Grand Prix de Monaco, le 29 mai 2022.

Grand Prix de Monaco, le 29 mai 2022.  « Un show à l'américaine » ?

© Crédits photo : Sébastien Bozon / AFP

Comment la F1 est redevenue un programme cool

Avec le succès de la série « Drive to survive » sur Netflix et des diffusions de Grand Prix sur Canal+, la F1 a élargi, rajeuni et féminisé son public. Le retour en grâce de ce sport, considéré comme l’un des plus polluants, s’explique largement par la stratégie du groupe Liberty Media, qui a racheté le championnat du monde de F1 fin 2016.

Temps de lecture : 5 min

5 mars 2023, circuit de Sakhir, Bahreïn. Au cœur du golfe persique, le double champion du monde néerlandais Max Verstappen démarre le championnat du monde de Formule 1 comme il a terminé le précédent : avec une victoire. Mais le coup d'envoi médiatique de la saison était donné quelques jours plus tôt avec la sortie de la saison 5 de la série Netflix « Drive to survive », dévoilant les rivalités entre pilotes et écuries. La semaine de sa sortie, la série se classait dans le top 10 des séries les plus vues en France et dans 42 autres pays.

Dès la première saison, en 2019, le succès était au rendez-vous : la série était, à sa sortie, la cinquième la plus visionnée sur Netflix en France. Un paradoxe pour ce sport peu accessible et parmi les plus polluants. Les audiences de Canal+, diffuseur de la compétition depuis 2013, sont en constante augmentation. Entre 2015 et 2022, le nombre de spectateurs installés le dimanche devant les Grands Prix a progressé de 96 %. En moyenne, 1,2 million de personnes regardaient les courses en 2022, un record pour la chaîne. « Au-delà des chiffres, nous ressentons cet engouement sur les circuits, sur les réseaux sociaux et même lorsqu'on croise des fans dans la rue », confirme Julien Fébreau, commentateur vedette de la chaîne.

Le tournant Liberty Media

L'émergence de pilotes français ou francophones performants (Pierre Gasly, Esteban Ocon, Charles Leclerc) et la présence d'une écurie 100 % française, Alpine, expliquent en partie cette attractivité. Mais pour les professionnels du secteur, le facteur clé porte un nom : Liberty Media. Fin 2016, le groupe américain, spécialisé dans la télévision par câble, rachète le groupe Formula One, qui gère le championnat du monde de F1, pour 7,1 milliards d'euros, dettes comprises. Selon Vincent Chaudel, président de l'Observatoire du Sport Business, agence spécialisée en marketing sportif : « L'objectif de Liberty est de changer le regard porté sur la Formule 1, et notamment celui de la fameuse "Génération Z", qui devrait par nature rejeter la discipline au vu des préoccupations écologiques. »

Pour faire de la F1 une machine médiatique, une des premières actions du groupe est d'ouvrir la discipline aux réseaux sociaux et de signer un accord avec Netflix. Pilotes, écuries et journalistes peuvent désormais diffuser des images qui n'avaient auparavant jamais quitté le paddock. « Bernie Ecclestone, l'ancien patron de la F1, ne jurait que par la télévision, raconte Lionel Froissart, journaliste automobile depuis les années 1980. Les réseaux sociaux, ça lui passait au-dessus de la tête. Liberty a fait tout le contraire. »

Pour Vincent Claudel, l'attractivité de la F1 s'explique aussi par les changements sportifs opérés par Liberty Media depuis 2016 : un nombre de Grands Prix passé de 21 à 24, des budgets plafonnés pour les écuries, des pneus plus gros ou une nouvelle réglementation sur l'aérodynamisme mise en place en 2022. « Le but est de rapprocher les écuries les unes des autres, de remettre de l'incertitude, même si en ce moment Red Bull domine indéniablement ». Et la réalisation télé suit aussi cette évolution technologique avec des drones ou des caméras embarquées dans les voitures et les casques des pilotes. Tout est bon pour plonger le spectateur au cœur de l'action, tout en développant un vrai « show à l'américaine ». « Sur les GP, l'ambiance a radicalement changé, confirme Lionel Froissart. C'est devenu un événement énorme avec des concerts, des fêtes foraines et des animations en continu. Et le climax reste bien sûr la course du dimanche. »

Tête de gondole pour Canal+

En France, la F1 est diffusée depuis 2013 sur les antennes de Canal+, après vingt ans en clair, sur TF1, ce qui lui garantissait une importante visibilité (2,8 millions de téléspectateurs en moyenne en 2012). « Quand Canal+ achète les droits, c'est plus dans une stratégie défensive que dans un projet d'expansion, affirme Pierre Maes, ancien directeur des acquisitions sportives du groupe Canal+ en Europe du Nord et de l'Est, désormais consultant en droits TV. Il s'agit à l'époque de ne plus dépendre autant du football et de la Ligue 1, et la F1 s'est inscrite comme tête de gondole de la diversification de la chaîne ». Si le montant déboursé par la chaîne pour acquérir ces droits n'a pas été communiqué, certains l'estiment aujourd’hui de l’ordre de 80 millions d’euros par saison. Ce qui reste cependant très loin des sommes dépensées pour des compétitions de foot comme la Ligue 1 ou la Ligue des Champions. 

Pour rentabiliser cet investissement, la chaîne cryptée a développé son offre éditoriale avec de nombreuses émissions et la production de documentaires. « Depuis le début, nos maîtres-mots sont l'immersion et la proximité avec l'abonné, explique Thomas Sénécal, directeur des sports de Canal+. On veut qu'ils et elles soient aussi bien informés que s'ils allaient courir le Grand Prix : c'est le concept du vingt-et-unième pilote. » 

Entre Canal+ et Netflix, pas de concurrence. Au contraire. « Tout ce qui amène un public plus large vers la Formule 1 nous va très bien, se réjouit Thomas Sénécal. On travaille d'ailleurs avec Netflix, qui est disponible via Canal+. » Mais il ne manque pas l'occasion de souligner l'influence du travail de ses équipes : « On a aussi le sentiment de récolter ce que l'on a semé. Nous essayons d'embarquer le nouveau public dans notre passion de la F1 et de contribuer à l'acculturer à la discipline. Beaucoup de nos abonnés citent d'ailleurs la F1 et les sports mécaniques dans les motivations à l'abonnement. »

Un public rajeuni et féminisé

À l'antenne, l'animation s'articule autour de figures présentes depuis les débuts de la F1 sur Canal+, avec les journalistes Julien Fébreau et Margot Laffite, et les anciens pilotes Franck Montagny et Jacques Villeneuve. L'équipe a dû s'adapter au flot de nouveaux aficionados. « Le public s'est rajeuni et féminisé, c'est indéniable [selon une étude publiée par Nielsen Sports, la F1 a gagné 73 millions de nouveaux téléspectateurs dans le monde. Parmi eux, 77 % ont entre 16 et 35 ans, et 46 % sont des femmes, NDLR]. On le prend en compte en essayant d'être toujours dans une démarche de vulgarisation, confirme Margot Laffite. Cela nous permet d'accueillir les nouveaux fans sans oublier ceux de longue date ». L'idée de fond reste la même pour Julien Fébreau : « L'accessibilité et la clarté du propos sont les clés. Avec bien sûr la passion de la F1 qui nous anime. Cela n'a pas changé, même avec ce nouveau public. »

Pour attirer de nouveaux abonnés, quelques courses sont diffusées chaque année en clair sur C8. Canal+ a aussi accentué sa présence digitale en développant du contenu spécifique pour les réseaux sociaux et s'est lancé sur la plateforme de streaming Twitch, où Julien Fébreau anime des émissions. « Avec Twitch, l'interactivité est énorme, sourit le journaliste. Mais mon travail reste le même, je m'autorise juste le tutoiement ». La chaîne mise aussi sur le développement du « mode expert », une fonctionnalité de l'application MyCanal qui permet aux abonnés d'accéder à des flux additionnels comme des caméras embarquées. « L'objectif est qu'en 2028 ou 2029, ils puissent naviguer entre les angles de vue comme s'ils réalisaient eux-mêmes une partie du Grand Prix », espère de son côté Thomas Sénécal.

La chaîne cryptée peut se projeter : elle a déjà acquis les droits de la F1 jusqu'en 2029. La journaliste maison Pauline Sanzey a rejoint l'équipe Formule 1, signe d'une volonté de la chaîne de suivre les évolutions du public. Quant aux préoccupations environnementales, Thomas Sénécal l'assure : « Nous sommes très sensibilisés au sujet, comme la F1 d'ailleurs. Nous essayons par exemple de réduire notre empreinte carbone en comptant les voyages de nos journalistes. Il faut aussi savoir que la F1 a toujours été un laboratoire pour les technologies que l'on retrouve ensuite dans l'industrie automobile, comme la technologie hybride ». La discipline verra aussi la mise en place d'un projet de carburant 100 % durable d'ici 2026. Même si certains, comme Lionel Froissart, ne se font pas d'illusions : « La F1 y travaille, essaie de limiter les dégâts, mais la discipline ne sera jamais totalement neutre en termes d'empreinte carbone. »

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