Manifestation contre le shah, à Téhéran, le 1er janvier 1979.

Manifestation contre le shah, à Téhéran, le 1er janvier 1979.

© Crédits photo : AFP

Des reporters au cœur du soulèvement iranien

Parce que l'ayatollah Khomeini avait trouvé exil en France, lorsqu'ils arrivent à Téhéran dans le courant de 1978, les reporters français sont plutôt mieux accueillis que d'autres. Mais comprendre ce qui se passe, vérifier les informations et les faire parvenir aux rédactions nationales, alors que le chaos est total et qu'internet n'existe pas, reste une gageure. Les femmes sont désormais tenues de travailler voilées.

Temps de lecture : 5 min

Les journalistes français bénéficient d'un véritable passe-droit, pour quelques mois encore. Ils sont des « hôtes sacrés », écrira plus tard Marc Kravetz (Irano Nox, Grasset, 1982), amené à prendre le relais des époux Brière-Blanchet pour Libération à partir de la mi-janvier 1979.

Des photos de Claire Brière circulent même entre les manifestants parce qu’elle est « la » journaliste qui a interviewé les ayatollahs Khomeini et Shariatmadari. « J’étais sanctifiée, nous a t-elle raconté. Il m’est arrivé à plusieurs reprises que certains accourent me toucher le bras puis repartent, sans dire un mot. » Les envoyés français naviguent au cœur d’une foule rarement hostile à leur présence. « Ils passaient à notre hôtel pour nous prévenir du départ d’une manifestation, raconte Dominique Bari, envoyée sur place par le journal L’Humanité, pour un premier reportage auprès des communistes mis à l’écart du jeu politique par le shah. Il y avait cette volonté de leur part de nous protéger. Durant les "trois glorieuses" [journées des 9, 10, 11 février, considérées comme décisives pour la victoire de Khomeini et célébrées depuis par la République islamique, NDLR] une fille s’est même mise sur moi pour me protéger physiquement. Ils étaient conscients que nous étions les témoins de leur révolution. Je n’ai jamais connu ça ailleurs. » Cette attitude bienveillante tranche cependant avec la méfiance qu’inspirent les étrangers, au même titre que certaines élites iraniennes formées loin du pays. « Êtes-vous un espion ? », leur demande-t-on, les soupçonnant d’être à la solde d’on ne sait quelle puissance étrangère qui entendrait de nouveau imposer sa volonté sur le destin du pays.

Tchador

Évoluer dans cet Iran n’est pas de tout repos pour Claire Brière et ses rares consœurs envoyées sur place. Elles doivent désormais se plier aux règles d’une société qui appelle à l’islam. « Impossible d’aller dans les manifestations sans tchador, livre Dominique Bari qui racontera s’être faite agresser pour avoir laissé ses cheveux au vent. Plus tard, après le "vendredi noir", on l’a enlevé pour ne plus mettre qu’un foulard et montrer que nous étions occidentales. Et puis, impossible de courir les rues avec les tchadors durant les grandes manifestations ! » Ces journalistes n’ont pas d’autre choix que de se couvrir pour rencontrer des leaders religieux. Avant d’interviewer ces derniers, et cela dès avril 1978, « il fallait prêter deux serments, livre Claire Brière-Blanchet : ne pas enlever son voile et ne pas avoir ses règles, c’était jugé impur. Ils n’allaient pas jusqu’à vérifier… »

Dans les semaines et les mois précédant le basculement progressif vers un régime islamique, les envoyés spéciaux doivent également composer avec la Savak. Se sachant « extrêmement surveillée », Dominique Bari ne prend même plus la peine de fermer sa chambre au Park Hotel, où sont concentrés les reporters français et européens, car elle est régulièrement visitée et fouillée. Mais « avec l’arrivée massive de la presse internationale, la surveillance s’est relâchée », se souvient-elle. Hormis des reportages plus périlleux à proximité des frontières iraniennes, la liberté de mouvements des journalistes est la plupart du temps garantie, quitte à « ruser ». « C’était une époque bénie, qualifie Alain Frachon. La censure ? Ils avaient d’autres chats à fouetter. La presse étrangère n’était pas leur priorité. La pagaille était telle que nous faisions ce que nous voulions. »

Élites francophones

Pour approcher un maximum de sources, la question linguistique a son importance. Le shah, ainsi que la plupart des dirigeants de l’époque, quelle que soit leur place sur l’échiquier politique iranien, sont francophones et passés par les bancs des universités occidentales, françaises pour certains. Pas toujours besoin de traducteur officiel donc, encore moins de « fixeur » dont la notion fait à peine son entrée dans le jargon journalistique. « On pouvait passer 24 heures dans Téhéran sans avoir recours au persan », se souvient l’envoyé spécial de France Inter, Yves Loiseau, selon qui les contacts avec ces hommes politiques, imprégnés de culture française, sont logiquement « facilités »

Régis Faucon, de TF1, garde par exemple le souvenir d’une virée en voiture, lors de son arrivée dans la capitale, en tête à tête avec le futur Premier ministre, Shapour Bakhtiar : « Il m’a fait découvrir Téhéran au volant de sa vieille 403. C’était tout à fait informel. » 

« Les gens que nous fréquentions, nous Occidentaux, étaient des athées bons vivants, les francophones, les universitaires, poursuit Thierry Desjardins. En tant que Français, on devient tout de suite copain avec ceux qui ont fait des études en France. On se disait même que, dès lors qu’untel était passé par l’École centrale et parlait français, il devait être un démocrate ! Après coup, on se dit que c’était une erreur d’appréciation. » La plus connue de ces connexions entre les deux parties est sans doute la longue proximité, l’amitié même, entre Bani Sadr et Eric Rouleau, dont le journaliste du Monde tire profit pour bénéficier d’un temps d’avance sur ses confrères.

Téléphones et téléscripteurs

Le temps, un facteur clé à une époque où la communication entre Téhéran et Paris, séparées par deux heures trente de décalage horaire, est loin d’être aisée. Les hommes de radio se bagarrent pour pouvoir rendre compte des événements en direct, par téléphone. « On ne pouvait appeler Paris que de Téhéran, se remémore Yves Loiseau. Lorsque je me rendais en province, j’appelais par exemple de Shiraz mon technicien, resté lui, dans la capitale. Et il transmettait les informations. Il fallait parfois attendre une heure trente pour avoir une communication téléphonique. On arrosait le téléphoniste de l’hôtel. » Un arrosage qui fait faire ce commentaire au journaliste Philippe Gassot, sur Antenne 2 : « Une seule méthode : les 100 rials glissés à l’opérateur. La corruption, premier fléau iranien, passe toujours pour un mal nécessaire. »

Même casse-tête pour les reporters de la presse écrite qui doivent dicter leurs papiers par téléphone. « Pour les envoyés spéciaux, l’attente du téléphone est une angoisse quotidienne, rapporte L'Express, le 17 février 1979. Pour les rédactions en chef aussi. » Moins commodes que le téléphone encore, les téléscripteurs, avec lesquels il faut une bonne heure pour recopier un article écrit à la main. Certains reportages sont même publiés incomplets en raison d’une interruption de communication. Ces réseaux de communication coûtent une fortune pour les rédactions. parfois contraintes de rappeler leurs envoyés pour limiter les frais. Difficile dans ces conditions de ne pas écorcher les noms de certains lieux ou leaders religieux iraniens. Les moteurs de recherche n’existent pas encore pour s’assurer de la bonne orthographe de « ayatollah » ou « Khomeini ». « Mollah », « tchador »… Autant de mots qui font leur entrée dans le Petit Larousse à l’époque.

Infos invérifiables

Se procurer des données fiables au cœur de la poudrière révolutionnaire tient parfois d’un véritable défi pour chacun d’entre eux. À chaque manifestation, son lot d’informations difficilement vérifiables. Combien de manifestants ? Combien de victimes ? Qui dit vrai, alors que les chiffres les plus farfelus circulent ? « Je n’ai jamais eu l’impression qu’il y a eu de grands massacres à Téhéran. On a vu des gens se faire fusiller, mais la répression n’était pas absolument féroce », livre Bernard Poulet à qui ce souvenir évoque le cas de Timisoara, en Roumanie, qui survient une décennie plus tard.

« Aujourd’hui encore, je m’interroge, complète sur la même idée, Yves Loiseau. Avec le recul, je me demande si parfois il n’y a pas eu de reconstitution. Des manifestants m’invitaient à constater des traces de sang. Il y avait du sang partout mais c’était presque rare de voir des cadavres. J’ai repris les chiffres de morts, sans les avoir vus, parce que l’AFP les donnait. Dans l’ambiance de l’époque, il n’y avait pas d’ambiguïté. Je ne veux pas accuser, mais je m’interroge. » Claire Brière se rend systématiquement dans les hôpitaux et à la morgue pour vérifier les chiffres. Dans un échange discret avec leur confrère Jean Gueyras, Pierre et elle en conviennent : « Nous étions loin, très loin du nombre de morts, surévalué et véhiculé par la presse et la rumeur. »

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