateur hier soir — prendre plusieurs personnages pour en créer un seul. Cela intensifie, permet d’en dire plus.
« Dans la fiction, il y a le plaisir immense, pour la première fois de ma vie, de s’affranchir de la pesanteur des notes »
David Dufresne : Ensuite, le fait que la fiction explose le off. Tout est in, tout est intact, pur. Dans mon roman, les flics parlent comme des flics, pas comme des flics qui parleraient à un journaliste… Par exemple, ce formateur de police, Lynn, qui explique pourquoi les tireurs de LBD visent la tête — on est en plein hiver, les policiers sont excédés que les LBD soient amortis par les différentes couches, anorak, pull, sous-pull, t-shirt, donc ils visent la tête. Dans un article, vous ne pouvez quasiment pas l’écrire ou alors en ayant recours à un off hasardeux. Mais ce que ce Lynn dit dans le roman, cela m’a été dit réellement comme ça. Ou j’aurais pu l’inventer. Les intrigues de palais à la Préfecture de police de Paris que je raconte, elles sont vraies, mais dans un article, elles deviendraient suspectes. Cela peut être un jeu pour le lecteur de se demander : « Est-ce que c’est inventé ou pas ? », mais ce n’est pas comme dans un article, où, si tu as un doute sur la véracité, tout s’effondre. Dans une fiction, ce n’est pas la véracité qui compte, mais la vérité sur laquelle repose le récit, et que son dévoilement soit plausible, crédible. Le pacte avec le lecteur, c’est : vous voyagez ou pas. Ce n’est pas : cela s’est passé exactement comme ça. Cela permet d’aller au plus près de la réalité.
« Corona Chroniques »
Du 16 mars au 11 mai, de l’annonce du confinement en réaction à la pandémie de Covid-19 au premier jour du déconfinement partiel, vous avez publié sur votre blog des « Corona Chroniques » quotidiennes.
David Dufresne : Dans ma vie, et comme beaucoup, j’imagine, je n’ai rien traversé d’aussi bouleversant sur une période aussi longue. Et si la vie semble reprendre son petit bonhomme de chemin, j’ai l’impression qu’il n’y a pas grand-monde à la hauteur des enjeux. J’en sors profondément affecté. Pas de la chronique — ce n’est pas à moi de juger —, mais de la période, notamment sur ce qui m’anime : les libertés publiques. On a pris très très cher. On a subi de véritables assauts. Avec l’attestation, les policiers avaient un nouveau motif pour contrôler les gens. Généralement, cela s’est bien passé. Mais le fond pose problème, cette surveillance de tous, et de toutes les allées et venues. Sans compter les cas où cela s’est déroulé avec férocité, avec des abus de police. Certains pensaient qu’avec la fin — provisoire ? — des manifestations de « gilets jaunes, il n’y aurait plus de violences policières dans le cadre du maintien de l’ordre, que ce sujet serait écarté. Non, les violences policières existaient avant, elles continuent après les « gilets jaunes ». J’ai posté 34 signalements pendant le confinement, je pense qu’on pourrait facilement multiplier le nombre, eu égard aux témoignages qui parviennent. Il y a eu aussi un certain nombre de décès à la suite d’opérations de police, que je n’ai pas forcément traités, dont on ignore les détails. Certains en ont comptabilisé 13 en deux mois, chiffre à rapporter aux 26 décès lors d’opérations de police dénombrés par Bastamag pour toute l’année 2019. Sans oublier des faits invraisemblables : que des jeunes policiers puissent utiliser le terme de « bicot », tout droit sorti de la guerre d’Algérie, c’est dément ! Mais regardez : ça passe, malgré tout.
C’est à ce jour votre travail le plus personnel, en ce qu’il s’ancre dans votre vie quotidienne et se nourrit à vos indignations et enthousiasmes.
David Dufresne : Au début des chroniques, l’intime est assez éloigné. Les premières sont sèches, courtes, ensuite une espèce de vitesse de croisière s’impose, qui s’invente au fur et à mesure. Le seul élément présent dès le départ, c’est le découpage des jours en matin, midi et soir, et les jauges (moral du jour et ravitaillement sur 10, nombre de sorties, débit Internet, NDLR). C’est webdoc, c’est jeu vidéo.
« Ces chroniques ne pouvaient être qu’un journal tourné vers l’extérieur, pour ouvrir la fenêtre, sortir de nos assignations à résidence »
Et puis à un moment, je me suis dit : il y a triche. Je dois aussi parler du fait de ne pas voir mes enfants, je dois parler de ma compagne, c’est une façon de respecter le contrat avec les lecteurs. Je ne suis pas qu’un individu qui tente de réfléchir à ce qu’il se passe. J’évolue dans un contexte, comme tout un chacun. Plus les années passent, plus mon travail d’écriture est personnel et va vers le personnel — ce qui sera bien différent avec mon prochain film documentaire, où je n’apparais pas du tout. Cette part d’intime affichée est aussi en réaction à cette forme d’actualité totalement dévitalisée, désincarnée, qui nous assomme. Bruce Toussaint, Ruth Elkrief, tous les autres, passent leur temps à nous parler. Margaux de Frouville, qui s’occupe de la santé sur BFMTV, a dû faire des dizaines et des dizaines d’heures d’antenne. C’est d’ailleurs assez remarquable. À un moment, tu te dis : mais pourquoi ces gens ne me parlent pas d’eux ? Pourquoi est-ce que je ne sais pas d’où ils parlent, pourquoi ils ont envie de me parler de ça ? Et pas de ça ? Je trouve que c’est du mensonge. Pour percer le mensonge, l’intime me semble être un bon levier.
Pourtant, ces chroniques ne sont jamais autocentrées, comme on a pu le reprocher à d’autres écrivains à qui ont été commandés des « journaux de confinement ».
David Dufresne : Pour moi, ces chroniques ne pouvaient être qu’un journal tourné vers l’extérieur. C’était pour ouvrir la fenêtre, c’était pour sortir de nos assignations à résidence. Ce qui était particulièrement prenant, c’est que j’avais des retours. Des correspondants sont devenus des personnages, des gens que je ne connaissais pas, qui me livraient des informations, des ressentis, qui me signalaient des articles, qui m’envoyaient des vidéos, ou même une banderole « Vous ne confinerez pas notre colère » que j’ai accrochée à ma fenêtre. Ce n’était pas prévu au départ. Plus ça allait, plus ça se développait, plus j’étais débordé, mais plus j’étais heureux de l’être. Une forme de reportage au long cours, sur place, et spongieux : j’avalais tout, je lisais tout, jusqu’à m’abonner au Figaro, à L’Express, à passer seize heures par jour sur Twitter.
Dans ces textes, tout est vrai, mais une nouvelle fois sans adopter une forme journalistique : vous empruntez à l’écriture « extime » du blog, à la chronique littéraire, à une forme de journalisme par procuration puisque le terrain vous est, de fait, en grande partie interdit.
David Dufresne : C’est aussi une synthèse, un mélange de différentes approches. Des lecteurs m’ont dit : « C’est ton deuxième Loft ! » J’y retrouvais aussi le plaisir de la chronique télé. Cela peut rappeler Sur le quai, mon travail sur le métro, dans le sens où il n’y a plus d’AFP : c’est au coin de la rue que cela se passe. Anita, ma compagne, pense aussi qu’on y retrouve des traces de mes réalisations documentaires : un travail au long cours, des personnages qui reviennent, empruntant des ressorts fictionnels, la multiplicité des points de vue. Le nombre de gens qui m’ont écrit pour me parler de mon boulanger ou de mon petit voisin, c’est fou !
« La beauté de la chronique est que vous pouvez évoluer, avancer, reculer, revenir, vous contredire, foncer »
À la vérité, ces chroniques, c’est un peu de votre faute ! Lors de notre premier entretien [en novembre 2019], vous aviez mis le doigt sur quelque chose qui m’avait échappé en disant que parmi mes constantes, il y aurait l’idée de la chronique — et c’est vrai que j’aime ça. Jouer avec la durée est particulièrement stimulant, et ça l’est d’autant plus quand ceux qui racontent le monde ne s’en donnent pas le temps. Les médias sont dans quelque chose d’extrêmement fermé et immédiat, ils ne sortent pas de leur angle, un reportage chasse l’autre. La beauté de la chronique, c’est que vous pouvez évoluer, avancer, reculer, revenir, vous contredire, foncer.
« Créer les chemins du désir »
À côté de la question du temps, il y a dans votre travail la question de l’espace. Vous vous intéressez souvent à des lieux clos : le métro, le Loft, le New Moon. Quand ils sont plus grands, ces lieux sont fermés sur eux-mêmes comme Cañon City, Fort McMurray, même Vesoul, ou la déclinaison en film de New Moon, que vous tournez entièrement sur la place Pigalle.
David Dufresne : J’aime quand l’infiniment petit raconte le tout. À Libération, un des exercices que j’affectionnais le plus, c’était les procès, ces moments de huis clos. Même Fort McMurray, finalement, c’est petit, par rapport aux dégâts planétaires que cela cause. C’est probablement cette attirance pour les lieux qui m’a fasciné dans les webdocumentaires. Le webdocumentaire est avant tout une déambulation, un déplacement dans l’espace, pour le réalisateur comme pour l’internaute, alors qu’un film est un déplacement dans le temps, une séquence après l’autre. Le plus important pour moi, c’est cette idée de promenade, ce que les urbanistes appellent « les chemins du désir ». Au bas d’un immeuble, il y a un chemin tracé, bétonné, et on se dit que les gens vont aller du trottoir à l’immeuble par ce chemin-là. Le chemin du désir, c’est un chemin de traverse dans l’herbe qui, à force d’être emprunté, devient un deuxième chemin. Le webdocumentaire, c’est ça : créer des chemins du désir, donner la possibilité à l’internaute de se mouvoir dans une histoire.
Cette délinéarisation peut aussi exister en littérature. Dans mes livres, celui qui va le plus loin, c’est New Moon, avec cette idée de sauter les étages, de sauter les pièces, de sauter les époques, dans un même immeuble, qui a réellement existé, place Pigalle — et de sauter les pages, si une déclinaison, une archive apparaitrait trop longue à tel ou tel lecteur. C’est une forme de création d’espace. D’une certaine façon, je suis passé de deux villes, Cañon City, Fort McMurray, à un quartier, et même à un immeuble : Pigalle, le New Moon. J’en avais vraiment conscience quand je l’ai écrit. J’ai été bouleversé par Anatomie d’un instant de l’Espagnol Javier Cercas, un roman extrêmement documenté sur la tentative de coup d’État par l’armée espagnole le 23 février 1981. C’est un livre absolument fabuleux de près de 600 pages sur un quart d’heure de l’histoire espagnole, autour de cette scène au Parlement où un pistolet est brandi, et l’on voit chacun des personnages dans l’hémicycle, ceux qui se couchent, ceux qui ne se couchent pas. J’aime, par-dessus tout, cette contrainte d’unité de temps et de lieu. Le moment, la situation décisive. L’idée de jouer avec ces formes, à la fois lourdes et éclairantes, de tenter… de les pulvériser, de les égratigner, d’en faire une version punk, on va dire.
On ne vit qu’une heure est plus direct, même s’il y a aussi un dialogue à distance avec Brel via ses interviews. C’est clairement dans Tarnac aussi. Il y a d’abord ce qui est visible, cet enchaînement de portraits où on va de la Place Beauvau à Tarnac, de Tarnac à la DGSI, de la DGSI à Rouen. Il y a ce voyage. La délinéarisation, elle, est liée au travail sur les notes, qui prennent une place considérable, comme un deuxième livre. Cela avait été peu vu. La référence, ici, c’est le livre Des os dans le désert (Passage du Nord-ouest, 2007), de Sergio González Rodríguez, sur les féminicides impunis de Ciudad Juárez, au Mexique. Un livre extraordinaire, avec un jeu entre le texte courant et les notes absolument époustouflant.
Quelles sont vos autres influences, tant en littérature qu’en journalisme ?
David Dufresne : Ce qui m’a donné une vision du monde, la nécessité de le regarder et l’énergie pour écrire, c’est le punk-rock, mes années fanzine, mes années Bondage, le label de rock alternatif. Ensuite, il y a le rap, l’avènement de la composition par le sampling, l’idée de prendre différents matériaux, de les injecter. Et les situationnistes avec leurs photomontages, pastiches, parodies, romans photos, et évidemment le mouvement Dada, que je place au-dessus de tout. Tous conduisent à la folie de l’hypertexte.
« Le punk-rock, mes années années fanzine, m’ont donné une vision du monde, la nécessité de le regarder et l’énergie pour écrire »
En matière de journalisme, pour parler des Français, j’ai beaucoup appris aux côtés de journalistes comme Sorj Chalandon, Florence Aubenas, Dominique Simonnot, à Libération ; Jean-François Bizot à Actuel. En termes d’influences, quelqu’un comme Tom Wolfe, aussi réac soit-il, est renversant : son recueil d’articles Le gauchisme de Park Avenue (Gallimard, 1972) est indépassable. Lester Bangs pour ce qui est du rock. Hunter Thompson, évidemment. Philippe Garnier : sa biographie sur Goodis(11)
, c’est quelque chose de magistral, où il mêle l’enquête, les résultats de l’enquête, ses convictions, ses relations à Goodis. C’est ce qui en fait un livre singulier. In fine, ce qui fait œuvre, c’est l’implication de l’auteur.
En littérature contemporaine, Joseph Andras — c’est en son hommage qu’un de mes personnages dans Dernière sommation s’appelle Andras, à front renversé, parce qu’évidemment le Joseph Andras écrivain, que je ne connais pas, c’est tout sauf un flic syndicaliste d’extrême droite ! C’est juste un clin d’œil, j’espère qu’il le prendra bien. Il a publié deux bouquins à tomber — De nos frères blessés (Actes Sud, 2016) ; Kanaky. Sur les traces d’Alphonse Dianou (Actes Sud, 2018) —, qui sont aussi des romans documentés.
Des frontières à franchir, des groupes de rock à monter
Une question très liée à celle des espaces délimités, circonscrits, est celle des frontières, que vous aimez franchir. Qu’il s’agisse de la frontière entre les flics et les pirates, entre les militants et les terroristes, mais aussi, en ce qui vous concerne, entre le journaliste, l’écrivain, le documentariste, le webdocumentariste, voire entre le punk-rock et le rap.
David Dufresne : Oui, j’aime beaucoup gambader dans les lignes ennemies, pour essayer de comprendre leur logique. C’est vraiment le truc de Brel : « Aller voir. » Aller dans les prisons de Cañon City, dans le bureau d’Alain Bauer, chez les multinationales les plus fermées au monde, celles de la pétrochimie. J’adore ça. Vous en revenez toujours avec quelque chose, parfois ébranlé, souvent plus déterminé. Je considère que le travail n’a pas d’intérêt si on ne se salit pas les chaussures. Albert Londres sera toujours plus passionnant que son rédacteur en chef. Même si je connais quelques exceptions, comme Gérard Desportes, à Libé, qui ira fonder Mediapart.
Quand on change si souvent de forme, de type de narration, n’y a-t-il pas aussi le risque de paraître prétentieux ? Qui est ce type qui veut absolument tout faire, des enquêtes, des romans, des webdocumentaires, des films ?
David Dufresne : À chacun d’en décider. Personnellement, j’aime la diversité de points de vue, d’expressions. Certains vont estimer plus pertinent tel mode d’expression plutôt que tel autre... Ma réponse pourrait être celle-ci : j’estime qu’à partir du moment où on a l’outrecuidance de penser qu’on peut poser un regard sur le monde et l’exprimer, on est de toute façon dans une forme de dépassement de ce qui est autorisé. Certains vont appeler ça de la prétention, d’autres de l’ambition. Je dirais que ce qui m’importe seulement, c’est la notion de garage band. Ce n’est pas parce qu’on ne sait pas jouer que ça ne va pas sonner.
« L’information ou la narration ne sont pas réservées aux journalistes ou aux professionnels »
Les garage bands, c’étaient ces groupes d’adolescents américains qui, de 1964 à 1966-1967, massacraient les Beatles, les Stones, etc., en essayant d’être des groupes de rock. Souvent ils jouaient mal, ils ne chantaient pas bien, mais ils ont tout inventé. C’est de là que vont sortir le MC5, les Stooges, plus tard les groupes punk. Les garage bands, c’est aussi la dernière tendresse que j’ai pour Apple (David Dufresne a quitté Mac pour Linux en 2016 et raconte ce passage sur son site, NDLR) : au moment de sortir un logiciel de composition de musique, Steve Jobs s’est rappelé de ça et l’a appelé Garage Band. C’est cette idée qu’on peut improviser, qu’on neva pas demander l’autorisation. Je considère que l’information ou la narration ne sont absolument pas réservées aux journalistes ou aux professionnels. C’est pourquoi je défends toute cette nouvelle génération de vidéastes, de journalistes en voie de professionnalisation, on va dire ; qui documentent les luttes sociales et les violences policières. C’est le fameux fanzine anglais Sideburns, qui, en 1977, publie trois accords de guitare et annonce : « Maintenant, formez votre groupe. » En réalité, après, il y a le travail. Les meilleurs garage bands étaient quand même ceux qui avaient le plus écouté de musique, pour ensuite mieux la dépasser.
Les bras m'en tombent. Donner une looongue interview à @cioluloid, qui vérifie tout, et apprendre de lui que ce croquis-credo-d'une-vie ne vient pas du #fanzine Sniffing Glue, comme je le croyais à tort, mais d'un autre, Sideburns. Quel beau dimanche! #punk #77 pic.twitter.com/8zyU4UZ7eb
Au-delà des différentes formes de narration que vous avez expérimentées, votre attitude d’enquêteur est constante : vous êtes toujours en immersion, souvent à corps perdu, mais jamais en infiltration. Il n’a jamais été question de dissimuler votre démarche journalistique.
David Dufresne : La loyauté est à mes yeux une des vertus cardinales. Je ne doute pas que, dans des cas extrêmes, l’infiltration soit le seul mode envisageable. Aujourd’hui, tout est tellement cadenassé que la télévision va justifier les caméras cachées pour avoir l’image. Mais en réalité, je crois que dans bien des cas, ce qu’on appelle l’infiltration pourrait se faire autrement, au prix d’une chose : se donner du temps. C’est la phrase qu’un ami de Libé m’avait glissée, et que je ressors dans Dernière sommation, où je fais dire à Étienne Dardel : « Le journalisme, c’est un sale métier qu’on peut faire proprement. » Je crois que le proprement, c’est la loyauté. Toujours avancer démasqué. C’est aussi dire clairement dans quel état d’esprit on se trouve quand on rencontre quelqu’un, quitte à changer d’avis, mais lui dire au départ, a priori je suis plutôt hostile, a priori je suis plutôt en empathie, a priori je suis plutôt neutre. Sinon c’est trop facile de faire ami-ami et de cartonner derrière, de dire : je vous adore, et puis après de démolir. Ce n’est pas sérieux, ce n’est pas courageux, ce n’est pas loyal. Et c’est tellement courant chez les journalistes.
C’est peut-être aussi dû au fait que très tôt, dès l’adolescence, quand je publiais des fanzines, la presse locale faisait des papiers sur moi : j’ai perçu dès mes 15 ans le mal qu’on peut faire à cause de ça, cette loyauté/déloyauté. J’ai toujours ça en tête quand j’écris. Après, il ne s’agit nullement de faire plaisir à la personne sur laquelle on écrit, puisque ce n’est pas à elle qu’on s’adresse mais au lecteur.
« C’est trop facile que la police nationale choisisse constamment ses interlocuteurs »
En ce moment, je termine un documentaire pour le cinéma. Je suis allé Place Beauvau, j’ai rencontré des gens, j’ai passé des heures pour que quelqu’un de la Direction générale de la police nationale parle dans mon film. Finalement, ils ont refusé. Dès le départ, je leur avais dit : si vous ne venez pas, je filmerai un fauteuil vide. Et voilà, il y aura un absent dans le film. Je pense que, pour eux, c’est désastreux, la politique de la chaise vide. Mais je ne les prends pas en traître. Je préférerais qu’ils parlent, mais il y a un moment où tu ne peux pas céder à la pression, c’est trop facile que la police nationale choisisse constamment ses interlocuteurs, chroniqueurs de chaînes d’info ou journalistes spécialisés depuis trente ans, comme Frédéric Ploquin, qui co-signent régulièrement des livres avec des commissaires et autres figures de l’institution.
La loyauté est aussi gage d’implication. Être loyal, ça signifie que tu te mets en péril, que tu t’impliques, que tu es dans la parole donnée, et non pas dans cette position de surplomb, que beaucoup se donnent.
Souvent, vos travaux prennent plusieurs formes. New Moon, c’est aussi un film, Le Pigalle. Allô Place Beauvau devient un livre, à la fin duquel vous dites « À suivre », ce qui renvoie peut-être au film que vous êtes en train de préparer, ou à autre chose…
David Dufresne : Il y a cette notion, centrale, de renouvellement du plaisir. Si je n’ai pas de plaisir, je n’y vais pas. Ce qui m’importe par-dessus tout quand je multiplie les formes, c’est que les choses qui sont dites ne sont pas les mêmes, mais offrent une nouvelle perspective. Allô Place Beauvau, c’est vraiment un travail factuel. Dernière sommation, ma traversée intime de ces événements — le retour sur les faits, pour essayer de comprendre. Et le film, ce sera une mémoire collective, un récit choral, duquel je m’éclipse pour laisser parler des manifestants, des victimes, des chercheurs, un écrivain, des historiennes, des policiers, des sociologues. En changeant les formes, je cherche à renouveler le plaisir et le point de vue, pour moi, mais surtout pour celui qui regarde ou qui lit.
« En changeant les formes, je cherche à renouveler le plaisir et le point de vue, pour moi, mais surtout pour celui qui regarde ou qui lit »
Y a-t-il des formes dans lesquelles vous vous sentez plus libre ?
David Dufresne : Les endroits où demeure le plus de liberté restent le cinéma et l’édition. Bien plus que la télévision, même celle du service public. Le monde de l’interactif a réduit ses exigences en matière d’innovation. On est entré dans une phase de formatage, avec l’idée que la websérie domine, qu’il faut nourrir YouTube et Facebook. Je n’ai pas envie de participer à ça, aux algorithmes, ça ne m’intéresse pas. Je trouve que cette création de sous-télé est une défaite, au sens où il y a moins de moyens pour faire la même chose. Je trouve dommage de produire des modules de cinq minutes pour tout et n’importe quoi, d’avoir complètement oublié ou écarté la notion d’interactivité, d’hypertexte, de chamboulement de la place de l’auteur, de chamboulement de la place du spectateur, pour, finalement, revenir à des choses qui sont soi-disant efficaces, mais… Ce n’est pas pour rien que je reviens à ces formes que sont le film documentaire, le livre, le roman : quitte à être linéaire, autant aller là où il y a le plus de liberté.
J’avoue ne pas avoir pris le virage de la réalité virtuelle. J’en ai beaucoup regardé, et il y a de belles choses, mais globalement cette idée de porter un casque qui me masque le monde pour le voir, ça m’intéresse peu. Dans le secteur de la réalité virtuelle, il est frappant de constater que pour une personne convaincue, dix vous disent qu’elles sont là parce qu’il faut être là. Parce que les marchands, les fabricants, qui sont richissimes, réclament du contenu. C’est la première fois dans l’histoire de l’art, comme disait le cinéaste Werner Herzog, que le marchand de couleurs arrive avant le peintre… J’aime pas bien, comme disait Jacques Brel.
« Internet n’est pas un canal de télévision au rabais »
Aujourd’hui, quand les gens de télé parlent de programmes délinéaires, ils parlent des mêmes programmes qu’à l’antenne, mais en replay ou sur YouTube. Ils prennent le terme « délinéaire » uniquement dans son acception de diffusion, or c’était justement l’idée contre laquelle on se battait, qui était de dire, ce qui est délinéaire, c’est la forme. Internet n’est pas un canal de télévision au rabais. Il y a encore des choses très bonnes, Le parfum d’Irak, c’est excellent, mais on sent que c’est devenu l’exception. Ce qu’on fabrique aujourd’hui, c’est principalement de la websérie, des petites choses pour les réseaux sociaux qui ont un intérêt restreint, où l’on assiste à un effacement de la notion d’auteur, de la notion de perspective, pour laisser la place à la technique et aux faiseurs. Où l’on gomme cette espèce d’alchimie qui était, à mes yeux, fantastique quand j’ai rencontré Upian et travaillé avec des codeurs, des designers, cette espèce de moment garage band, peut-être le plus fou dans lequel j’ai joué...
« J’aime cette idée romantique de chercher la vérité, de croire qu’elle existe, de repartir chaque fois avec cette idée qu’il faut la trouver, même si on sait qu’elle n’existe pas... »
Dans Dernière sommation, le fils de Dardel lui dit, alors qu’il s’interroge sur le fait de savoir s’il est encore journaliste : « J’ai trouvé, papa, tu es véritiste. » Votre démarche fait en effet appel à la recherche de la vérité, mais aussi au sens de la narration, les deux me semblant indissociables.
David Dufresne : Ce mot est magnifique, parce que c’est un mot d’enfant. Il voulait dire : ne pas juste relayer le contenu, les faits, mais les vérifier. Mais la vérité, je ne sais pas bien ce que c’est. Est-ce une quête ? Une démarche ? Tous mes travaux essaient de dire qu’il n’y a jamais une seule vérité. Il y a toujours plusieurs points de vue, plusieurs perspectives. La vérité, c’est la Pravda, donc l’enfer ! Par contre, j’aime cette idée romantique de chercher la vérité, de croire qu’elle existe, de repartir chaque fois avec cette idée qu’il faut la trouver, même si on sait qu’elle n’existe pas...
L’inaccessible étoile.
David Dufresne : Absolument. Brel. On y revient. Le grand exemple, pour moi, c’est l’affaire dite de Tarnac. Dès les premières pages du livre, je dis que je ne suis pas là pour chercher une vérité judiciaire, car ça ne m’appartient pas. C’est pour ça que je suis farouchement opposé au journalisme de PV et au journalisme de préfecture : je ne me suis jamais considéré comme un auxiliaire des flics, et les flics ne m’ont jamais vu comme tel. Je crois en la vérité humaine, y compris dans leurs rangs. Et ce qui est amusant, c’est que dix ans plus tard, dans sa grande sagesse, le tribunal de Paris dit dans ses attendus : « Le groupe de Tarnac est une fiction. » C’est quand même une superproduction : trois présidents de la République, dix ans d’instruction, des moyens considérables, une affaire qui a été présentée au journal de 20 h pendant des années comme une certitude d’antiterrorisme, à coup d’experts, d’hommes politiques… En fait, c’est une fiction. C’est le jour du jugement que je me dis : écoute, le prochain bouquin, c’est un roman.
(1)
Pirates et flics du Net, coécrit avec Florent Latrive (Seuil, 2000), Maintien de l’ordre (Hachette, 2007, rééd. 2013 ou encore Tarnac, magasin général (Calmann-Lévy, 2012, rééd. 2018).
(2)
Quand la France s’embrase, coréalisé avec Christophe Boquet à la suite des émeutes de 2005.
(3)
Yo ! Révolution rap. Ramsay, 1991.
(4)
Sur le quai. Arléa, 1996.
(5)
Toute sortie est définitive. Loft Story autopsie. Bayard, 2002.
(6)
Fort McMoney (2013), Hors-jeu (avec Patrick Oberli, 2016), Data-data (avec Anita Hugi, 2016)/. Elle se renouvelle avec la production d’œuvres destinées aux smartphones, mêlant fiction et travail journalistique L’Infiltré (2017), puis Hanna la rouge (avec Anita Hugi, 2018).