31 juillet 2022, stade de Wembley, à Londres. Près d'un mois après l'ouverture de l'Euro féminin, plus de 80 000 fans assistent à la finale entre l'Angleterre et l'Allemagne. Diffusé par la BBC, le match est regardé par 17,4 millions de personnes à la télévision et 5,9 millions en streaming. Un record absolu pour une compétition féminine outre-manche.
Cet Euro, marqué par la victoire des Anglaises (aussi appelées « Lionesses ») à domicile, a clairement servi d'« effet catapulte », selon Sylvain Jamet, correspondant pour le site footofeminin.fr. Ce que confirment deux sondages YouGov commandés par la première chaîne publique britannique : entre octobre 2021 et août 2022, le football féminin a conquis près de 9 millions de fans supplémentaires.
« L'Angleterre est le berceau du football féminin », rappelle Audrey Gozillon, maîtresse de conférences en STAPS à l'université de Rouen Normandie. Et c’est aussi là où, pendant cinquante ans (1921 à 1971), la Fédération nationale (Football Association, ou FA) a interdit aux femmes de pratiquer le football. C’est dire si la diffusion quasi-intégrale de l'Euro 2022 sur les deux premières chaînes de la BBC marque un tournant dans l’histoire sportive et médiatique du pays, autant qu’une reconnaissance de la part de la Fédération anglaise de football (Football Association, ou FA).
De la professionnalisation à la médiatisation
Après la saison 2017-2018, la Women's Super League (WSL), première ligue féminine, devient entièrement professionnelle, sur le modèle de ce qui a lieu chez les hommes. Un projet porté notamment par Kelly Simmons, directrice du football féminin au sein de la fédération. Douze clubs, qui ont les moyens d'investir, sont retenus sur dossier pour faire partie de ce championnat.
Cette professionnalisation, relativement inédite dans le football féminin — en France, la D1 Arkema, première ligue, n'est pas entièrement professionnelle, même si des discussions sont en cours — s'est rapidement accompagnée d'un intérêt de la part des annonceurs et des diffuseurs. En 2019, Barclays annonce ainsi parrainer la WSL à hauteur de 15 millions de livres pour trois ans, un record, avant de doubler la mise deux ans plus tard. En 2021, l'achat par la BBC et Sky Sports des droits de diffusion de la Première ligue pour 24 millions de livres sur une durée de trois ans, une somme jamais atteinte chez les footballeuses, amorce une nouvelle étape.
Ces millions restent toutefois bien inférieurs aux montants déboursés chez les hommes. « Il ne faut pas s'emballer », tempère ainsi Luc Arrondel, économiste et co-auteur de L’Argent du football, vol. 3 – Le foot féminin (éditions Rue d'Ulm, à paraître). En Angleterre, pour le football masculin, on avoisine les 4 milliards d'euros ».
Gratuité et accessibilité
Mais cela permet au football féminin de s'implanter peu à peu dans le paysage médiatique. Deux à trois matchs de la Women's Super League sont diffusés en direct chaque semaine sur Sky Sports et la BBC, soit presque la moitié des rencontres disputées, les autres étant disponibles depuis 2019, en direct ou en replay, sur une application gratuite dédiée au football féminin, le « FA Player ».
Si cet accord est historique, c'est surtout parce qu'il ne concerne pas n'importe quelles chaînes britanniques. « Il ne s'agit pas de retransmettre en ligne le football féminin ou de le diffuser sur des chaînes marginales, mais bien de s'engager à diffuser des matchs sur les plus grandes chaînes de football, par abonnement et en clair, chaque semaine », réagissait ainsi la journaliste Suzanne Wrack juste après l'annonce de l'accord. Diffuser les matchs en clair est « une solution pour rendre plus visible le football féminin », pour l'économiste Luc Arrondel. Chaîne publique et gratuite, la BBC peut se permettre de payer des droits pour l'instant peu élevés. Depuis 2022, la Coupe du monde et l'Euro de football féminins figurent même dans la liste des « crown jewels », ces compétitions protégées qui doivent être diffusées sur des chaînes gratuites.
Le football masculin, programme cathodique par excellence, reste toutefois omniprésent. Une étude du Women's Sport Trust parue début février le confirme : seuls 13 % du sport diffusé à la télévision britannique est pratiqué par les femmes. Pour le correspondant Sylvain Jamet, la concurrence avec le football masculin se joue aussi sur les heures de diffusion des rencontres : l'horaire du coup d'envoi des grands matchs de la WSL, le dimanche soir à 18h45 sur Sky Sports, est moins avantageux que les créneaux des rencontres masculines, les samedis et dimanches en début d’après-midi. Le « Women's Super League Weekend » permet une fois par an d'inverser légèrement la tendance. Institué en 2019, ce week-end coïncide avec la trêve internationale masculine, offrant plus de place au championnat féminin, dans les stades comme à la télévision.
Place aux présentatrices
Les matchs font aussi l’objet d’émissions avant et après la rencontre. « Nous avons le Women's Football Show sur la BBC, similaire à Match of the Day [émission mythique présentée par Gary Lineker, NDLR] », se réjouit Carrie Dunn, autrice et historienne spécialiste du football féminin. Cependant, ajoute-t-elle, « l'émission est diffusée trop tard le dimanche soir [23h30, NDLR] pour attirer un large public, même si elle est aussi disponible sur le iPlayer de la BBC, ce qui aide [à la rendre visible]. »
Aux manettes de cette émission, comme dans celle proposée par Sky Sports chaque jeudi soir à 18h30, « Inside the WSL », uniquement des femmes journalistes ou d'anciennes joueuses reconverties. Autour d'elles, des experts, hommes et femmes, décortiquent les matchs et reviennent sur les temps forts dans des émissions hebdomadaires d'une trentaine de minutes.
Une petite révolution pour Sophie Downey, journaliste indépendante spécialisée sur le football, qui constate que les figures féminines conquièrent peu à peu la télévision, tant du côté du football féminin que masculin : « Alex Scott, Sue Smith et Rachel Brown-Finnis ne sont que quelques-unes des personnes que nous avons l'habitude de voir et d'entendre chaque jour », écrit-elle dans un article du Guardian. « Ce phénomène s'est développé parallèlement à la visibilité accrue du football féminin, qui occupe désormais des créneaux de diffusion réguliers tout au long de la semaine », poursuit-elle. Mais elles ne sont pas épargnées par des commentaires sexistes sur les réseaux sociaux, ce qu'a déploré l'ancienne joueuse Alex Scott, première femme à présenter l'émission « Football Focus » sur la BBC.
Un public fortement renouvelé
En septembre 2022, un mois à peine après l'Euro victorieux des Anglaises, les supporters affluent dans les stades qui accueillent la WSL, désireux de voir ou revoir celles de l'équipe nationale qui jouent en première division. Les observateurs le notent, les stades sont remplis, la vente de tickets, bien moins chers que ceux de la Premier League, explose, en tout cas pour les équipes les plus connues comme Manchester ou Chelsea.
Le public est plus familial et plus féminin que celui du football masculin. Lors d'une rencontre entre Tottenham et Arsenal, note The Times, plus de cent supporters venus avec des poussettes ont dû être refoulés, les stades n'étant pas équipés pour les accueillir. Illustration, pour le journal, de l'adaptation délicate des clubs face à une ligue de plus en plus suivie, devenue « mainstream ».
Devant les écrans, le public est aussi au rendez-vous : depuis le début de la saison 2022-2023, 500 000 personnes en moyenne se réunissent devant les matchs de la WSL sur la BBC, un peu moins de 250 000 sur Sky Sports. Par rapport à la saison précédente, la première chaîne publique a donc attiré 21 % de téléspectateurs en plus et Sky Sports 71 %, d'après des chiffres communiqués par la Fédération anglaise de football. Une forte augmentation qui n’atteint pas les audiences de La Premier League, qui se comptent plutôt en millions (sur Sky Sports en 2021, 42 rencontres ont réuni plus de 2 millions de téléspectateurs). L’étude du Women’s Sport Trust relève par ailleurs que ces diffusions renouvèlent le public : ainsi, en 2022, plus de la moitié de l’audience des matchs de la première ligue féminine ne regarde pas les rencontres de première ligue masculine (8,4 millions contre 6,8 millions qui regardent les deux).
L'historienne Carrie Dunn y voit un progrès, mais « il ne faut pas s'attendre à ce que tout change immédiatement ». Après l'annulation de plusieurs matchs en raison de mauvaises conditions climatiques début janvier, le monde du football féminin s'était ainsi indigné de ne pas bénéficier d'infrastructures de qualité. À présent, tous les regards sont tournés vers le prochain mondial féminin qui se tiendra l'été prochain en Nouvelle-Zélande et en Australie. Les « Lionesses », après un premier trophée décroché pendant l'Euro, sont attendues au tournant.